« MONSIEUR X A ÉTÉ RADIÉ DE PÔLE EMPLOI en raison de deux absences à des rendez-vous avec son conseiller. Or, Monsieur X réside dans un secteur qualifié de “zone blanche” et n’a jamais reçu à temps les mails de convocation et les textos sur son téléphone portable. » « Une personne âgée, d’origine étrangère, ne maîtrisant pas l’écrit et la lecture de la langue française, a reçu un procès-verbal car elle stationnait sur une place handicapée, alors même qu’elle est titulaire d’une carte pour stationner sur cet emplacement réservé. Néanmoins, la procédure se réalisant sur Internet, elle ne peut l’effectuer seule. » Les exemples qui s’accumulent dans le rapport du défenseur des droits, rendu public jeudi 17 janvier, témoignent tous d’une même difficulté face à la dématérialisation des services publics.
S’intéressant à l’accès des usagers aux procédures en ligne alors que le gouvernement prévoit la dématérialisation de l’intégralité des démarches administratives à l’horizon 2022, l’institution pointe de nombreux dysfonctionnements susceptibles d’aggraver les inégalités entre citoyens. D’une manière générale, le passage au numérique peut constituer une voie d’amélioration pour le recours aux droits, notamment parce qu’elle évite les déplacements ou permet un meilleur accès aux informations, mais elle suppose d’avoir le matériel nécessaire chez soi et d’être en capacité de se débrouiller avec l’informatique. Et si, selon le directeur de la Caisse nationale des allocations familiales (CNAF), la dématérialisation de la procédure a permis une hausse de 2 % des bénéficiaires du revenu de solidarité active (RSA), cela serait davantage en raison d’un effort d’accompagnement ciblé, déployé par les caisses d’allocations familiales et des procédures d’automatisation mises en place pour les anciens bénéficiaires.
Car ce qu’on appelle la « fracture numérique » revêt des réalités bien différentes. En 2017, 12 % de la population âgée de 12 ans et plus, soit près de 7 millions de personnes, ne se connectent jamais à Internet et un tiers des Français s’estiment peu ou pas compétents pour utiliser un ordinateur, soit 18 millions de personnes. A ce manque de connaissances et de pratiques qui touche souvent les personnes âgées, s’ajoute le manque d’équipement notamment en raison de son coût. 19 % des Français n’ont pas d’ordinateur chez eux et 27 % d’entre eux n’ont pas de smartphone, selon les auteurs du rapport. Et la situation est particulièrement frappante dans certains territoires d’outre-mer, où le taux de raccordement Internet est le plus faible : 50 % en moyenne au lieu de 81 % au niveau national. De même, 66 % des ménages sont équipés en ordinateur, contre 80 % en métropole. Les personnes sans abri, qui possèdent parfois un téléphone portable, sont quant à elles totalement dépourvues d’un accès à Internet et donc aux démarches en ligne. Une situation qui n’épargne pas les moins de 18 ans, pourtant très à l’aise avec Internet : ils sont, selon le rapport, 17 % à « être en réelle difficulté pour les démarches administratives ».
L’absence de connexion est très élevée chez les retraités, les non-diplômés et les personnes à faible revenu : « ils sont 40 % [à se connecter à Internet, ndlr] parmi les personnes ayant des bas revenus, 54 % parmi ceux qui n’ont aucun diplôme », notent les auteurs du rapport, alors que le taux de connexion atteint 94 % pour les diplômés de l’enseignement supérieur. La fracture territoriale reste prégnante : aujourd’hui encore, 541 communes françaises sont classées en « zones blanches » – souvent en zones rurales – et sont donc dépourvues de toute connexion Internet et mobile. Quant aux usagers vivant en zones « grises », ils sont privés d’une couverture Internet de qualité, ce qui les met en difficulté pour effectuer leurs démarches administratives. Et quand ce ne sont pas les usagers qui ont des difficultés dans leurs démarches en ligne, ce sont les sites créés qui posent problème, en étant sous-dimensionnés par rapport au flux des demandes. Pire, les agents de la fonction publique – cités dans le rapport –, sans remettre en cause l’utilité de la dématérialisation, l’assimilent « à une dégradation de la qualité des services publics, dès lors qu’elle se traduit par une perte de contact humain et par la fermeture de services ».
« La demande des personnes que nous rencontrons est très claire : il faut qu’on leur laisse la possibilité de choisir. Soit on se sent suffisamment à l’aise avec Internet pour se débrouiller seul, soit on a toujours besoin d’une personne pour nous aider. Aujourd’hui, on vous donne un code et vous vous retrouvez seul devant un écran. On identifie clairement la fracture numérique comme une cause de non-recours, dénonce Philippe Le Filleul, chargé de projets au pôle « études, recherches et opinion » au Secours catholique.
Face à ces problématiques, l’Etat a mis en place des services d’accueil et d’accompagnement pour aider les usagers dans leurs démarches en ligne. Plus de 300 points numériques ont été créés dans les préfectures et sous-préfectures pour pallier la fermeture des guichets physiques. L’accompagnement aux démarches en ligne y est réalisé par des volontaires en service civique, mais le turn-over important, en raison de leurs contrats courts, et le fait qu’ils ne soient pas formés spécifiquement à l’accueil et à l’accompagnement des personnes en difficulté, ne permettent pas de répondre aux besoins des usagers.
« Sur les 13 000 maisons de services au public (MSAP) en service, il y en a une proportion importante, voire la moitié, qui fait davantage office de lieux d’accueil, regrette Jacques Toubon. Il doit y avoir des personnes compétentes venant de chaque service, de chaque caisse de protection sociale, pour donner des réponses à des questions techniques. Cela signifie qu’il faut un plan d’investissement plus important que ce qui est fait aujourd’hui. » D’autant que, pour l’association Les Petits Frères des pauvres, qui a publié un rapport en septembre sur la question, les MSAP comme les espaces publics numériques (EPN) ne sont pas des lieux fréquentés par les personnes âgées.
Le plan d’inclusion numérique, lancé par le secrétaire d’Etat au numérique le 13 septembre dernier, est également loin d’être à la hauteur des enjeux pour le défenseur des droits. L’engagement de 10 millions d’euros de l’Etat pour le « Pass numérique », qui donnera accès à des crédits de formation de 10 à 20 heures dans des lieux de médiation numérique labellisés afin de former 1,5 million de personnes par an, « semble faible » par rapport aux 13 millions de Français éloignés du numérique. « Le nombre d’heures maximal pris en charge semble trop faible pour permettre aux personnes en situation de fragilité importante vis-à-vis du numérique d’atteindre une autonomie totale », estiment les auteurs du rapport.
D’autant que la demande est importante, selon Jules Payraud, en service civique à Emmaüs Connect(1) à Grenoble. « On a des partenariats avec des structures comme la caisse de retraite et nous faisons des formations à l’informatique dans des maisons de retraite. Mais on a l’impression qu’on nous envoie des personnes en difficulté avec le numérique, parce que les structures “traditionnelles” n’arrivent pas à répondre à ces problématiques, elles n’ont pas forcément les moyens, ni le temps de creuser. »
En résulte un sentiment d’impréparation de la part du gouvernement, pour Jacques Toubon, qui évoque des mesures prises « comme une réponse d’urgence aux difficultés alors que cela aurait dû être pensé en amont », et qui dénotent d’une démarche de dématérialisation lancée davantage dans un objectif de faire des économies que de réellement simplifier l’accès aux droits.
« Quand le passage au numérique est accompagné, et quand une réflexion sur la procédure est menée (sur quelle pièce demander, quels éléments automatiser), cela peut améliorer les taux de recours aux droits pour les personnes », souligne le défenseur des droits. Et pour atteindre cet objectif, l’institution développe plusieurs recommandations. Il s’agit d’abord de toujours préserver plusieurs modalités d’accès aux services publics, par téléphone, courrier, ou par présence physique.
« Puisque la dématérialisation procure des économies par la réduction du personnel, consacrons une partie de ces économies à financer l’accompagnement et les infrastructures », martèle Jacques Toubon. Parmi ces autres recommandations, il enjoint les administrations à améliorer et simplifier les démarches en ligne en favorisant l’usage d’un identifiant unique pour accéder à l’ensemble des services publics (ce qui est en cours de déploiement à travers FranceConnect). Il s’agirait également de renforcer la formation initiale et continue des travailleurs sociaux et des agents d’accueil des services publics à l’usage du numérique et à la détection des publics en difficulté, et de mieux prendre en compte les publics spécifiques (voir encadré).
« On ne se fait pas d’illusions, poursuit Philippe Le Filleul. On ne reviendra pas à ce qu’on avait avant. Mais si au moins on levait le pied et si on réfléchissait à comment mieux organiser une représentativité des services publics sur les territoires, cela serait bénéfique. Des initiatives ont été mises en place localement, à travers des camionnettes qui donnent des rendez-vous réguliers, une fois tous les quinze jours, ou tous les mois, pour aider à remplir les dossiers administratifs et avec un matériel adéquat. Il faut maintenir ainsi un lien physique. »
Dans son rapport, le défenseur des droits s’est intéressé à différents groupes de personnes dont les spécificités n’ont pas été pensées dans la dématérialisation. Les contenus ne sont en effet que rarement accessibles aux sourds-muets, aux malvoyants ou aux porteurs de handicap intellectuel. Les sites ne sont pas davantage pensés pour les mandataires des majeurs protégés qui ne peuvent accéder aux contenus dont l’accès est réservé aux personnes elles-mêmes. L’accès à Internet reste également problématique pour les détenus, rendant difficile l’accès aux droits et, in fine, le travail de réinsertion.
(1) Emmaüs Connect propose, entre autres, des cours d’informatique, la vente de recharges téléphoniques prépayées.