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Le désarroi des professionnels

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Le désarroi des professionnels

Crédit photo Nathalie Auphant
Des alertes n’ont eu de cesse d’être lancées par les acteurs du secteur, après une tribune du Monde des juges des enfants de Bobigny, le 5 novembre dernier, qui dénonçait des « mesures fictives ». Quelques semaines plus tard, c’est un collectif de professionnels de la protection de l’enfance de Seine-Saint-Denis qui témoigne des délais d’intervention trop longs et des familles abandonnées.

« CE N’EST PLUS POSSIBLE. Aujourd’hui, quand une mesure de protection est décidée, nous ne parvenons plus à protéger les enfants et nous en portons la responsabilité. Je ne peux plus me regarder dans le miroir. » Ces propos sont ceux de Nicole(1), éducatrice spécialisée à l’aide sociale à l’enfance (ASE) en milieu rural depuis 35 ans ; elle est en burn-out depuis neuf mois. Elle a tout essayé, comme de nombreux travailleurs sociaux, pour éviter l’usure ; elle est passée par différents services de l’ASE comme des postes de prévention, de suivi des placements ou encore l’accompagnement des jeunes majeurs. Mais la situation est la même dans tous les services. « Les délais sont trop longs et nous avons trop de dossiers à traiter. Nous avons ainsi moins de temps pour la concertation et la coordination, ce qui engendre des situations catastrophiques », dénonce Nicole. Un constat qui est partagé par les éducateurs spécialisés, assistants sociaux, psychologues, ou encore les chefs de service du SIOAE (service d’investigation, d’orientation et d’action éducative) de Seine-Saint-Denis de l’Association vers la vie pour l’éducation des jeunes (AVVEJ).

Un énième appel au secours

Ces professionnels de la protection de l’enfance ont publié une tribune le 5 janvier dernier dans le journal Le Monde, elle intervient deux mois après celle des juges des enfants du tribunal de grande instance de Bobigny qui avait fait grand bruit. A leur tour, ils y dénoncent « la non-protection de centaines d’enfants en danger ». Pour eux, la situation devient alarmante : « Un enfant de 3 ans qui a été signalé par un membre de sa famille, l’école ou un voisin, sera – sauf péril imminent – pris en charge par notre service lorsqu’il aura au moins 5 ans. » Ils y révèlent leur impossibilité de mener à bien les missions qui leur sont confiées par l’Etat et le conseil départemental. Ils confirment ainsi le constat des 15 juges des enfants de Bobigny qui évoquaient des délais inadmissibles de prise en charge des mesures d’assistance éducative à mettre en place lorsque la situation d’un mineur au sein de sa famille l’exige. « Il s’écoule jusqu’à 18 mois entre l’audience au cours de laquelle la décision est prononcée par le juge des enfants et l’affectation du suivi à un éducateur », accusaient-ils.

Un phénomène qui n’est néanmoins pas nouveau. Depuis des années, le département de Seine-Saint-Denis fonctionne avec une liste d’attente, mais les professionnels ne peuvent plus taire cette situation. Il est important, pour les travailleurs sociaux de l’AVVEJ, que la population sache que la question de la protection de l’enfance n’est pas une priorité alors qu’aujourd’hui encore 700 mesures sont en attente dans ce département. Une réalité qui est difficile à comprendre au regard des conséquences que peuvent avoir ces délais d’intervention, comme l’explique Nathalie Bouillet, directrice du SIOAE 93 : « Durant ce long temps d’attente, la situation de certains enfants se dégrade au point qu’il faille des placements hautement spécialisés. Il y a des adolescents de 13 ans qu’on ne peut plus mettre en lieu d’accueil lambda du fait de leur dégradation psychique ; on est obligé de les prendre en charge à l’hôtel ou dans des appartements avec un éducateur 24h/24, cela coûte extrêmement cher. Le nombre de ces enfants est en augmentation, cela devrait nous alerter au plus haut point. » Et d’ajouter : « Notre travail est d’aider les enfants tout en restant dans leur famille. Mais trop souvent, ces délais entraînent le placement des enfants. Un placement qui est très coûteux par rapport à une action éducative en milieu ouvert [AEMO] qui coûte 12 € par jour et par enfant, c’est la mesure éducative la moins onéreuse. »

Si cette situation est exacerbée en Seine-Saint-Denis, d’autres départements, souvent moins sinistrés, ne sont pas épargnés. Le 26 novembre dernier, dans le journal La Croix, ce sont ainsi 183 juges des enfants de tout le pays qui ont témoigné de leurs difficultés. « Non, les juges des enfants de Bobigny n’ont pas le triste privilège d’être les juges des mesures de protection fictives. Partout, en France métropolitaine et d’outre-mer, des mesures éducatives ordonnées par décision de justice dans les familles pour évaluer les conditions de vie et d’éducation des enfants, pour prévenir leur mise en danger dans leur milieu familial ou pour les protéger par une mesure de placement restent lettre morte. »

Un pari sur l’avenir

La protection de l’enfance apparaît comme le parent pauvre des politiques sociales, à en croire les différents acteurs du secteur. Les principales victimes en sont les enfants mais pas seulement. Selon la directrice du SIOAE 93, la société en paie le prix : « La délinquance des mineurs est d’une certaine façon l’échec de l’assistance éducative. Alors que les familles ne sont pas en capacité d’y faire face, ceux qui sont censés prendre le relais ne sont pas en mesure de le faire. Le résultat est malheureusement que certains de ces enfants deviennent des mineurs délinquants parce qu’ils n’ont pas été accompagnés correctement. » Une analyse partagée par Madeleine Mathieu. Lors d’une audition le 27 novembre dernier, à la demande de la mission d’information sur la justice des mineurs, la directrice de la protection judiciaire de la jeunesse avait indiqué qu’un nombre extrêmement important de mineurs délinquants ont un antécédent en protection de l’enfance ou un contexte familial qui aurait mérité une prise en charge en protection de l’enfance.

Malgré ce lien de cause à effet reconnu, la situation est aujourd’hui préoccupante car les conditions de mise en œuvre des mesures de protection sont de plus en plus tardives. L’Assemblée des départements de France (ADF), qui représente les financeurs exclusifs de la protection de l’enfance que sont les conseils départementaux, ne nie pas les difficultés du secteur et les conséquences qu’elles engendrent, mais elle ne parle pas de manque de moyens financiers pour expliquer cette situation. L’ADF souligne ainsi : « Les difficultés du secteur ne sont pas un problème de moyens déployés par les départements mais c’est une question de capacité à mener des mesures éducatives à domicile dans des délais brefs. » Une nuance difficile à saisir alors que les acteurs du secteur sont unanimes sur le sujet comme l’ont indiqué les travailleurs sociaux de l’AVVEJ dans leur tribune : « Le manque de moyens financiers et humains maintient aujourd’hui des enfants en situation de danger. » La protection de l’enfance représente pourtant un quart des dépenses sociales des départements selon l’ADF, « une dépense qui pèse d’ailleurs toujours un peu plus lourd sur les budgets ». Cette assemblée explique d’ailleurs que ces difficultés sont aggravées par l’augmentation depuis 2015 des mineurs non accompagnés (MNA), ces derniers entrant dans le champ de la protection de l’enfance. L’ADF chiffre cette prise en charge à 2 milliards d’euros par an pour les départements. Une responsabilité sur les MNA qu’ils souhaiteraient bien se voir retirée : « La dépense a beaucoup augmenté et le nombre de places pour accueillir tous ces jeunes est un vrai sujet. Il y a un problème d’équité territoriale, on ne sait pas dans quel département ils vont arriver et cela s’ajoute aux nombres déjà très important de mesures que gèrent les départements », explique-t-on à l’ADF.

Perte de sens du métier

Outre l’aspect financier, la prise en charge des mineurs non accompagnés pose également la question de la qualité de l’accompagnement. Nicole, éducatrice spécialisée en zone rurale, y a été confrontée et a vécu cela comme un échec : « Aujourd’hui, c’est un autre métier avec le phénomène des jeunes migrants. Leur prise en charge nécessite d’autres interlocuteurs tels que des interprètes et des spécialistes des soins correspondant aux traumatismes de la migration. Pour autant, je n’ai jamais travaillé avec ces professionnels, notre accompagnement ne peut donc pas être de qualité, cela ne va pas. »

Aujourd’hui, le problème qui se pose pour les travailleurs sociaux de la protection de l’enfance est celui du sens de leur métier. Comment peuvent-ils aider des enfants dans un dispositif qui semble à bout de souffle ? Des réponses seront peut-être apportées lors de la présentation de la future stratégie nationale pour la protection de l’enfance, une stratégie qui devait être dévoilée initialement en mai 2018 mais qui a pris du retard. Aucune date précise n’est donnée à l’heure actuelle. Par ailleurs, un Haut Commissaire dédié à cette stratégie, annoncé par la ministre des Solidarités Agnès Buzyn, le 20 novembre dernier, devait être nommé avant le 15 décembre 2018. Force est de constater qu’un mois plus tard, ce dernier n’a toujours pas été désigné. Est-ce un mauvais présage pour cette stratégie ? Il faudra attendre pour le savoir.

Notes

(1) Le prénom a été modifié.

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