DEPUIS 2012, L’ORGANISATION MONDIALE DE LA SANTÉ (OMS) et Alzheimer Disease International ont défini la démence comme une priorité de santé publique au niveau mondial. Les pays sont encouragés à renforcer leurs systèmes de santé et les politiques de prise en charge de la démence. Grâce aux différents « plans Alzheimer » gouvernementaux qui se sont succédé depuis 2001, au plan national « maladies neurodégénératives » (2014-2019), plusieurs structures de diagnostic et de prise en charge sanitaires et médico-sociales ont été créées, jusqu’au développement de véritables « filières Alzheimer » sur l’ensemble du territoire français.
A l’heure où les réflexions se multiplient sur la nécessaire transformation en profondeur de l’organisation sanitaire et médico-sociale pour faire face au choc démographique de 2030, la question se pose également à propos de la prise en charge de la maladie d’Alzheimer, présentée par certains comme une épidémie, une pandémie, voire un « tsunami sanitaire », une transition épidémiologique. Actuellement, la maladie d’Alzheimer et les maladies apparentées (MAMA) toucheraient, en France, 1,1 million de personnes : 4 % des septuagénaires, 20 % des octogénaires et 40 % des nonagénaires. Compte tenu de l’allongement de l’espérance de vie et de l’arrivée à l’âge de la retraite des générations issues du baby-boom, l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) estime cette augmentation à + 75 % d’ici à 2030, avec une projection avoisinant 1,75 million de personnes, « sur la base de 1 million de cas en 2010 et sous l’hypothèse d’une incidence stable en fonction de l’âge ». Dans son livre-plaidoyer Alzheimer ensemble : trois chantiers pour 2030, publié le 21 septembre dernier, la Fondation Médéric Alzheimer interroge : « Qui pour prendre soin, demain, des personnes âgées en perte d’autonomie cognitive ? Combien celles-ci seront-elles exactement ? Combien de professionnels va-t-il falloir recruter et former ? Y aura-t-il assez d’aidants familiaux ? L’offre de services médico-sociale sera-t-elle capable d’absorber ce choc démographique ? Comment va évoluer le lien entre limitation cognitive et perte d’autonomie ? Comment va évoluer la durée de vie des personnes ayant des troubles cognitifs ? Comment faire en sorte que d’ici à 2030, nous ayons organisé la prévention des syndromes démentiels, amélioré l’accompagnement de la maladie d’Alzheimer, et bâti une société véritablement inclusive à l’égard des personnes en situation de handicap cognitif et de leurs proches ? » La fondation identifie les trois axes à développer durant la prochaine décennie : « organiser la prévention », « améliorer l’accompagnement » et « bâtir une société inclusive ». Et pour chacun d’eux, elle formule deux propositions d’action.
Autre livre, autre position, loin d’attester un scénario catastrophe souvent entendu sur l’explosion du nombre de personnes concernées par cette maladie. Dans Alzheimer, le grand leurre(1), paru en mai dernier, Olivier Saint-Jean, chef du service de gériatrie de l’hôpital européen Georges-Pompidou, membre de la commission de la transparence à la Haute Autorité de santé (HAS), contredit l’idée d’une vaste épidémie à venir. « La maladie d’Alzheimer et les autres démences sont sur le déclin. Ces deux dernières années, plusieurs études ont été publiées dans les plus grandes revues scientifiques, et toutes pointent la même tendance dans différents pays du monde : au cours des dernières décennies, il y a une diminution du nombre de nouveaux cas, ce qu’on nomme l’incidence. Ces données sont issues, en particulier, de la fameuse cohorte américaine de Framingham, dévoilée dans le New England Journal of Medicine en 2016. » Et le professeur de gériatrie de poursuivre : « A chaque décennie, depuis les années 1980, les auteurs constatent une baisse moyenne de 20 % de l’incidence des démences. Ces constats ont été confirmés par les premiers résultats d’une autre étude menée aux Etats-Unis sur 20 000 personnes âgées de plus de 50 ans : entre 2000 et 2010, la prévalence de la démence chez les plus de 65 ans est passée de 11,7 à 9,2 %. »
Dans son rapport intitulé « Le soutien à l’autonomie des personnes âgées à l’horizon 2030 », adopté en novembre dernier et mis en ligne le 7 janvier, le Conseil de l’âge du Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) rappelle que, selon certains experts, la baisse des cas de malades d’Alzheimer serait « d’une ampleur insuffisante pour compenser ou annuler la progression de la prévalence due au vieillissement de la population française, notamment avec l’arrivée de la génération du baby-boom ».
Difficile encore de trancher. « Comme la tuberculose, le cancer ou le sida par le passé, Alzheimer est la maladie mythique de notre époque, qui cristallise les angoisses individuelles et collectives », rappelle la Fondation Médéric Alzheimer. Elle cristallise également les oppositions entre ceux qui considèrent cette affection comme la résultante d’une construction sociale du vieillissement et les partisans d’une approche plus médicalisée. « Aujourd’hui, les conditions sociales dans lesquelles les sujets vieillissants vivent dans les sociétés développées font que l’Alzheimer est en régression. Il y a un parallèle entre un vieillissement de plus en plus réussi et le déclin cognitif. Cela pose la question de la médicalisation de la vieillesse et de sa juste place. Si les médecins et les gériatres sont les techniciens du soin, il est hors de question qu’ils soient ceux qui pilotent la vie des sujets âgés », considère le professeur Saint-Jean lors du congrès Age3, le 22 janvier à Paris. Pour ce gériatre, bien plus qu’une réalité médicale, la maladie d’Alzheimer serait une « construction sociale pour décrire la vieillesse ». Il juge le déclin cognitif « inhérent au vieillissement ». Selon lui, c’est « la médicalisation à outrance du dernier âge de la vie » qui a fini par faire d’Alzheimer une pathologie. En décembre 2009, le livre Le mythe de la maladie d’Alzheimer. Ce qu’on ne vous dit pas sur ce diagnostic tant redouté, écrit par Peter Whitehouse et Daniel George, défendait déjà cette théorie. « Il n’existe aucun moyen accepté par tous pour différencier la maladie d’Alzheimer du vieillissement normal, ce qui rend ainsi chaque diagnostic seulement “possible” ou “probable” et chaque cas individuel hétérogène et unique dans son évolution », écrivaient les auteurs.
Alors que de nombreux travaux de recherche médicale sur la maladie d’Alzheimer sont en cours, le Conseil de l’âge estime que « les tendances de la progression de la maladie ne devraient pas être infléchies sensiblement par la mise sur le marché de nouveaux médicaments qui n’interviendrait au mieux qu’en fin de période ». Pour sa part, la Fondation Médéric Alzheimer juge : « Compte tenu de l’ampleur du phénomène Alzheimer, qui embrasse tous les secteurs de la vie sociale, il serait illusoire d’attendre d’une molécule l’issue unique et ultime. »
Rappelons que la France est le premier pays au monde à avoir décider de ne plus faire rembourser par la sécurité sociale, depuis le 1er août 2018, les médicaments symptomatiques anti-Alzheimer, jugés inefficaces. La ministre des Solidarités et de la Santé s’est rangée à l’avis émis en 2016 par les membres de la commission de transparence de la Haute Autorité de santé. Cinq sociétés savantes et organisations professionnelles médicales(2) ainsi que l’association France Alzheimer ont déposé, le 27 juillet dernier, un recours contentieux devant le Conseil d’Etat. S’il n’existe à ce jour aucun traitement curatif, la HAS, dans ses recommandations émises en mai 2018, pense que le diagnostic « dès les premiers signes » est indispensable pour « mettre en place un parcours de soins et d’accompagnement adapté, avec des interventions visant le maintien d’une autonomie fonctionnelle des personnes, leur bien-être ainsi que le soutien de l’entourage dans son rôle d’aidant ».
« Cette décision controversée [de dérembourser les médicaments anti-Alzheimer] incite à considérer avec plus d’attention les approches non médicamenteuses, encore trop méconnues, même si elles sont en plein développement », suggère la Fondation Médéric Alzheimer, fervente partisane du développement des « interventions psychosociales », au profit du bien-être des malades et des aidants.
Outre le développement du dépistage, la France entend désormais mettre l’accent sur la prévention de la maladie d’Alzheimer. Dans un rapport rendu en janvier 2018 à la suite d’une saisine de la direction générale de la santé, le Haut Conseil de santé publique (HCSP) déplorait que la prévention ait été « l’une des grandes absentes des différents plans sur la maladie d’Alzheimer qui se sont succédé depuis 2003 » et estimait lui aussi que « l’absence de traitement curatif actuel de ces maladies rend prioritaires des actions de prévention ». Le HCSP a proposé des recommandations pour mettre en œuvre en France une stratégie de prévention de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées. Le conseil a listé les facteurs associés à un risque diminué : notamment un niveau d’éducation plus élevé, le régime dit « méditerranéen », l’activité physique, les activités sociales et de loisirs… Est-il possible de prévenir le déclin cognitif lié à l’âge ou à des maladies neurodégénératives ? « Des simulations tendent à montrer que, dans les pays à haut revenu, il serait possible de réduire de 30 % la prévalence sur une période d’au moins dix ans en agissant sur neuf facteurs de risque au cours de la vie : faible niveau d’éducation, perte d’audition, hypertension artérielle (HTA), obésité, tabac, dépression, sédentarité, isolement social et diabète », rappelle le HCFEA.
Héraut de la prévention de la perte d’autonomie et fondateur du Gérontopôle de Toulouse, le docteur Bruno Vellas a mené l’étude MAPT (Multidomain Alzheimer Preventive Trial) de prévention des troubles de la mémoire chez la personne âgée de 70 ans et plus, dans l’objectif de déterminer si la mise en place de plusieurs mesures préventives pouvait protéger les personnes âgées fragiles (1680 personnes de 70 ans et plus) d’un déclin de la mémoire. Pendant trois ans, les chercheurs ont étudié les effets de l’intervention multidomaine (stimulation de la mémoire, activité physique, conseils nutritionnels) associée ou non à une supplémentation journalière en oméga 3. Une étude finlandaise avait mis en évidence des résultats positifs d’une intervention multidomaine sur la cognition, mais il reste à répliquer ces résultats pour tirer des conclusions.
Pour l’heure, aucune étude d’envergure nationale n’a encore démontré l’efficacité d’une quelconque mesure de prévention.
La démence a des conséquences sociales et économiques importantes en termes de coûts médicaux et sociaux directs, de frais engagés pour les soins informels. En 2015, le coût sociétal total de la démence dans le monde était estimé à 818 milliards de dollars, soit 1,1 % du produit intérieur brut (PIB) mondial. « Le coût total en pourcentage du PIB variait de 0,2 % dans les pays à revenu faible à 1,4 % dans les pays à revenu élevé », indique l’OMS. En Europe, le coût total (direct et indirect) des maladies du cerveau est estimé à hauteur de 790 milliards d’euros – 105 milliards pour les démences, 15 milliards pour la sclérose en plaques (SEP), et 14 milliards pour la maladie de Parkinson. En France, le coût de la prise en charge des démences est estimé à 21 milliards d’euros, à 1,7 milliard pour la SEP et à 1,1 milliard pour Parkinson.
(1) Alzheimer, le grand leurre, Eric Favereau et Olivier Saint-Jean – Ed. Michalon, 2018.
(2) La Fédération des centres mémoire, la Fédération française de neurologie, la Société française de neurologie, la Société française de gériatrie et de gérontologie, et la Société francophone de psychogériatrie et de psychiatrie de la personne âgée.