« TOUS LES SOIRS JE GALERE À APPELER LE 115, on les a au bout d’une demie-heure, trois quarts d’heure, voire une heure et demie, si ce n’est pas plus ! Quand on arrive à les avoir, on leur donne notre nom, notre prénom, notre date de naissance, ils nous disent : “Patientez quelques instants, je vais voir si il y a une place d’hébergement”, et une fois qu’ils nous reprennent au téléphone : “Ah bah, monsieur, on n’a pas de place”… Donc qu’est-ce qu’il se passe, c’est que moi je me retrouve au RER à Châtelet, voilà. » Steve témoigne devant le Conseil économique, social et environnemental. Il mime la façon dont il dort à la rue, « recroquevillé » sur son fauteuil roulant. « C’est pas une vie », dit-il.
L’avis du Cese paru le 12 décembre s’intitule « Les personnes vivant dans la rue : l’urgence d’agir ». Qui sont ces personnes ?. Leurs situations de vie sont « très différentes les unes des autres : squat, mobile home, cabane, ruines, conteneur, cave, grenier, voiture, bidonville, baraque de chantier… Elles sont difficiles à cerner et à définir. Toutes témoignent cependant d’un degré d’exclusion et de difficultés de logement tels qu’il ne paraît pas possible de reconnaître les êtres humains qui vivent dans ces conditions autrement que comme des personnes privées de logement », cadre le rapport. La première difficulté est leur recensement. Le dernier réalisé par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) remonte à 2012. 142 900 adultes et enfants sans domicile avaient été comptabilisés. Un chiffre qui exclut les personnes sans domicile n’ayant sollicité aucune aide ou service tel que les distributions de repas. Six ans après, Manuel Domergue, directeur des études de la Fondation Abbé-Pierre, a estimé, lors de son audition par le Cese, le nombre de personnes « privées de logement personnel » à 896 000, sans compter la population mal logée, qui s’élèverait à 2,8 millions. Le Cese réclame que les statistiques soient « régulièrement actualisées » et appelle à la « reconduction prochaine » de l’enquête de l’Insee.
Certaines pratiques préfectorales vont à l’encontre d’un recensement fiable. A Lyon, la mise en place d’une labellisation « avérés à la rue » depuis le début de l’année soulève la colère des associations. « Pour être hébergé, il ne suffit pas d’appeler le 115, il faut qu’il soit prouvé que vous êtes bien à la rue », explique Maud Bigot, cheffe de service au Samu social de Lyon. Une façon de livrer des chiffres encore plus bas que le 115, les maraudeurs n’étant pas dans la capacité de recenser tous les appelants et encore moins ceux qui n’appellent plus. « Une femme avec un bébé de 28 jours a été laissée dans la rue parce qu’elle n’avait pas encore été “labellisée”. » Maud Bigot a apporté son témoignage, lors d’une conférence de presse donnée le 19 décembre par le Collectif des associations unies pour le logement des personnes sans abri et mal-logées (CAU). Réuni pour alerter l’opinion publique, le CAU se compose de 36 associations dont la Fondation Abbé-Pierre, Médecins du mondes, Les Petits Frères des pauvres ou encore le Secours catholique. « Nous ne sommes plus capables de dire aux gens dans la rue que leur situation va s’améliorer », regrette Christophe Robert, délégué général de la Fondation Abbé-Pierre.
Les responsables associatifs accusent les pouvoirs publics d’inaction face à l’urgence. Florent Gueguen, directeur de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS), constate que dans les derniers plans gouvernementaux, « la question de l’hébergement et du logement des plus démunis n’est pas une priorité budgétaire ». Y compris dans les dernières déclarations du président de la République, en réponse aux « gilets jaunes », pourtant sujets au mal-logement et à la peur de l’extrême précarité. Les contradictions dans les discours politiques sont pointées. A propos des bidonvilles, Christophe Robert confronte les paroles du candidat Macron aux chiffres sous son mandat : « En 2017, 11 000 personnes ont été expulsées de près de 130 lieux, dont une toute petite minorité a été hébergée. Il nous faut une action offensive et une réponse urgente. »
Le CAU émet plusieurs demandes : revenir sur la baisse et la désindexation des aides personnalisées au logement (APL), revaloriser le revenu de solidarité active (RSA), pérenniser au moins la moitié des 14 000 places hivernales, ou encore proposer un moratoire sur les expulsions locatives – avec 15 000 ménages expulsés, 2017 a été une année record. « Le secteur de l’hébergement est l’amortisseur du désengagement dans les autres secteurs : sortants de l’aide sociale à l’enfance, sortants de prison, politique migratoire, politique du mal-logement… », résume Christophe Robert. Dans son avis, le Cese invite à « développer des structures d’hébergement de moyenne et longue durée dans les bâtiments publics lors de leur vacance ». Il précise que « le transfert du budget démesuré dédié aux nuits d’hôtel doit permettre d’aménager des locaux pour plusieurs années ». Sans oublier les « accueils inconditionnels de jours et haltes de nuit » à multiplier, tout particulièrement pour les femmes. Le Cese recommande de mettre en place « des structures d’accueil dédiées 24h/24, 7j/7 » pour elles.
Selon l’enquête Insee de 2012, les femmes représentaient un tiers des personnes sans domicile. Leur nombre ne cesse d’augmenter. « C’est un peu risqué qu’on dorme dans la rue, on peut être violées », témoigne Julienne, auditionnée par le Cese. Julienne dort gare de Lyon quand elle ne trouve pas de places avec le 115. « On est un groupe, c’est une équipe, on s’entraide, on est que des femmes. Vers 3 heures du matin, on doit être très vigilantes, on doit pas dormir, parce que tout peut arriver à ce moment-là. Tout peut arriver. » Dans la rue, les femmes mettent en place des stratégies de protection, parfois en se regroupant, parfois en s’isolant. Ne pas être visibles reste une constante : « Elles se cachent, se fondent dans la masse, pas comme les hommes », explique Nadège Passereau, déléguée générale de l’Association pour le développement de la santé des femmes (ADSF). Elle décrit des femmes très mobiles, se souvient d’une « dame » que son équipe a rencontrée « au bout de l’épuisement, les pieds enflés ». « Je marche depuis 72 heures. Je m’arrête pas », leur a-t-elle dit. « Elle ne savait plus où être à l’abri des intempéries, des agressions : elle venait de se faire voler ses affaires, elle avait peur », se remémore la responsable de l’ADSF.
« Les règles », « l’accès à la contraception », les « IVG sauvages », « les violences sexuelles » : autant de problématiques taboues, souvent dans l’angle mort des politiques de lutte contre le sans-abrisme, « centrées sur l’aide materno-infantile ». Nadège Passereau constate, au travers des témoignages de femmes, que « ce que nous voyons est déjà loin de ce que le public sait… Mais ce que nous voyons est encore en deçà de la réalité de ce qu’elles vivent. » Comment soigner les traumatismes dus aux agressions dans la rue, aux « contreparties sexuelles » exigées par des individus cachés derrière de bonnes intentions, ou à la traite humaine dont les victimes sont « très jeunes, pour ne pas dire mineures « ? Nadège Passereau met en avant le « besoin d’accompagnement psychologique, de soutien moral ».
Sur le plan psychiatrique, d’après une enquête du Samu social, 30 % des personnes sans domicile fixe en Ile-de-France présentent des troubles sévères. « La rue ne rend pas malade mental mais elle aggrave les pathologies et peut retarder ou empêcher un traitement », explique Alain Mercuel, chef du service d’appui « Santé mentale-exclusion sociale » de l’hôpital Sainte-Anne à Paris, auteur du livre Souffrance psychique des sans-abris. Il détaille les trois volets de souffrance psychique : « troubles réactionnels : la rue peut déprimer, rendre anxieux, provoquer de l’asthme ou des ulcères, sans compter les réactions post-traumatiques. Puis il y a les troubles de la personnalité, avec des conduites addictives. Enfin, des psychoses : schizophrénie, paranoïa… Non traitées, elles donnent des personnes qui peuvent délirer ou se sentir très mal. » « On voit l’état des personnes non prises en charge se dégrader, jusqu’à des actes de violence. Face à cela, les travailleurs sociaux sont en première ligne », témoigne Nicolas Spiegel, directeur à Nîmes d’un accueil de jour et d’un centre thérapeutique pour usagers de drogue du groupe SOS. Alain Mercuel ecncourage à « donner des moyens plus décents aux équipes mobiles » mais aussi à « construire des lieux médico-sociaux pour des gens qui ne tiendraient pas dix minutes en foyers d’hébergement ». Les foyers d’accueil spécialisés ou les maisons d’accueil spécialisées doivent les prendre en charge, « plutôt que de penser que c’est soit le logement d’abord, soit les soins d’abord ».
Porté par Julien Denormandie, ministre délégué chargé de la ville et du logement, le plan quinquennal « Logement d’abord » vise à fluidifier l’accès au logement en évitant le parcours interminable dans l’hébergement. Les objectifs sont encore très loin d’être atteints. « Le logement stable permet d’œuvrer avec des gens davantage prêts à s’investir dans un parcours dès lors qu’ils ont un toit sur la tête », reconnaît Nicolas Spiegel. « Mais tout cela suppose un accompagnement social et médico-social derrière. » C’est en ce sens que le Cese formule un droit à l’accompagnement dans ses recommandations : « Zéro personne sans accompagnement est le but vers lequel doit tendre toute la société » est la phrase de conclusion de son avis. Sur le budget, les associations sont unanimes : impossible de penser l’hébergement et la perspective du logement sans donner plus de moyens à l’accompagnement. Or, « il y a plus de places d’hébergement, mais pas plus de crédits ; donc on fait de moins en moins d’accompagnement », critique Florent Gueguen. « Les associations sont poussées à prendre des publics plus solvables. » La mise en concurrence entre les exclus est un danger que les associations veulent éviter à l’heure où « le discours gouvernemental a tendance à opposer pauvreté laborieuse et personnes sans emploi, à distinguer bons pauvres et mauvais pauvres », soulève Florent Gueguen.
Mais sur ce sujet, les pratiques des travailleurs sociaux sont déjà poussées dans leurs retranchements. La saturation des centres d’hébergement met à mal l’accueil inconditionnel. Un accueil de jour sur Paris qui reçoit des hommes migrants, souvent primo-arrivants, fonctionne par tirage au sort : « L’exilé doit plonger sa main dans un récipient à l’aveugle pour tirer une boule rouge ou verte. Rouge, il n’a pas sa place ; vert, il est accueilli », affirme Louis Bardat, coordinateur de Médecins du monde en Ile-de-France. Jusqu’à quel point l’éthique du travail social peut-elle être préservée quand le manque de moyens impose de telles méthodes de tri ? Depuis cet été, des critères restrictifs tels que la situation administrative des personnes ou l’âge et la santé des enfants sont mis en place à l’entrée en hébergement. A Lyon, dresser la liste des « avérés à la rue » est très mal vécu par les travailleurs sociaux. Cette consigne les oblige « à signaler plutôt qu’à accompagner : c’est dévoyer nos professions », juge Maud Bigot, cheffe de service du Samu social. La jeune femme évoque la perte de sens de leur activité : « Aujourd’hui, à Lyon, quand les températures sont négatives, aucune place ne se débloque. A quoi on sert en tant que travailleur social ? Il faut arrêter de redécouvrir le problème chaque hiver. » La voix pleine de colère contenue, elle raille : « S’il n’y a pas de morts à la rue cet hiver, ça relèvera du miracle et non de l’organisation des pouvoirs publics. »
Le Conseil économique, social et environnemental (Cese) formule près de 20 préconisations pour les sans-domicile, parmi lesquelles :
• renforcer la prévention des expulsions locatives ;
• porter l’objectif des logements très sociaux à 60 000 par an, et non à 40 000 comme le prévoit la loi « Elan » du 23 novembre 2018 ;
• atteindre l’objectif « zéro personne sans accompagnement » ;
• aller au-devant des femmes vivant dans la rue et développer des structures non mixtes dédiées 24h/24 ;
• mettre fin au mobilier urbain « anti-SDF » ;
• créer un coffre-fort numérique pour favoriser leur accès aux droits.