C’est ma pratique de généraliste depuis de nombreuses années. J’ai vu souffrir beaucoup de mes patients ainsi que certaines personnes de ma famille, dont je n’arrivais pas à soulager les douleurs malgré les médicaments à ma disposition. C’était insupportable ! Donc, dès que la loi a été promulguée en Belgique, en 2002, je me suis dit que, dans certains cas, quand je sais que la personne est condamnée, je n’abrège pas sa vie mais son agonie. Ce n’est pas un abandon de soins mais le dernier soin. J’ai reçu une éducation religieuse, mais je ne suis pas devenu médecin pour assister à la déchéance et à la souffrance de mes patients. Un médecin n’est pas un juge, il doit essayer de se mettre à la place du malade et se demander ce qu’il ferait s’il était, comme lui, incapable de bouger, en état de dépendance et de déchéance totales. Pour moi, c’est très important lorsqu’il y a une demande d’euthanasie d’un patient de m’engager à la respecter. Un jour, quelques minutes avant de partir, un homme m’a dit : « Je vais être enfin libre. » Cette phrase m’a profondément marqué, d’où le titre de mon livre. On apprend beaucoup en écoutant les patients qui vont nous quitter, et d’abord l’humilité.
J’ai eu très peur de ne pas savoir faire, mais j’ai été assisté d’un professeur de médecine et d’un infirmier qui m’ont aidé sur le plan pratique. Cela a été surtout très fort émotionnellement. Il s’agissait d’un prêtre que je connaissais et que j’aimais beaucoup. Il me disait : « Ma foi est une chose, ma santé en est une autre. » Je n’oublierai jamais cette première fois. Depuis, j’ai toujours fait ce geste en équipe. La présence d’un deuxième médecin est très utile car on ne sait jamais ce qui peut arriver. Il y a des patients qui ont des veines très difficiles, et il ne faut pas risquer de faire l’injection au mauvais endroit. C’est aussi un soutien moral : j’apprécie de pouvoir parler avec un confrère avant, pendant et après de ce que je ressens. Cela reste toujours délicat sur le plan émotif. Je garde toutes les images en mémoire. Pratiquer une euthanasie ne devient jamais une habitude.
Le patient doit faire une demande écrite, datée, signée et, si possible, répétée. Il doit se trouver dans une situation médicale sans issue et faire état de souffrances physiques ou psychiques inapaisables à la suite d’une affection pathologique ou accidentelle grave ou incurable. La loi oblige qu’un deuxième médecin examine les rapports médicaux et confirme mon diagnostic et qu’un troisième, généralement un psychiatre, atteste que le demandeur est en pleine possession de ses moyens et qu’il n’agit pas sous pression. Une fois ces conditions de base réunies, un dossier d’euthanasie est ouvert. Cela peut prendre une année, voire parfois un peu plus. Dans la majorité des cas, le patient souhaite que ça aille vite, et c’est lui qui fixe la date. En fonction de la maladie et de son évolution, je le rencontre avec ses proches plusieurs mois ou un à deux mois avant l’euthanasie pour leur expliquer ce qui va se passer. Le jour J, je lui injecte des sédatifs dans une perfusion et il s’endort paisiblement en moins d’une minute. La loi autorise aussi que le patient avale le produit lui-même en présence du médecin. Neuf patients sur dix me disent « merci » avant de fermer définitivement les yeux. La plupart du temps, ils attendaient ce geste avec impatience depuis des semaines. C’est un peu plus compliqué pour le conjoint et la famille, qui ne sont pas toujours d’accord avec le choix du patient et qui doivent assumer le deuil. Mais, malgré leur tristesse, les familles n’ont jamais remis en cause ma pratique, et certaines m’envoient encore des remerciements des années après. La moitié des patients belges souhaitent partir à leur domicile ; pour l’autre moitié, l’intervention se fait à l’hôpital, comme dans le cas aussi des patients français qui viennent se faire euthanasier en Belgique.
Les euthanasies représentent entre 2 et 3 % par an des décès, mais il y en a plus dans la partie flamande de la Belgique que dans la partie wallonne et francophone. Ce chiffre est relativement stable et, à ma connaissance, il n’y a pas de dérives. La loi n’oblige personne à demander de mettre fin à ses jours. Le nombre de médecins qui pratiquent l’euthanasie reste limité. La grande majorité des demandes (90 %) concernent la maladie, notamment les cancers en phase terminale, la maladie de Charcot, les pathologies neurodégénératives… Les requêtes émanant de personnes victimes d’accidents très graves et qui sont paralysées sont beaucoup plus rares. Le plus souvent, ce sont les souffrances psychiques qui amènent les personnes à solliciter une euthanasie. Il y a à peu près autant d’hommes que de femmes, dont la moyenne d’âge oscille entre 50 et 70 ans. La dernière euthanasie que j’ai réalisée concernait un patient atteint d’un cancer du pancréas incurable.
Je serais incapable de faire une euthanasie à mon épouse, à mes enfants ou à mes amis très proches, mais je n’hésiterais pas à demander à un confrère de le faire. Je refuse aussi d’euthanasier un patient atteint d’une maladie psychiatrique, bien que je comprenne son insoutenable souffrance. Mais c’est très compliqué de faire entrer ces dossiers-là dans les critères de la loi, laquelle exige des rapports très complets de psychiatres précisant qu’il n’y a plus de traitements possibles. Ce qui est très difficile et long à obtenir.
J’attends avec impatience qu’une loi autorise l’euthanasie en France car j’ai des appels de patients français tous les jours. Je pense que les jeunes médecins sont plus ouverts mais les plus anciens sont très conservateurs. Il y a un grand paternalisme médical en France, avec l’idée que le médecin est tout puissant. Le poids de la religion compte aussi pour beaucoup. Les patients français que je reçois sont surpris de l’accueil qui leur est réservé dans nos hôpitaux, ça m’étonne toujours. Ils me parlent du manque de dialogue des grands médecins qu’on ne peut pas joindre, avec lesquels il est difficile de parler. Ce n’est pas du tout comme ça chez nous. La sédation profonde et continue autorisée par la loi « Leonetti » est d’une grande hypocrisie, car, in fine, cela donne la mort. C’est une euthanasie qui ne veut pas dire son nom. Sauf qu’elle peut durer 8 jours, 15 jours ou plus. Pendant ce temps-là, le patient est laissé dans un état végétatif, sans boire ni manger, c’est épouvantable. Une société qui accepte l’euthanasie gagne en humanité.
C’est ainsi que se définit ce médecin belge qui rappelle dans son livre « Docteur, rendez-moi ma liberté », Ed. Michel Lafon, 17,95 €, que le terme « euthanasie » signifie « mort douce » en grec.