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Un incubateur pas comme les autres

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A Nantes, les Apprentis d’Auteuil ont lancé depuis 2017 un programme expérimental, appelé le LAB, visant à accompagner des porteurs de projet dont le manque de diplôme et des freins sociaux empêchent un accès normal aux incubateurs. Un moyen pour ce public de se remettre en selle.

A BOUGUENAIS, EN PÉRIPHÉRIE DE NANTES, le parc de l’imposante bâtisse des Apprentis d’Auteuil a revêtu ses plus beaux habits d’automne. La cuisine de la cantine est déjà en ébullition quand, dans une salle attenante, un petit groupe de dix jeunes adultes se découvre pour la deuxième fois. Passées les sélections de septembre, c’est aujourd’hui que les choses sérieuses commencent. Les échanges vont bon train et l’ambiance est chaleureuse.

Pour l’éducateur spécialisé Christophe Cormier, c’est aussi le baptême du feu. Il vient de rejoindre le LAB (Lanceur à business), un dispositif expérimental inclusif d’accompagnement à la création d’entreprises. « L’objectif de cette première semaine est d’apprendre à se connaître entre nous et que chaque participant puisse présenter son projet aux autres », introduit l’animateur. Au programme, plusieurs activités ludiques dont l’objet est d’inciter le groupe à échanger et à en savoir plus sur chaque porteur de projet. Pour l’heure, le jeu consiste à deviner quel(le) participant(e) se cache derrière les affirmations griffonnées quelques minutes plus tôt par chacun, sur le mode du portrait chinois. Une excellente entrée en matière pour briser la glace ! De toutes parts, les vannes fusent, avec un plaisir non dissimulé. « Pour l’instant, l’ambiance est bon enfant, mais ça va monter crescendo, et le planning des dix prochaines semaines est plein à craquer, prévient Yoann Robin, coordinateur, qui semble impatient de découvrir ce que l’avenir réserve à son initiative. Entre les travaux dirigés thématiques, les formations collectives (analyse du marché et positionnement, compétences clés, travail sur les circuits de distribution…), les témoignages, les rencontres en immersion aux côtés d’un dirigeant et les temps réservés au coaching projet, nos protégés ont du pain sur la planche ! »

L’entrepreneuriat pour tous

Lancé en 2017, le LAB a d’abord été testé avec sept jeunes porteurs de projet sous la forme d’un module pilote de quatre mois. Puis la première « promo » a été proposé sous sa forme actuelle, permettant à douze ? Nantais de bénéficier d’un accompagnement global et personnalisé sur un projet de création d’entreprise. Cette année, pour la seconde promo, dix jeunes hommes et femmes âgé(e)s de 18 à 30 ans ont répondu à l’appel. L’originalité du programme tient à sa gratuité, mais aussi au public concerné. Contrairement aux incubateurs « classiques l » que l’on voit émerger un peu partout (l’agglomération nantaise en compte neuf, dont trois sont hébergés par des grandes écoles), les bénéficiaires du LAB ont peu ou pas de diplômes. De plus –  et c’est une condition sine qua non pour qu’ils intègrent le programme –, certains facteurs sociaux peuvent ralentir, voire empêcher, leur désir d’entrepreneuriat. Problèmes de mobilité, précarité, situation familiale compliquée… Ces jeunes adultes manquent de modèles dans leur entourage pouvant les porter dans leur projet. « Ils ont besoin d’évoluer dans un environnement sécurisé. Notre mission est de les emmener au bout de leur potentiel. En revanche, un jeune qui bénéficie déjà d’un réseau ou de financements mais qui a peur de se lancer, ce n’est pas pour nous », résume Yoann Robin, qui s’est inspiré de L’Ouvre-Boîte, une initiative similaire à Marseille, pour monter ce module en Loire-Atlantique.

Afin de mettre en œuvre son programme, Yoann Robin s’est entouré de neuf professionnels, dont huit prestataires extérieurs membres du Centre des jeunes dirigeants (CJD). La condition pour intervenir ? Etre capable de produire un travail de vulgarisation à destination de ce public. Les conseils doivent être intelligibles, en faisant la part belle à la pratique. Aurélie Beignon, facilitatrice de projets, a rejoint l’équipe du LAB en 2018. Elle a participé aux deux réunions de préparation pour mettre en place l’ingénierie pédagogique du programme. Exerçant au sein de plusieurs incubateurs, elle a été séduite par ce dispositif unique en son genre. « Pourquoi l’entrepreneuriat serait-il réservé à une certaine catégorie de profils ? s’interroge-t-elle. Ces jeunes fourmillent d’idées, mais ont parfois du mal à raccrocher les wagons et à tout mettre en lien. Ils ont besoin d’être en confiance pour se mettre en action. » Un problème de confiance qu’Emilie Bruneau, 30 ans, connaît bien. Cet après-midi, elle doit présenter son projet n : la création de sa marque de tee-shirts éthiques. Avant de passer devant ses camarades, elle prévient : « Je crois que je vais tomber dans les pommes », avant d’enchaîner d’un ton mal assuré. Yoann Robin, qui l’observe avec bienveillance, la rassure et lui conseille de préparer pour sa prochaine présentation une fiche avec des mots-clés. Pour Monia Bounif, 30 ans, le problème n’est pas tant la confiance en elle que la définition de son projet. « J’aimerais créer une plateforme numérique du bien-être, où je proposerais des offres couplées et des réductions aux clients. Dans le même temps, je voudrais offrir mes services aux entreprises pour gérer leurs plannings de rendez-vous et organiser pour elles des temps forts plusieurs fois par an. Cela fait trois ans que j’essaie de me lancer, mais je n’y arrive pas toute seule », avoue cette mère de trois enfants âgés de 3 à 10 ans.

Diplômés s’abstenir !

Sa voisine de table, Maéëlle Théaudière, 26 ans, a d’autres attentes. Cette passionnée d’animaux s’est déjà forgée une belle expérience en tant qu’éleveuse indépendante de chats american curl. Son souhait : ouvrir un magasin de produits bio dédié à 100 % aux chats. Inscrite à Pôle emploi, elle a déjà fait son business plan par l’intermédiaire de la Boutique de gestion pour entreprendre (BGE) Pays de la Loire – un réseau d’appui aux entrepreneurs – et commence à démarcher les fournisseurs. « J’aimerais être aiguillée sur les questions de communication, de comptabilité, et sur la recherche de sponsors. J’ai déjà essayé de créer mon entreprise, mais je n’avais aucun référent pour m’épauler. Et ce n’est pas sur mon entourage que je peux compter ! », déplore-t-elle.

Trois exemples de projets, trois univers diamétralement opposés, et des niveaux de compréhension parfois très éloignés. Comment, avec de tels écarts, arriver à répondre aux attentes de chacun ? « On essaie de jongler entre l’apport collectif et l’appropriation individuelle, signale Yoann Robin. Chaque fois qu’un professionnel intervient, Christophe et moi prenons le temps ensuite d’approfondir telle ou telle notion ou de la réexpliquer si c’est nécessaire. Les créneaux réservés avec Aurélie au coaching projet ont également vocation à faire du cas par cas. » Une formule qui semble avoir fonctionné pour la trentenaire Cindy Bloyer. Grâce à son passage au LAB en 2017, elle vient d’ouvrir un cabinet de microblading (« maquillage permanent ») aux Sorinières, à côté de Nantes. Arrêt des études en troisième, petits boulots à la chaîne, revenu de solidarité active… Difficile d’imaginer un avenir positif pour cette mère seule. « Sans le LAB, je n’y serais jamais arrivée, reconnaît-elle. J’ai reçu de précieux conseils, rencontré des personnes inspirantes. J’ai aussi appris à mieux organiser mon temps. Mon carnet de rendez-vous est plein, avec deux mois d’avance. »

Un accompagnateur référent

Même enthousiasme du côté d’Eloïse, 31 ans, qui, après avoir bénéficié du dispositif en 2017, s’est installée comme photographe professionnelle. « Cette expérience m’a offert un sacré tremplin pour ma carrière. J’y ai puisé l’énergie suffisante pour ne plus avoir peur de sauter le pas », analyse-t-elle. Si, lors de la première promo, tous les porteurs de projet ont pu transformer l’essai, le bilan est un peu plus mitigé pour la saison suivante. Sur les dix personnes qui ont suivi le programme en 2017-2018, à peine la moitié des projets ont pour l’instant abouti. « Nous savons pertinemment qu’il n’y aura pas dix entrepreneurs à la fin du programme, tempère Yoann Robin. Nous n’avons pas recruté les candidats sur la viabilité de leur projet, mais sur leur envie d’entreprendre. Ce qui nous intéresse, c’est leur indice de satisfaction. Si on s’aperçoit que le projet n’est pas viable, on cherche ensemble une solution qui s’approche de l’objectif initial. On aura au moins fait un travail de remobilisation. »

Aider les participants à rebondir, tel est l’objectif principal du LAB. Après avoir souffert de galères personnelles ou professionnelles, ces jeunes gens saisissent la perche qu’on leur tend sans rechigner, malgré un rythme de travail auquel certains sont peu habitués ainsi qu’une absence totale de revenus pendant les trois premiers mois du dispositif. « La semaine, on enchaîne les ateliers et formations jusqu’à 17 heures et, le soir, il faut potasser sur son projet. C’est totalement inenvisageable de travailler en même temps », détaille Thomas Guindré, 26 ans, qui, faute de revenus suffisants, est retourné vivre chez sa mère. Tout comme son acolyte Alexandre Gouet, 27 ans.

Si ce n’est le logement, des problèmes de déplacement ou de garde d’enfants peuvent également sérieusement entraver le bon déroulement du programme. C’est la raison pour laquelle la présence d’un référent social est incontournable au LAB. « A partir du moment où nous nous adressons à des personnes ayant des freins périphériques, avec parfois des situations personnelles qui sont loin d’être claires, elles doivent pouvoir être accompagnées pour gérer les à-côtés, de façon à sécuriser leur parcours professionnel », démontre Christophe Cormier. Un rôle que l’ancien éducateur de jeunes sportifs, qui se destinait à l’enseignement du français, a eu la chance de se tailler sur mesure. « Des outils avaient déjà été mis en place lors de la précédente session, mais Yoann a tenu à ce que j’aie toute la latitude pour apporter ma pierre au projet et au contenu pédagogique », apprécie-t-il. A la suite du départ de l’ancienne chargée d’insertion, Christophe Cormier a été recruté en 2018 pour un contrat de sept mois. Il partage son temps entre le LAB, à raison de quinze heures par semaine, et la crèche sociale des Apprentis d’Auteuil, à laquelle il consacre neuf heures. Au-delà de sa mission sociale, le quadragénaire anime des ateliers collectifs hebdomadaires qui consistent à enseigner aux porteurs de projet des compétences clés, telles que savoir rédiger un curriculum vitæ ou une lettre de motivation, prendre la parole en public ou utiliser l’outil informatique. En complément, il reçoit individuellement chaque participant une heure tous les quinze jours. Si la double casquette de formateur et d’accompagnant social lui convient parfaitement, elle n’est pas toujours bien comprise par les porteurs de projet. Un mois après le début du programme, Emilie Bruneau s’interroge encore sur la pertinence de son intervention. « Selon moi, il devrait être plus présent avec nous sur le terrain, comme nous accompagner pour le démarchage client ou nous aider à faire des simulations d’appel. J’ai parfois l’impression qu’il a du mal à trouver sa place, même s’il a contribué à créer une véritable cohésion entre nous », reconnaît-elle.

Retrouver l’envie d’avancer

Force est de constater, après quelque cinq semaines d’« oincubation », que la motivation et la gaité ne sont pas retombées. Même la météo morne et pluvieuse de ce mardi de novembre n’a pas eu raison de leur enthousiasme. A part Monia Bounif, qui est souffrante, et Maéëlle Théaudière, en rendez-vous avec un fournisseur, la petite troupe est au complet pour entamer une nouvelle semaine de travail. De toute évidence, ces jeunes gens n’ont pas retrouvé que le goût d’entreprendre. « Ici, on est comme dans un cocon. On se sent chouchoutés. Je suis hyper-contente de me lever le matin. J’ai repris un rythme de vie normale et l’envie d’avancer », confirme Melissa Garnier, 25 ans, qui rêve de commercialiser des fruits et légumes déshydratés sous forme de chips ou de bonbons. Côté projet, le bilan à mi-parcours est tout aussi positif. « En à peine un mois et demi, j’ai appris à faire un business plan, j’ai réalisé des tests consommateurs concluants et, si le rendez-vous fournisseur que j’ai pu décrocher grâce au réseau du LAB se déroule bien, je pourrai démarrer mon activité dans trois mois », se félicite-t-elle. Emilie Bruneau, quant à elle, est plus mesurée : « Je commence tout juste à rentrer dans ce qui m’intéresse vraiment. J’ai peur de ne pas être prête pour présenter mes tee-shirts en boutique en février, s’inquiète-t-elle. D’autant que je suis encore à la recherche d’un moyen de les produire de façon éthique. » Yoann Robin n’est pas étonné de ces retours : « Chacun s’approprie le dispositif à son propre rythme, et les projets n’évoluent pas à la même vitesse, observe l’animateur du LAB. Aujourd’hui, certains sont encore dans le flou, alors que d’autres ont bien avancé. Pourtant, à ce stade, je suis incapable de prédire quels seront les projets qui verront le jour. »

Une formule tout inclus

D’ici le mois de février, la boutique éphémère financée et gérée par les Apprentis d’Auteuil dans un centre commercial de Nantes accueillera les entrepreneurs lors d’une période de test grandeur nature. Passage obligé pour consolider auprès du grand public la viabilité des concepts et se confronter aux réalités de la gestion d’un local commercial. « Cette année, le test en boutique intervient plus tard dans le processus afin que les porteurs de projet puissent emmagasiner suffisamment d’outils pour optimiser cette deuxième étape, pointe Yoann Robin. Il faut que, dès la fin de la phase intensive, ils aient un calendrier avec des dates déjà arrêtées. Sinon ils ont l’impression qu’on les abandonne. » Lorsque les projets ne se prêtent pas à ce mode de commercialisation – Lcomme c’est le cas pour Alexandre Gouet, qui veut proposer un système limitant la pollution des moteurs diesel, ou pour Antonin Bellevert, futur spécialiste de la prise de vue aérienne par drone –, les jeunes entrepreneurs ne sont pas pour autant lâchés dans la nature. « Nous les accompagnerons sous forme de “mentoring”, avec un professionnel qui les rencontrera tous les mois pour faire le point. Ils savent que nous sommes là en renfort, y compris lorsqu’ils sont sortis du dispositif », tient à rappeler le coordinateur. En attendant la phase d’autonomisation, les « Smoothies » (surnom que s’est donné la promo 2018) ont encore de belles semaines devant eux pour construire leur entreprise. Yoann Robin, lui, cherche déjà de nouveaux candidats pour la session prochaine…

Les Apprentis d’Auteuil : du berceau à l’âge adulte

Acteur engagé de la prévention et de la protection de l’enfance, la fondation Apprentis d’Auteuil est très dynamique en Loire-Atlantique et en Vendée. Entre les établissements scolaires, les centres de formations professionnelles, les internats éducatifs et scolaires (IES), les maisons d’enfants à caractère social (Mecs), l’organisme accueille 900 personnes âgées de 2 mois et demi à 25 ans. A Bouguenais, à côté de Nantes, le site héberge un lycée professionnel qui propose des qualifications « cuisine » et « services » avec un restaurant d’application, un IES et différentes structures d’insertion, comme Jardiniers d’Auteuil, qui propose une préqualification dans les métiers des espaces verts et du maraîchage bio à des jeunes en phase de marginalisation. Dernière initiative en date, le LAB est entièrement financé par des fonds privés, à hauteur de 150 000 € par an. Un dossier a été déposé en 2018 au Fonds européen de développement régional (Feder), qui finance des actions soutenant la formation, l’emploi ou l’inclusion sociale. L’initiative de Nantes a inspiré les Apprentis d’Auteuil à Nice, à Lyon et à Paris, qui disposent également, depuis février 2018, de leur propre dispositif d’accompagnement aux porteurs de projet.

Notes

(1) Le LAB : tél. 02 40 65 39 91 – lab.nantes@apprentis-auteuil.org.

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