« LA PROTECTION DE L’ENFANCE EST CONFRONTÉE À UNE CRISE MAJEURE. Hausse continuelle de l’activité, difficulté à proposer des réponses de qualité, incapacité grandissante à financer les dispositifs, découragement des professionnels, image déplorable auprès du grand public, difficulté – au prix de risques éducatifs et juridiques considérables – à exercer les mesures…
Les explications sont multiples, tenant à la fois à des évolutions structurelles et à des enjeux conjoncturels, qui s’alimentent et se renforcent dans une logique de “cercle vicieux”. Certains facteurs relèvent d’évolutions qui dépassent les départements (mineurs non accompagnés, montée en charge des problématiques “psy”…). Il importe aussi de rappeler que nombre de difficultés sont imputables à la manière même dont les politiques départementales sont parfois définies, organisées et mises en œuvre – approche court-termiste dans la définition des réponses (souvent la conséquence de la faiblesse des organisations), absence d’évaluation des effets des actions sur les enfants à protéger et leurs familles, logique de “prise en charge” à la place d’une logique de “prise en compte”, manque d’engagement dans la mise en œuvre du projet pour l’enfant (PPE), approche velléitaire (sans véritable pilotage) et étroite (qui se limite souvent à la protection maternelle et infantile et à la “polyvalence”) de la prévention, fonctionnement des services départementaux –, particulièrement au sein des territoires d’action sociale, qui laissent trop peu de place aux partenaires. Il faut marteler que la prévention n’est pas l’apanage des seuls professionnels départementaux, et que la volonté conjointe entre élus et acteurs départementaux de mettre l’enfant et sa famille au cœur du dispositif peut devenir le gage pour “réussir ensemble”.
La protection de l’enfance est aujourd’hui dans une impasse, dont nous ne sortirons qu’à la condition de repenser totalement la manière dont opère le secteur ainsi que les moyens qu’il mobilise. Plus précisément, pour en sortir, nous identifions cinq axes de travail qui dessinent autant de jalons d’une stratégie globale.
1. Admettre que les différentes législations n’ont pas (ou peu) été appliquées par les départements, alors même que l’appropriation de ces dispositions légales (notamment celles de 2007) par les départements aurait permis de juguler les difficultés actuelles. Cette carence départementale appelle un contrôle renforcé mais surtout un changement de méthode de la part de l’Etat, via des incitations financières (dans une logique de bonus/malus) au travers des dotations de l’Etat et/ou d’un fonds dédié (voir le point 3).
2. Mettre en œuvre un “choc de qualité”, en veillant notamment à ce que chaque département propose un socle minimal de réponses diversifiées, et imposer une mise en œuvre effective du projet pour l’enfant. Car, on le sait, il n’y aura pas d’individualisation des réponses sans diversification et sans PPE, alors même que cette individualisation est nécessaire au regard de la complexité croissante des situations. Ce choc de qualité implique deux dimensions :
• sortir de la confrontation stérile entre l’“institutionnalisation” et la “protection à domicile”, en rappelant que certaines situations ne pourront, sauf à mettre en danger l’enfant, faire l’objet d’un retour à domicile ; en rappelant aussi que certains enfants ne sont pas en institution pour la simple raison qu’il n’existe pas, dans leur département d’habitation, de réponses alternatives ; en rappelant, enfin, que le vrai sujet est celui de l’individualisation et de la pertinence de la réponse, c’est-à-dire la qualité du service rendu à l’usager ;
• imposer aux départements, via un panier de mesures défini nationalement (et toujours dans une logique bonus/malus), l’engagement d’une véritable diversification de leur offre qui tienne compte de la diversité des situations et des histoires familiales (placement à domicile, séjours de rupture, accueil de jour, réponses intégrées aide sociale à l’enfance/handicap…) ; ce volet est indissociable d’une mise en œuvre intégrale et intransigeante du projet pour l’enfant, qui doit constituer la feuille de route de cette ambition qualitative.
3. Soutenir financièrement, sur le modèle du fonds d’investissement social du plan “pauvreté”, les initiatives et expérimentations portées par les départements engagés dans des démarches de renforcement de la qualité des réponses, en veillant à ce que des évaluations d’impact rigoureuses, s’appuyant sur des méthodologies évaluatives à la fois innovantes et éprouvées, soient effectuées et que les résultats soient partagés nationalement. Ces innovations, à la condition d’être financées de manière crédible, doivent être prioritairement engagées :
• sur l’accompagnement des “parcours de réussite” des jeunes pris en charge, de manière à véritablement les aider à obtenir un logement pérenne, une qualification, un emploi… et à renouer ainsi avec la vocation “aidante” et remobilisatrice de la protection de l’enfance ;
• sur le maintien/retour au domicile (pouvant être celui des parents, mais également celui des grands-parents, de personnes dignes de confiance, ou le domicile propre d’un jeune accompagné par un éducateur…) des jeunes qui le peuvent et le souhaitent, en équilibrant la prise de risque que constitue ce retour par un suivi renforcé ;
• sur le soutien aux institutions confrontées aux situations les plus lourdes et complexes, et s’attachant à proposer des réponses de qualité ; aux institutions également qui s’appuient sur de nouveaux leviers (par exemple, les internats scolaires) ;
• sur le soutien à la parentalité et la requalification des compétences parentales des familles vulnérables, en améliorant la pertinence et la réduction du taux des placements.
4. Ouvrir la protection de l’enfance et engager des alliances avec des secteurs aujourd’hui éloignés de ses modes de fonctionnement, alliances qui pourraient contribuer à réduire la contrainte financière et, surtout, à insuffler une nouvelle dynamique qualitative :
• dans la “sphère bénévole”, en mobilisant les ressources disponibles sur les territoires (associations d’étudiants engagés dans le soutien scolaire, parrainage-animation par des sportifs, des artistes, des entrepreneurs… susceptibles de susciter une identification positive et de générer du “capital social” précieux pour la future insertion professionnelle des jeunes), tout en rappelant que le bénévolat ne viendra pas en substitution du travail social mais en complément ;
• dans la “sphère internationale”, en lien avec toutes les institutions internationales et, surtout, les organisations non gouvernementales qui interviennent auprès de l’enfance vulnérable et innovent autour d’approches fondées sur l’environnement du jeune (le quartier, les réseaux amicaux, les “role models”, etc.), sur l’aide aux populations migrantes, sur des travaux de “plaidoyer” auprès du législateur, sur une évaluation rigoureuse (souvent avec l’appui de chercheurs) des interventions éducatives – autant de chantiers dont pourrait se nourrir la protection de l’enfance sur le terrain ;
• la “sphère de l’entreprise”, notamment les fondations qui pourraient financer les projets et initiatives portés par les départements et les associations ; la participation des entreprises pourrait aussi prendre la forme d’un mécénat de compétences (stages proposés aux adolescents pris en charge, tutorats…), mais également d’un financement direct, par exemple via les “contrats à impact social”, dont les potentialités n’ont pas encore été véritablement exploitées dans le champ de la protection de l’enfance.
5. Enfin, valoriser la protection de l’enfance au travers d’une campagne nationale de communication visant à faire savoir :
• que la protection de l’enfance ne se réduit pas au “placement” et qu’elle mobilise surtout des interventions au domicile, dans une logique de soutien parental ;
• qu’elle concerne des situations de maltraitance sévère, mais également des familles en très grande précarité, fragilisées dans l’exercice de leurs responsabilités parentales, et qu’il convient d’aider en mobilisant toutes les ressources disponibles (acteurs du logement, de la santé…) ;
• que les jeunes “placés à l’ASE” ne finissent pas tous dans la rue, que certains connaissent de véritables parcours de réussite qu’il faut valoriser et faire connaître, dans une logique d’identification de la part des jeunes et de remobilisation de l’ensemble du secteur ;
• que les jeunes et leurs familles ont une expertise d’usage ou de vécu indispensable, qu’il faut absolument prendre en compte pour élaborer une politique publique adaptée.
Autant de jalons – et donc autant de défis – qui apparaissent nécessaires pour sortir de l’impasse et redonner du sens à la protection de l’enfance. »
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