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Les yeux bleus

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Elle avait de grands yeux bleus et plein de bonheur sur le visage. Elle est arrivée un lundi matin, jean-baskets-sourire, elle a juste dit : « Fais une valise, Floyd, et n’oublie pas ton doudou », et c’était tout.

Et puis elle a pris ma main et ma valise, et nous sommes partis. C’était aussi simple que ça.

Je n’avais d’yeux que pour ses grands yeux bleus, je ne me souviens de rien d’autre. J’aurais pu la suivre jusqu’au bout du monde, mais elle m’a juste déposé au bout d’une impasse. Ce n’était pas le bout du monde, mais c’était le bout de mon monde.

Le dimanche, je vivais dans ma maison, avec mes parents et mon chat, le lundi je vivais dans une maison inconnue, avec plein d’enfants et quelques adultes. Et entre les deux, il n’y avait eu que des yeux bleus.

Le bout de l’impasse, c’était mon nouveau monde. Une grande maison, plein d’enfants et pas beaucoup d’adultes. Plein de cris et pas beaucoup de rires.

J’ai grandi là, avec ces enfants qui partaient et revenaient. Mes parents sont devenus des étrangers, ces enfants sont devenus ma famille. C’était ma maison. Mon foyer.

Comme tous les gosses de mon âge, je rêvais d’être pompier, ou gendarme, ou astronaute.

Et puis j’ai grandi. Mes rêves, eux, ont cessé d’être grands.

A 6 ans, je rêvais de voyages dans les étoiles et de super-héros. A 10 ans, je rêvais de la douceur d’une mère aimante et de la complicité d’un père attentif. A 14 ans, je rêvais de silence et de liberté. Et toujours, dans tous mes rêves, des yeux bleus.

A 18 ans, je ne rêvais plus. J’avais passé les deux tiers de ma vie en foyer. Douze ans.

A 18 ans, j’étais dehors. Ni pompier ni gendarme ni cosmonaute. Libre, oui. Mais libre de quoi ?

Et maintenant ? Maintenant, rien. Je ne rêve plus. Ou plutôt, je ne rêve que de chaleur. Manger chaud, dormir au chaud. Mes rêves se résument à ça. Même les yeux bleus en ont disparu.

Mon avenir ? Je sais pas. Mon passé ? Je sais plus. Demain est trop loin. Hier est trop tard. Je ne vis qu’au présent. Et encore, vivre, c’est un bien grand mot.

Je vivote. Je squatte à droite à gauche. Chez de vagues amis. Dehors. En centre d’hébergement. En prison de temps en temps. Un peu partout, souvent nulle part.

Je lis beaucoup. J’ai le temps, alors j’en profite.

Je me fais ma revue de presse personnalisée, au gré des endroits de passage. Le quotidien du café, les magazines des salles d’attente. Je m’intéresse à ce qui me tombe sous la main : la déco de la maison que je n’aurai jamais, les recettes de cuisine inimaginables, les voyages trop lointains, l’actualité politique des gens qui ont une vie faite de maisons et de recettes, l’actualité sociale de ceux qui ont un boulot et une famille. Y a que les magazines people que je ne lis jamais, c’est trop loin de ma réalité.

Récemment, je feuilletais une revue dans une salle d’attente quelconque, et j’ai appris qu’un député venait d’être nommé secrétaire d’Etat à la protection de l’enfance auprès d’Agnès Buzyn. Dans la même revue, il y avait une interview de cette dernière concernant la bientraitance envers les personnes âgées en Ehpad.

Protection des enfants et des personnes âgées. Rien qui me concerne. Je ne suis plus un enfant, je ne serai sans doute jamais un vieux, puisque mon espérance de vie, en étant à la rue, se limite à 49 ans. Je suis entre deux. Entre deux âges, entre deux souffrances. Entre deux rêves.

Et puis j’ai regardé de plus près le portrait de la ministre de la Santé. Elle a les yeux bleus.

La minute de Flo

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