J’ai tellement donné. Pour eux.
Mon petit frère. Mon adorable petit frère. Espiègle, charmeur et charmant. Trisomique. Cet adorable petit frère qu’il faut surveiller comme le lait sur le feu. Qu’il ne faut surtout pas laisser seul, jamais, nulle part.
« Tu sors ? Emmène Jules avec toi ! », dit ma mère.
« On rentrera un peu tard, occupe-toi de Jules », dit mon père.
Et moi, en grande sœur sérieuse et responsable, je m’occupe de Jules. Pas le temps pour les amis, il y a Jules. Pas le temps pour les distractions, il y a Jules. Jules, toujours Jules, toujours lui. Notre vie tourne autour de Jules.
Et puis je grandis, Jules aussi. Je quitte la maison, pas Jules.
Je me marie, j’ai un fils. Je fais ma vie, loin de Jules, mais pas trop.
Maman tombe malade. Papa s’occupe de tout. Maman, Jules, la maison, son travail… J’aide comme je peux, mais je ne peux pas grand-chose. Il tient tant qu’il peut… Mais c’est trop difficile. Il faut trouver un foyer pour Jules, parce que tout est trop compliqué. Jules quitte la maison, la vie quitte maman. Il y a beaucoup de larmes, cette année-là.
Et puis la vie continue. Jules se plaît au foyer, il s’y est fait des amis, alors il y reste. Papa se retrouve tout seul. Et moi… Moi, je fais ma vie. Avec mon mari et notre fils.
Et puis la vie, toujours. Jules est mort. Papa tombe malade. Le crabe frappe toujours deux fois. J’arrête de travailler pour m’occuper de mon père. Qui d’autre pourrait le faire, de toute façon ? Ma maison, sa maison, l’hôpital, allers-retours incessants. La chimio, la fatigue, la peur. Et, en fin de compte, la dernière décision : retourner habiter chez mon père et vivre ensemble ses derniers moments. La fin de vie, la mort, le deuil. Orpheline.
La vie qui continue, sans ma mère, sans mon frère, sans mon père… Notre fils quitte la maison, il a trouvé du travail loin, très loin. Du travail et une épouse.
Mon mari et moi sommes seuls à présent. Seuls et la retraite devant nous. Mais le répit ne dure pas, Alzheimer frappe à la porte.
La maison, l’accueil de jour, les aides à domicile… Et puis la lente dégradation. Son regard perdu, absent. Ses mots envolés, ses gestes oubliés. Sa vie qui s’effiloche. Et moi… Moi, fatiguée, épuisée… Je maigris, je pleure, je ne dors plus. Je n’y arrive plus. Je suis trop vieille, trop fatiguée, trop seule. Je ne suis plus la femme qu’il a aimée. Je suis sa mère, sa sœur, son infirmière. Je suis l’aidante. Mais l’aidante est épuisée. L’aidante voudrait de l’aide. Et l’aidante est démunie. Alors je me résigne. Pour lui, pour moi, pour nous. Il part à l’Ehpad et je me retrouve seule.
Et moi, maintenant ? J’ai été la fille, la sœur, l’épouse, la mère, l’aidante… Mais moi, qui suis-je ? Je suis Florimonde. Je n’ai pas beaucoup travaillé, trop occupée que j’étais à m’occuper des uns et des autres. Je n’ai pas beaucoup d’amis, je n’ai pas eu le temps de m’en faire. Je n’ai pas beaucoup vécu, la vie des autres prenait toute la place.
Et moi, maintenant, je vieillis. La maladie et la dépendance me guettent. Les jours passent et se ressemblent. Les lois passent et j’attends : congé du proche aidant, droit au répit, baluchonnage, statut pour les aidants… toutes ces belles promesses ! J’attends. Pour les onze autres millions d’aidants en France. Pour mon fils. Pour moi. Pour nous tous, qui avons besoin d’aide.