UNE PORTE D’ENTRÉE DONNANT SUR LA RUE AU REZ-DE-CHAUSSÉE d’un local du XVe arrondissement de Paris. « Les adhérentes à mobilité réduite ne passent pas par là, le passage est trop petit pour un fauteuil roulant. Elles entrent de l’autre côté », prévient d’emblée Brigitte Bricout en désignant du doigt une baie vitrée donnant sur un square. On est à Femmes pour le dire, femmes pour agir (FDFA), une association qui regroupe des femmes en situation de handicap et que Brigitte Bricout préside depuis juin dernier. Une fonction dont elle s’excuse presque, tant sa prédécesseure, Maudy Piot, a marqué les esprits. Psychanalyste et féministe, amie de l’anthropologue Françoise Héritier, c’est elle qui a fondé FDFA après avoir perdu la vue à l’âge de 40 ans. « C’était une figure. Elle a su ce qu’était la vie avant et après le handicap. On a perdu notre pilote », déplore celle qui la remplace désormais dans le combat pour lutter contre la double discrimination qu’entraîne le fait d’être une femme handicapée.
« Nous voulons crier haut et fort que nous sommes des femmes et des citoyennes avant d’être “handicapées” », affiche le site de l’association. Une revendication que la présidente est venue défendre le 19 novembre dernier lors d’un colloque organisé à Paris par l’Adapt (Association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées) : « Une femme dite “valide” a déjà du mal à trouver sa place dans le monde du travail, alors quand elle est atteinte d’un handicap physique ou psychique, c’est pire. Ce n’est pas difficile de se faire embaucher en tant que bénévoles, mais quand il s’agit d’avoir un salaire, les entreprises nous proposent principalement des mi-temps ou des postes sous qualifiés malgré nos capacités. » Pour dénoncer cet état de fait, les deux associations ont lancé une pétition et préparent un livre blanc, à paraître dans les prochains mois. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : seulement 22 % des femmes en situation de handicap travaillent, contre 46 % des hommes dans le même cas. Alors qu’elles sont plus souvent diplômées, elles ne sont que 1 % à accéder à un poste de cadre, contre 10 % des hommes. Selon le baromètre 2018 publié par l’Organisation internationale du travail et le défenseur des droits, les pratiques discriminatoires à l’égard des personnes en situation de handicap sont également plus élevées chez les femmes : non-aménagement du poste de travail, humiliation, harcèlement, propos et comportements déplacés, licenciement abusif…
Brigitte Bricout avoue ne pas avoir connu ce genre de discriminations. Juriste spécialisée en droit social, elle a pu accéder à des postes de direction des ressources humaines dans plusieurs multinationales. « J’étais dans le déni de mon handicap, j’ai du mal à marcher mais c’est ce qui m’a fait avancer, ironise-t-elle. Là où j’ai ressenti le handicap, c’est dans le regard des autres. » Atteinte de la poliomyélite à l’âge de 9 mois, à une époque où le vaccin n’était pas encore obligatoire, elle se souvient pourtant avoir été traitée de « boiteuse » par ses camarades, des moqueries à cause de ses chaussures orthopédiques, de sa maîtresse d’école – « elle ne voulait pas de moi dans sa classe » – qui l’a fait redoubler pour contraindre ses parents à l’inscrire dans une école spécialisée. Elle se rappelle aussi de l’étonnement et de la question dérangeante d’un directeur des ressources humaines lors d’un rendez-vous de recrutement : « Ah, bonjour ! Vous avez eu un accident ? » « Il n’y avait rien de méchant de sa part, c’était spontané, mais le sujet principal de l’entretien est devenu ma polio, au lieu d’être centré sur mes compétences professionnelles », se souvient-elle. Justement, faut-il mentionner ou taire son handicap dans son CV ? Les avis sont partagés. Selon Brigitte Bricout, qui a été rattrapée en 2010 par sa maladie, à l’âge de 52 ans, et qui est obligée depuis de se déplacer avec une canne et de ralentir ses activités sous peine de ne plus pouvoir marcher un jour, tout dépend : « Si le handicap ne se voit pas, je ne le signalerais pas mais je le dirais si l’employeur veut me rencontrer en évoquant l’avantage financier que cela peut lui procurer. Toutes les armes sont bonnes à prendre, on ne recrute pas sur des bons sentiments. »
Des armes, l’association tente aussi d’en mettre à la disposition des femmes en situation de handicap victimes de violences. C’est l’autre axe de son action. Et pas des moindres, puisque huit femmes sur dix seraient concernées. Pour lever le voile sur ce phénomène largement passé sous silence, elle a ouvert une permanence téléphonique – « Ecoute violences femmes handicapées » – menée par des professionnels bénévoles formés aux spécificités du sujet. L’accompagnement proposé va du soutien psychologique à l’aide sociale et juridique pour retrouver l’estime de soi et l’autonomie.
En 2017, ce sont 1 177 appels qui ont été reçus de femmes âgées en majorité de 46 à 65 ans. Dans 39 % des cas, elles sont atteintes d’un handicap psychique et, dans 30 %, d’un handicap moteur. La maltraitance psychologique (harcèlement, violence financière…) représente 44 % des demandes, les agressions physiques ou sexuelles 17 %, et 36 % des victimes cumulent les deux. Le mari ou l’ex-compagnon en est le principal auteur. Encore plus que les autres femmes, les femmes handicapées se taisent. Par vulnérabilité, peur de l’abandon, difficultés d’élocution, traumatisme… Mais pas seulement. « Il y a de la culpabilité à être handicapée. La femme se dit que son conjoint a le courage de la supporter tous les jours, c’est presque le héros du couple à ses yeux, souligne Brigitte Bricout. S’il la maltraite, elle a tendance à considérer ça normal. Il faut du temps avant qu’elle prenne conscience que ça ne l’est pas. » Les femmes handicapées sont aussi des proies faciles pour d’autres agresseurs ou prédateurs sexuels, dont 11 % sont un membre de leur famille, 10 % un voisin, 9 % l’administration ou l’institution et 8 % l’employeur. Des abus qui font parfois l’objet de plaintes mais qui, pour la plupart, sont classées sans suite. A l’instar du mouvement #MeeToo, c’est cette impunité-là, cette omerta, cette invisibilité que Femmes pour le dire, femmes pour agir veut rendre visible.
La FDFA (Femmes pour le dire, femmes pour agir) tient des permanences téléphoniques les lundis (10 h-13 h, 14 h 30-17 h 30) et jeudis (10 h-13 h). Contact : tél. 01 40 47 06 06 – www.fdfa.fr