IL EST 12 HEURES… CE QUI SAISIT, EN ENTRANT DANS CES LIEUX, c’est l’incessant capharnaüm et le joyeux mouvement qui les anime. Ici, un petit groupe s’affaire déjà à la cuisine. Juste à côté, dans l’entrée, d’autres se sont lovés dans un canapé, avec une grappe de petits jouant à leurs pieds. Plus loin, dans un bureau aux épais dossiers, la discussion est concentrée. Bénévole, professionnel, usager… Qui est qui ? Qui fait quoi ? A Intermèdes Robinson, pas de distance formelle ni de programme bien établi : chacun, enfant, adulte, famille, vient avec ce qu’il est, ses besoins, ses compétences, ses envies… et la rencontre fait le reste. De quoi dérouter le nouvel arrivant habitué aux structures classiques et à une relation hiérarchique, même si rapidement se dégage la sensation que, au-delà de l’absence de cadre apparent, chaque personne semble avoir trouvé sa place.
Entre une pizzéria désaffectée et un coiffeur africain de Chilly-Mazarin (Essonne), au pied des façades lisses et proprettes des immeubles du centre-ville, l’association a déployé en 2015 son « camp de base »(1). Un espace d’accueil ouvert à tous, 6 jours sur 7, partagé d’abord avec l’ancien centre social – fermé depuis par la municipalité – dont elle a décidé de prendre la suite, tout comme celle de la MJC locale, elle aussi supprimée. Parallèlement, Intermèdes Robinson poursuit une action « tout terrain », dans son « élément naturel » : le travail de rue. Elle anime ainsi une quinzaine d’ateliers hebdomadaires dans des quartiers stigmatisés (Longjumeau, Massy…), au sein de plusieurs bidonvilles où vivent des familles roms et, plus récemment, dans des hôtels sociaux où sont logées les personnes appelant le 115.
« On est là pour les invisibles, pour ceux que les institutions ne contactent plus parce qu’ils ne sont usagers de rien, parfois même pas des écoles, et qui sont pourtant ceux qui ont le plus besoin d’elles, explique Laurent Ott, président de l’association. On travaille exactement là où ils vivent. Sans prétendre avoir la solution à leurs problèmes, parfois insolubles, mais en essayant de répondre à leurs besoins alimentaires, sanitaires, administratifs et en les invitant à participer à nos actions. » L’enjeu de cette « pédagogie sociale » pratiquée par l’équipe est « de casser l’isolement de ces personnes délaissées, de contribuer à enrichir leur environnement et à leur donner de nouvelles puissances d’agir dans leur vie. La dimension du commun est essentielle », poursuit l’enseignant devenu éducateur spécialisé, dont la philosophie s’inspire de Célestin Freinet, des Polonais Helena Radlinska et Janusz Korczak et du Brésilien Paolo Freire.
13 heures… Une voix forte résonne dans l’enfilade labyrinthique des locaux. « On fait le briefing ! » Sans tarder, une vingtaine de personnes font cercle autour du tableau blanc listant les propositions d’activités pour ce mercredi. Dehors, la pluie. « Il faut que l’on trouve une solution pour que chaque atelier ait lieu aujourd’hui », insiste Abdel Pochet, éducateur spécialisé chargé, avec les autres « pédagogues sociaux » permanents de l’équipe, de l’organisation efficiente du travail communautaire. Pour la répartition des activités et leur mise en œuvre, plus rien ne distingue les neufs professionnels – parmi lesquels quatre travailleurs sociaux – et les autres – stagiaires, jeunes en service civique, bénévoles. « Qui anime à Saint-Eloi ? Qui fait le porte-à-porte à Bel-Air [deux quartiers sensibles de Longjumeau] ? Qui va à Bondoufle [dans un bidonville] ? enchaîne son collègue Nicolae Oita. Il faut mettre le paquet pour sortir les enfants de chez eux et les amener à rester le plus possible avec nous. » Les réponses et les propositions fusent. Peinture, sport, colliers de perles, chant, petite enfance, jardin communautaire, jeux collectifs… La trame du jour se fait chorale, précise et efficace à partir des compétences et des complémentarités de chaque membre de l’équipe.
Dans cette approche, l’enfant est au cœur. « On n’en fait pas un centre, mais une source d’énergie. Ce sont toujours les premiers à venir dans nos ateliers, à investir nos locaux, et ils nous amènent les adultes », souligne Nicolae Oita, actuellement en VAE (validation des acquis de l’expérience) d’éducateur spécialisé. L’autre grande caractéristique de la pédagogie sociale, c’est ce travail « hors les murs ». Un travail qui n’est pas « ailleurs » mais « autrement », et oblige en permanence à sortir du cadre institutionnel traditionnel, à s’adapter à la réalité et à la diversité de ceux qui sont là, de tous âges, statuts, cultures et origines, et à les accueillir sans condition ni a priori …
14 heures… Les portes claquent. Départ pour le quartier Saint-Eloi dans la camionnette chargée de caisses de jouets et de larges tapis. Sous le ciel gris, le square est désert. « Qu’il pleuve, vente ou neige, on est toujours au rendez-vous ici le mercredi, atteste Nicolae Oita en disposant les plots du parcours pour l’atelier foot. Il faut être là, ils nous attendent. Cette présence dans la durée est la base pour créer la confiance et la légitimité. » D’origine rom roumaine, le jeune professionnel sait de quoi il parle : habitant lui-même d’un bidonville, il a rejoint l’équipe il y a quatre ans. Plus loin, l’atelier d’improvisation musicale se met en place ; sur les tables de camping, celui de création de bracelets brésiliens ; et sous l’auvent déplié, coussins et jeux sont disposés pour l’atelier d’éveil. Chacun est installé à la demande des enfants, qui s’agglomèrent petit à petit malgré le vent froid. « A chaque fin d’intervention, il y a un temps de conseil – qu’on appelle l’“assemblée des présents” – pour décider des activités de la semaine suivante. On n’accompagne pas, on fait, on investit ensemble. Cette notion est capitale ! », précise Nicolae Oïta. Autrement développé par Laurent Ott : « Le but de ce travail est autant de “se faire” que de faire. Un espace collectif de rencontres, de partages, parfois aussi de conflits, se crée. C’est là qu’un déplacement et une transformation en quelque chose de positif devient possible. » Rien à voir avec le bazar sans consistance éducative ni professionnalisme auquel les critiques les plus acerbes seraient tentées de réduire l’expérience…
« Ce qui me frappe ici, c’est cette liberté dans les modalités d’action et d’éducation ainsi que la diversité des profils d’intervenants qui fait sortir du système “tout éduc”, observe Rafaël Georget, 23 ans, éducateur spécialisé stagiaire en troisième année. Leur grande force est que presque tout est possible : on propose, on met en place, et après on évalue. Le tâtonnement fait partie de la posture professionnelle, là où d’autres institutions restent sclérosées par la peur de ce qui est nouveau et différent. » De quoi ouvrir un terrain propice au renouvellement des pratiques à la base de l’action sociale… C’est d’ailleurs ce qui a décidé Abdel Pochet à rejoindre l’association, après un premier poste en structure à l’aide sociale à l’enfance : « A Intermèdes Robinson, on cherche à rejoindre les gens en appréhendant directement leurs problématiques. Les préoccupations institutionnelles passent au second plan. Cela permet de se poser de vraies questions par rapport au terrain, impossible d’être dans une routine ! On est toujours en recherche pour accueillir plus et mieux les personnes avec les moyens que l’on a. »
Retour dans les locaux de Chilly-Mazarin. De la salle de répétition dans la cave, montent les chants énergiques et joyeux des enfants de la troupe Aven Savore, au répertoire musical issu de la tradition tzigane. La troupe de l’association réunit une vingtaine d’enfants d’origine rom et de jeunes issus des quartiers populaires. « Ce sont nos ambassadeurs, notre troupe d’élite, qui rend visible et valorise le travail réalisé au sein des ateliers », souligne Laurent Ott. Sur scène, le résultat est éclatant. Entourés par l’équipe, les enfants répètent, se produisent en spectacle, participent à la conception des affiches, au recueil des tournées, et sont suivis de près sur tous les autres plans (scolaire, sanitaire, familial, social…). « Pour eux, souvent, c’est le moyen de sortir du quartier, du bidonville, d’avoir des amis français, de s’émanciper de leur famille », précise Abdel Pochet, le chef de la troupe.
Aven Savore illustre aussi l’objectif prioritaire de l’équipe d’Intermèdes Robinson : quelles que soient les activités proposées, l’« autre » reste et demeure avant toute chose acteur-auteur de sa propre histoire. Les jeunes sont très conscients de cet espace singulier qui leur est proposé. « Ici j’ai appris l’ouverture d’esprit. C’est un endroit de rencontres où tout se mélange, rien n’est cloisonné », raconte Hafsatou, 16 ans, aussi rayonnante dans ses baskets de lycéenne que danseuse sur les planches. L’adolescente poursuit : « Il n’y a pas les pros d’un côté et les bénévoles de l’autre, les profs d’une part et les enfants de l’autre. Tout le monde a son mot à dire. Cela m’a révélé beaucoup à moi-même. Avant, je venais comme bénéficiaire, aujourd’hui je suis là aussi en tant qu’actrice, avec et pour les autres. » Arrivée de Roumanie depuis un an et demi sans parler un mot de français, Bianca, 12 ans, dit aussi ce regard et cette confiance accordés, et le chemin parcouru depuis : « Ici je suis libre. Ma vie a changé, je peux danser et chanter, j’ai ça en moi ! A l’école, ce n’était pas facile. A la maison, mes parents sont souvent occupés. Là, tout est possible, c’est comme une famille. Il y a toujours quelqu’un pour me répondre. »
18 heures… L’heure du débriefing, comme chaque soir. « Dans une équipe toujours en mouvement, c’est le moment où l’on se retrouve tous pour faire le point, indique Laurent Ott. Où faut-il réajuster ? Où progresse-t-on ? » Un moment de retour d’autant plus nécessaire que les demandes affluent sans cesse et qu’un sentiment de débordement peut rapidement guetter l’équipe. « Dans cette association, les échanges se font sur des temps moins institutionnalisés que dans d’autres endroits. Il faut les solliciter, relève Lucie Gallerne, 20 ans, éducatrice spécialisée stagiaire en troisième année. Cela oblige à être proactif dans la construction de sa posture professionnelle, ce qui est à la fois très exigeant et très formateur. » Avec l’ouverture à la culture de l’autre, cette capacité à se mettre au travail est d’ailleurs l’un des rares critères non négociables pour le recrutement des travailleurs sociaux d’Intermèdes Robinson. En appui, des formations internes et des conférences sur la pédagogie sociale leur sont régulièrement proposées.
Pour quels effets ? La première réponse qui vient aux professionnels, ce sont des visages, des parcours de vie transformés. Ceux de Sliva, Yasmina, Laura… Elément de réussite significatif, la plupart des membres de l’équipe sont des Roms. « Ici on gagne des choses que la vie ne peut pas vous reprendre, décrit Nicolae Oïta. Des expériences, des relations réussies, des moments où on s’est senti en maîtrise de sa vie, que l’on garde précieusement. » Les limites ? Les moyens financiers. « Avec un budget de fonctionnement de 350 millions d’euros par an, on est moins cher qu’une équipe de prévention, qu’un centre social ou qu’une MJC, alors qu’on fait tout ça à la fois », pointe Laurent Ott. Mais la réduction drastique des emplois aidés en 2018 a failli porter un coup fatal à l’association. Grâce à une levée de fonds exceptionnelle auprès de mécènes, l’équipe a pu boucler son budget 2018. De là à renouveler l’exploit chaque année… « Travailler avec des précaires auprès de précaires en étant nous-mêmes dans la précarité est un pari fort, mais très fragile », relève son président. Les autres obstacles sont institutionnels : là où l’association aurait pu être considérée comme un précieux chaînon manquant, elle apparaît davantage comme un témoin gênant. Et ses dernières actions en faveur des migrants mineurs non scolarisés à Chilly-Mazarin n’ont rien arrangé… « Si les liens sont souvent très bons individuellement avec les travailleurs sociaux du secteur, notre présence déclenche beaucoup d’hostilité de la part des institutions, parce qu’elle en met à jour les manquements, analyse Abdel Pochet. Intermèdes Robinson reste, malgré tout, le dernier filet de sécurité vers lequel celles-ci renvoient tous ceux pour qui elles « ne peuvent plus rien ».
Mieux, son mode de fonctionnement essaime et inspire aujourd’hui de nombreuses associations : L’Acavale, à Nantes ; Mouvement d’L, près de Troyes ; Mme Ruetabaga, à Grenoble ; Terrain d’entente, à Saint-Etienne ; Bric-à-brac, à Marseille… Les demandes de formations se multiplient également. Un socle porteur pour le travail social de demain ? « Ce courant de la pédagogie sociale n’est pas nouveau, mais en partant du bas de la société, il redit la nécessité pour les acteurs des institutions de s’interroger de manière critique sur leur fonctionnement, et apporte, avec d’autres mouvements plus anciens comme ATD, les éléments d’une réponse possible pour dire ce qui fait société aujourd’hui et rejoindre les besoins sociaux et “de social” des personnes », analyse Hugues Bazin, chercheur en sciences sociales, associé à la Maison des sciences de l’Homme Paris-Nord, animateur du Lisra (Laboratoire d’innovation sociale par la recherche-action). Pour Laurent Ott, la précarité grandissant, il n’y a pas le choix : « Soit on passe, une fois pour toutes, du côté du contrôle social, soit on se lance, comme nous essayons de le faire, dans ce mouvement de transformation pour lutter ensemble contre la désintégration sociale qui ronge notre société. »
« En s’implantant il y a huit ans à Avion, au cœur du bassin minier où tant d’indicateurs sont au rouge, notre équipe a fait le pari d’une présence et d’un travail éducatif au plus près des besoins des jeunes et des familles de ce territoire particulièrement abîmé. Fondée sur la pédagogie sociale depuis la rencontre en 2013 avec Laurent Ott et nourrie par des temps de formation réguliers et d’immersion de nos étudiants à Intermèdes Robinson, cette approche « hors les murs » constitue un choix politique fort et une vraie plus-value pédagogique qui irrigue toute l’ossature de nos référentiels de formation pour les travailleurs sociaux de demain. Il s’agit de penser et construire leur professionnalisation à partir du territoire : non pas « sur » mais « en lien avec » les attentes, les besoins de formation, de projets, de social, et la compréhension de l’autre. L’idée est de former ainsi de futurs professionnels « tout terrain » capables d’aller chercher les ressources utiles à leur public et d’inventer des pratiques nouvelles. Et cela fonctionne bien : les éducateurs spécialisés et moniteurs qui sortent de chez nous ont une vraie capacité à mobiliser leurs réseaux. Avec la baisse des dotations publiques, il faudra demain des travailleurs sociaux rusés et pratiques ! »
Propos recueillis par A. S.