EN ARRIVANT À GERBÉPAL, À QUELQUES KILOMÈTRES DE SAINT-DIÉ-DES-VOSGES, le centre de soin, d’accompagnement et de prévention en addictologie (Csapa) Le Haut-des-Frêts est indiqué d’une simple pancarte « Centre de soins ». Depuis le bourg, une route de moyenne montagne mène au foyer, à 900 mètres d’altitude et à 4 km à pied de tout commerce. De là, l’ancien corps de ferme surplombe une vallée encore verdoyante. La dizaine de patients accueillis ici pour consolider leur rupture avec leur addiction est loin de toute tentation. C’est justement ce qui a décidé Julien et Marc à frapper à la porte de l’association des Amis de Martimpré (ADM). Sur la terrasse, tous deux prennent une pause durant leur séance de sport animée par Clément Géhin, infirmier. Les autres patients participent à un atelier d’écriture avec l’auxiliaire d’éducation Valérie Meyer.
Julien se montre bavard. A 27 ans, le Franc-Comtois est au Haut-des-Frêts depuis deux mois déjà. « Je ne voulais pas d’un centre postcure en ville, où il n’y aurait rien à faire à part les magasins. Ici je suis au grand air, je peux faire des randonnées. » Après son séjour ici, il ne veut pas retourner dans sa ville, où il est sûr de retrouver les personnes avec qui il consommait. « Ça marche comme ça, tu rencontres les gens et tu refais des bêtises. » Le jeune homme a entamé des démarches au centre d’information et d’orientation de Saint-Dié pour un bilan de compétences. « Je m’étais enfermé dans mon addiction, et c’est pour ça que je m’étais tourné vers une activité en intérieur. » Pour l’avenir, il souhaite un métier en extérieur et tenter d’abord le pari d’un logement qui lui permette de rebondir. Cela tombe bien : en plus de son petit hébergement collectif du des-Frêts, l’association des Amis de Martimpré dispose de trois appartements individuels, dits « passerelles », dans un immeuble du centre de Saint-Dié.
Marc, la vingtaine, est plus discret, plus inquiet aussi. Arrivé récemment, il cherche encore ses marques. La vie en collectivité semble lui peser un peu plus. Auparavant, le jeune homme était en postcure à Strasbourg. Il a bénéficié du réseau des structures associatives d’hébergement en addictologie de la nouvelle région Grand Est pour se mettre au vert. En septembre dernier, les dix structures de ce réseau ont formalisé leur partenariat, sous forme d’une convention visée par leur agence régionale de santé. L’initiative, baptisée HétaGE (Hébergement thérapeutique en addictologie du Grand Est), émane de quatre centres de postcure lorrains – dont Le Haut-des-Frêts – qui se sont regroupés il y a une dizaine d’années au sein du réseau de coopération HétaL (Hébergement thérapeutique en addictologie de Lorraine) et travaillent en complémentarité pour sécuriser le parcours de soin des patients et sensibiliser leurs équipes aux différents enjeux de l’addictologie. Le réseau associatif lorrain a convaincu. Celui du Grand Est est désormais fort d’une offre de 290 places d’hébergement postcure.
« La mise en réseau est vraiment partie de l’observation de la mobilité excessive des usagers. Nous étions dans le constat de leur errance », se souvient Martine Demangeon, directrice de La Croisée, association cofondatrice du réseau originel HétaL, qui rassemble sept appartements thérapeutiques relais à Epinal. « Avant, les usagers pouvaient taper à une porte pour dire que ça n’allait pas, puis à une autre, et consommer de l’institution pour gagner du temps sur une démarche d’insertion. Aujourd’hui, ils butinent moins car ils savent que le réseau va le savoir. Donc ça les incite vivement à entrer dans une démarche de soin. Nous sommes dans la transparence et on ne les laisse jamais sans réponse. »
Les équipes de chaque structure membre ont un interlocuteur privilégié pour le réseau. Ces relais entretiennent des relations régulières entre eux, sous formes de rencontres, de visites chez les uns et les autres ou de visioconférences. « Nos échanges nous permettent de comparer les pratiques. On prend des autres ce qui nous paraît le mieux adapté à la nôtre. Ça nous permet aussi de bien connaître les dispositifs où l’on peut envoyer nos résidents », explique Rémi Knobloch, référent HétaGE pour Le Haut-des-Frêts depuis septembre. Le moniteur-éducateur donne l’exemple du smartphone : « De passage à Strasbourg il y a quelques semaines, nous avons échangé sur les règles que nous fixons pour le portable. Ici, les résidents nous donnent les portables à l’arrivée et le récupèrent au bout de cinq semaines quand ils passent au contrat de séjour, à la condition que ça n’interfère pas avec le soin. Là-bas, ils n’y ont droit que pendant les sorties et les week-ends. Strasbourg est intéressé par notre manière de faire. »
Avec la réforme de 2009, l’Etat a demandé aux établissements qui prennent en charge les personnes ayant des conduites addictives de devenir généralistes, alors qu’elles étaient jusqu’alors spécialisées en alcoologie ou en toxicomanie. Les équipes ont donc dû se former pour pouvoir accompagner tous types de publics. En complément, le partage d’expérience à travers le réseau HétaL les a beaucoup aidées à se décloisonner. John Duman, éducateur spécialisé du Haut-des-Frêts, a longtemps été référent de sa structure avant de laisser place à Rémi Knobloch quand le réseau s’est agrandi pour devenir HétaGE. « Le point clé d’HétaL a été de pouvoir réfléchir à quatre, lors de nos réunions, sur les situations problématiques rencontrées, en sachant que l’on pouvait proposer des séjours de rupture et d’attente chez nos partenaires. » L’éducateur spécialisé a notamment fait une immersion dans le soin de suite et de réadaptation en addictologie (SSRA) La Fontenelle, à Maizeroy (Moselle), une structure d’hébergement collectif de 60 lits. « C’était un fonctionnement différent, rattaché à un service hospitalier avec un médecin sur place. J’ai pu voir comment fonctionne une structure avec un gros groupe. Cette bonne connaissance du lieu nous permet après d’être au plus juste quand on propose une orientation aux personnes qu’on accompagne. On se connaît et on se fait davantage confiance. On sait le travail réalisé par le partenaire, notre travail en amont n’en est que plus adapté à la prise en charge chez nous. »
Spécialisé à l’origine en alcoologie, John Duman se souvient avoir mieux pris conscience, au contact de ses collègues de La Fontenelle, de la problématique quotidienne des courses pour les patients alcooliques : « Dans un magasin, il y a de l’alcool partout. Je n’avais pas cette représentation. C’est grâce à mes collègues que je l’ai vraiment réalisé. » L’éducateur spécialisé a également découvert le test Moca, visant à vérifier si toutes les connections neuronales du patient s’effectuent bien. « Maintenant, nous l’utilisons au Haut-des-Frêts. Mais le réseau ne nous apporte pas seulement sur le plan technique, souligne-t-il, c’est aussi et surtout beaucoup de gestion du quotidien. En visioconférence, nous parlons de situations sur lesquelles on se sent bloqués comme de l’analyse de pratiques lors d’une réunion de synthèse entre collègues en interne. » Car pour les patients qui arrivent après une cure de sevrage, le défi est de taille. « Il faut qu’ils trouvent comment répondre aux difficultés de la vie et prendre du plaisir autrement que par le produit dont ils sont dépendants », résume Rémi Knobloch. « C’est aussi d’accepter la chronicité de leur addiction, le fait que ce soit incurable sans abstinence totale. Un alcoolique ne peut pas se soigner et reboire un peu », complète Clément Géhin.
L’équipe du Haut-des-Frêts se compose de sept éducateurs et de deux infirmiers, chacun d’eux étant référent d’un patient. A l’issue d’un séjour dans le centre, les résidents retournent en général chez eux avec un suivi en ambulatoire. Mais certains ont encore besoin d’être protégés pour consolider leur progression. A l’instar de Sylvain, le « référé » de Valérie Meyer. Au sortir de son atelier d’écriture, l’auxiliaire éducative explique la situation : Sylvain est accueilli ici depuis trois mois et demi, il est donc temps d’envisager son départ. Le patient avait exprimé le souhait de s’installer en ville dans un appartement passerelle. Il s’est mis à l’épreuve trois jours en louant une chambre d’hôtel, et ne s’est pas senti bien. « Le départ est une période vécue difficilement. Même si la personne râle sur la vie en collectivité, la peur de l’inconnu, de se retrouver sans soutien à l’extérieur, est là », affirme Valérie Meyer. Pour Sylvain, il a donc fallu envisager une autre voie de sortie. Valérie Meyer lui a proposé de faire appel à un autre partenaire lorrain : le Csapa Les Wads, à Metz, qui dispose de familles d’accueil dans le sud de la France. « On les connaît et ils nous connaissent. Les procédures vont vite. On peut faire un bilan rapide de la situation du résident. J’ai téléphoné et il va bientôt passer en commission », assure l’auxiliaire éducative. En attendant qu’une place se libère pour Sylvain, deux solutions sont possibles : soit une prolongation de son séjour au Haut-des-Frêts, soit sa mise à l’abri dans une structure partenaire si le délai est trop long. « HétaGE, c’est vraiment le filet de sécurité », constate la professionnelle.
La prise en charge en postcure de Lénaïc, 34 ans, a duré deux ans avant qu’il saute le pas, en août dernier, vers un appartement autonome. « Un an ne me suffisait pas, vu mon parcours de toxicomane », reconnaît-il. Après plus de six mois en collectif au Haut-des-Frêts, Lénaïc a testé pendant quelques mois un appartement passerelle à Saint-Dié. Puis sa référente l’a orienté vers une famille d’accueil via le centre Les Wads. « A ce moment-là, mon enjeu était de rester abstinent, de retrouver confiance en moi et des rapports normaux avec les autres, après avoir été en marge. Pendant huit mois, ma famille d’accueil m’a offert un contexte bienveillant qui m’a permis d’ancrer tous les rituels de la vie quotidienne que je devais apprendre à tenir », assure-t-il. Pari réussi : à son retour en appartement passerelle à Saint-Dié, Lénaïc s’est enfin senti armé pour prendre son indépendance. Il a passé son permis de conduire, s’est inscrit à Pôle emploi et a trouvé un contrat aidé dans une association : 28 heures par semaine dans l’entretien des bâtiments et espaces verts. Sa motivation était de pouvoir recevoir son fils chez lui. Aujourd’hui, Lénaïc garde des relations avec ses anciens éducateurs du Haut-des-Frêts, qu’il a régulièrement au téléphone. Il continue un suivi en ambulatoire avec une éducatrice et une assistante sociale du Csapa de La Croisée, situé à Saint-Dié. « Il y a un vrai réseau entre tous les partenaires qui a fonctionné pour moi, qui m’a offert les bons outils, reconnaît le bénéficiaire. Pour sortir de l’addiction, il faut un bon entourage et de la détermination. Si on a la volonté, les travailleurs sociaux peuvent être vraiment efficaces et ça peut valoir la peine de nous laisser une chance. » Mais Lénaïc confie aussi que, pour lui, rien n’est acquis : « Prolonger l’abstinence n’a pas toujours été évident. Aujourd’hui, je me sens confiant. Je n’ai pas encore d’objectif professionnel, mais j’ai envie de développer mon côté artistique par la peinture et l’écriture. »
En fin de journée, Gilles, 37 ans, rentre à son appartement passerelle de Saint-Dié, après sa première journée de formation. Le trentenaire va quitter dans quelques jours le cocon de l’association des Amis de Martimpré. Gilles a entamé sa désintoxication en 2013 avec une cure de six mois à Reims, sa ville d’origine. Il y a ensuite intégré un appartement thérapeutique pendant huit mois. « Cette période m’a permis de décrocher des drogues dures », raconte-t-il. Mais Gilles a gardé le cannabis comme béquille et a fini par tomber dans une consommation excessive. « Je fumais près de 25 joints par jour. Je travaillais comme élagueur et j’ai chuté d’un arbre. » Après l’accident, le chômage le fait sombrer dans la dépression. En juin 2017, il entame une nouvelle démarche de sevrage à Reims. Mais, à l’occasion de ses sorties, il est confronté à trop de sollicitations. Le directeur de l’établissement lui propose alors de partir dans les Vosges. Gilles passe quatre mois en hébergement collectif au Haut-des-Frêts. « Comme ça m’a plu, j’ai décidé de m’installer dans la région. » En février 2018, il intègre un appartement passerelle à Saint-Dié et s’engage dans une préqualification pour devenir cuisinier. Aujourd’hui, son objectif est d’obtenir son CAP d’ici juin prochain. Loin des tentations de la ville, Gilles se félicite d’avoir repris sa vie en main : « J’ai bénéficié d’une bonne équipe, humaine et à l’écoute. Ils ont réussi à m’ouvrir aux autres, à me faire comprendre que je n’étais pas tout seul. J’ai réappris des bases solides – faire des activités qui vident l’esprit, me lever le matin, faire le ménage. Après ma chute, je ne sortais plus de chez moi et je n’avais plus aucun rythme de vie. » L’équipe lui a également permis de renouer des relations avec sa mère et sa sœur.
Grâce à l’appartement passerelle, Gilles a pris son autonomie à son rythme. « Le défi était vraiment de me retrouver seul, sans personne pour me réveiller. J’avais peur de reprendre de mauvaises habitudes. Le premier mois, je montais au Haut-des-Frêts tous les jours. Mais j’ai gardé mon rythme – manger à l’heure, regarder le premier film à la télévision, puis prendre mon traitement pour dormir… J’ai appréhendé l’arrêt du traitement, mais c’était une dose psychologique. » Aujourd’hui, il reçoit toujours la visite d’un éducateur une fois par semaine. « Ça m’oblige à entretenir mon appartement, lâche-til. En août, j’ai passé trois semaines sans visite et j’ai tenu le coup. » Dès lors, il a pu faire des démarches pour prendre son propre appartement.
Sébastien Jacques gère le centre thérapeutique résidentiel de Reims où Gilles a commencé ses soins postcure. Son établissement a officiellement rejoint le réseau HétaGE en septembre. Depuis plusieurs années, il faisait le constat de séjours qui s’allongeaient alors que, normalement, l’établissement ne peut accueillir un patient que six mois, renouvelables une fois. « On observe une profonde précarisation des publics, qui sont de plus en plus marginalisés et ont de multiples problèmes à régler. Six mois, c’est trop court, déplore-t-il. Au bout d’un moment, il y a un phénomène de chronicisation : les patients se complaisent dans le soin et ne font plus la démarche de s’insérer. Avant, on se tournait déjà vers les structures de Lorraine, de région parisienne et du Nord, mais c’était difficile et non formalisé. Quand les Lorrains nous ont tendu cette perche, on n’a pas hésité. Le fait d’avoir conventionné notre coopération aide grandement à simplifier le parcours de soin du patient. Avant, je dirais presque qu’on se tournait vers les autres quand on ne savait plus quoi faire. Là, on réfléchit ensemble en amont à la prise en charge du patient et on peut anticiper pour éviter les ruptures de soin. L’addictologie, ce sont des parcours au long cours. »
Le reportage des ASH n° 3093 consacré à Intermèdes Robinson comportait des erreurs. Primo, le budget de l’association est – plus modestement – de près de 350 000 €. Secundo, sa création date de 2005, et non de 2015. Tertio, Laurent Ott n’en est pas président, mais directeur…