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Les mineurs isolés bientôt fichés ?

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Depuis plusieurs semaines, les associations sont vent-debout contre le projet de décret actuellement discuté au Conseil d’Etat visant à mettre en place un fichier d’« appui à l’évaluation de minorité », accusé de « ficher » les mineurs non accompagnés pour faciliter leur expulsion en cas de rejet. Retour sur un dossier hautement sensible.

ENTRE 2014 ET 2017, LE NOMBRE DE MINEURS NON ACCOMPAGNÉS (MNA) intégrant les dispositifs de la protection de l’enfance aurait triplé. Devant l’augmentation de leur nombre – ils étaient 3 000 en 2006 et seraient 40 000 en 2018 selon l’estimation de l’Assemblée des départements de France (ADF) – et parce que les départements doivent assurer leur mise à l’abri puis leur prise en charge s’ils sont évalués mineurs, les départements ont maintes fois demandé le soutien de l’Etat. Les conseils départementaux auraient mené 54 000 évaluations en 2017. 14 900 nouveaux mineurs non accompagnés ont été confiés aux départements sur décision judiciaire la même année, d’après les chiffres du ministère de la Justice.

Le fichier d’« appui à l’évaluation de la minorité » (AEM), un traitement de données à caractère personnel prévu par la loi « asile et immigration » adoptée en septembre, doit permettre de résoudre la difficile équation entre l’augmentation de la demande et l’enveloppe budgétaire dégradée des départements. Ces derniers l’avaient d’ailleurs appelé de leurs vœux. Ce fichier a un double objectif : celui de « mieux garantir la protection de l’enfance » et « de lutter contre l’entrée et le séjour irréguliers des étrangers en France ». Il pourrait entrer en vigueur au 1er janvier dans quatre départements « tests », avec la publication du décret examiné pour l’heure au Conseil d’Etat, avant d’être généralisé au 1er mars pour le reste des territoires.

Assimilé à un « fichage », et suspecté par France terre d’asile dans un communiqué, de devenir « l’antichambre de l’éloignement », ce nouvel outil est pourtant pointé du doigt par de nombreuses associations depuis plus d’un mois. Le 23 novembre, dix associations, dont l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss), ont rendu public le projet de décret, poussant plusieurs instances à prendre position. Ainsi, le 13 décembre, le défenseur des droits, Jacques Toubon, s’est prononcé pour son abandon, comme le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE), placé sous l’égide du premier Ministre, qui a rendu un avis défavorable le même jour.

Inquiétudes et réticences

L’AEM, appelé aussi « fichier national biométrique pour mineurs non accompagnés » ne figurait pas dans la première version de la loi « asile et immigration ». Il a été introduit par le Sénat au cours des navettes parlementaires. La loi « asile et immigration » prévoit que les personnes se présentant comme mineures et privées de leur famille temporairement ou définitivement se livrent à un contrôle d’identité en préfecture au cours duquel elles devront laisser empreintes digitales et photographies. Or, le projet de décret prévoit également que ces jeunes renseignent des informations allant de leur filiation, à leurs conditions d’entrée en France, ainsi que des informations relatives à leur adresse ou encore leur numéro de téléphone. C’est sur ce point que se focalisent les inquiétudes et les réticences. A l’heure actuelle, les jeunes se présentant comme mineurs sollicitent une protection auprès des services des conseils départementaux ou de l’association à laquelle est déléguée l’évaluation de la minorité comme c’est le cas pour la Croix-Rouge à Paris. Il est prévu par les textes que le jeune soit immédiatement mis à l’abri, puis convoqué à un entretien d’évaluation et que, à l’issue de cet entretien, le département peut demander une vérification documentaire ou, auprès du parquet, une expertise osseuse. Ce projet de décret vise donc à modifier cette procédure pour faire intervenir les services préfectoraux au cours d’une étape administrative qui a pour objectif de savoir si le jeune a déjà été évalué majeur dans un autre département.

Les agents de préfecture pourront également consulter le fichier Visabio, qui permettra de savoir si la personne s’était préalablement présentée comme majeure à un consulat. Une « source d’erreur supplémentaire », selon le collectif d’associations, qui réunit entre autres la Cimade, l’Unicef, le Gisti, Médecins du monde ou encore le Syndicat de la magistrature. Dans un communiqué daté du 23 novembre, ils expliquent : « Beaucoup d’enfants tentent, avant d’entreprendre un voyage périlleux vers l’Europe, d’obtenir un visa d’entrée en Europe en se faisant passer pour des adultes. Les données issues de Visabio sont d’ailleurs très souvent écartées par les tribunaux. » Et si à l’issue de l’évaluation, le jeune n’est pas reconnu mineur, les informations personnelles qu’il aura renseignées en préfecture seront transférées dans le fichier qui recense les personnes étrangères. Or, puisque le recours que peut faire le jeune n’est pas suspensif, il pourra faire l’objet d’une obligation de quitter le territoire avant qu’un juge des enfants ne se soit prononcé sur son cas.

Contacté, le ministère de l’Intérieur n’a pas donné suite à nos appels. « Le sujet est très sensible », souligne-t-on à l’ADF. « Il ne s’agit pas de “fichage” mais de mettre à la disposition des départements la possibilité de saisir la préfecture pour vérifier l’identité du jeune et de savoir s’il avait déjà fait sa demande dans un autre département et si, le cas échéant, il a été évalué majeur, explique-t-on à l’Assemblée des départements de France. Ce ne sera pas systématique. Le département sera toujours la première porte d’entrée, et celui-ci pourra décider au cas par cas si un passage à la préfecture en complément est nécessaire. C’est ce que nous demandions car il y a un phénomène de nomadisme important avec des jeunes qui se présentent dans plusieurs départements successifs pour retenter leur chance. »

Le projet de décret est censé lutter contre ce phénomène des évaluations multiples, difficilement quantifiable, et qui tient autant des jeunes qui se présentent plusieurs fois que des départements, qui réévaluent parfois une minorité déjà établie dans un autre département. Paris et la Seine-Saint-Denis ont, quant à eux, déjà annoncé qu’ils ne mettront pas ce décret en application. Au risque d’accroître encore davantage les disparités territoriales. Un rapport réalisé conjointement par les services de l’Etat et les départements, publié en février 2018, soulignait en effet le caractère hétérogène des évaluations menées sur le territoire. « Au premier semestre 2017, la dispersion du taux de reconnaissance de minorité variait de 9 % à 100 % selon les départements, écrivent les auteurs du rapport. Le nombre et la durée des entretiens, le recours éventuel à l’interprétariat, la nature des investigations sur l’identité et le contrôle documentaire sont mis en œuvre de manière très variable, en dépit du cadre de référence défini par l’arrêté du 17 novembre 2016. Il en résulte une inégalité de traitement des jeunes et une contestation croissante des résultats de ces évaluations devant la justice. »

« C’est quitte ou double, soit le département vous déclare mineur et, à termes, les données seront retirées du dossier AEM, soit le département vous considère comme majeur et vous avez donné tous les éléments à la préfecture pour vous éloigner du territoire », dénonce Jean-François Martini, chargé d’étude au Gisti. Vous aurez beau scruter ce décret sous toutes ses coutures, des deux postulats de départ [ « mieux garantir la protection de l’enfance » et « lutter contre l’immigration irrégulière », NDLR], il n’en reste qu’un seul. Quand un jeune commence son parcours par un rendez-vous en préfecture, le message est clair : on le considère comme un étranger avant d’être un mineur en danger. Et ce, pour opérer un contrôle d’identité destiné à détecter d’éventuelles fraudes. On est dans une vue purement répressive. L’entrée en vigueur de ce décret marquera, selon nous, la fin de la protection de l’enfance pour les mineurs isolés. »

Le dispositif d’accueil « a ses limites »

« Quand on sait que dans certains départements, il y a des taux de refus de minorité de 70 %, 80 % voire 90 %, il serait aberrant que des jeunes tentent ce pari-là. Cela va dissuader une majorité des jeunes de faire une demande de protection et c’est peut-être d’ailleurs l’un des effets souhaités de la mise en place de ce dispositif. »

« Nous voulions d’abord aider les dispositifs d’accueil qui font face à un afflux de demandes, se défend l’ADF. Il y a tellement de jeunes qui prétendent à ce statut, alors qu’on n’est pas encore sûrs qu’ils sont véritablement mineurs, qu’on n’a plus de places pour les accueillir. Le dispositif d’accueil a ses limites. Nous voulons soulager les équipes, et être le plus juste possible. On ne peut pas tolérer que certains bénéficient du dispositif quand ils n’y ont pas droit. »

D’autres voies sont pourtant possibles. « Les outils actuellement en place produisent des décisions arbitraires, estime Jean-François Martini. Quand un jeune arrive sans état civil à nos permanences juridiques, nous essayons de voir directement avec les autorités de son pays d’origine comment il peut récupérer des documents probants. Si ce travail est fait par le département ou par l’Etat, cela permettrait au passage de s’assurer que les documents viennent d’organes étatiques et non d’officines douteuses. » Le défenseur des droits en appelle, lui, à la mise en place de procédures uniformisées d’évaluation de minorité et d’isolement « respectueuses des droits et de l’intérêt supérieur de ces enfants conformément aux dispositions de la Convention internationale relative aux droits de l’enfant » et ce, en concertation avec les associations et la société civile. Reste à connaître la position du Conseil d’Etat. Mais du côté du Gisti, on avoue ne pas avoir « beaucoup d’espoir ».

Le CNPE se prononce contre le fichier

Dans un avis, que les ASH ont pu consulter, le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) souligne, d’une part, la « confusion » induite par le texte « entre les missions de protection de l’enfance, de la compétence des départements, et les missions de contrôle et de séjour des personnes étrangères sur le territoire français, de la compétence de l’Etat » et, d’autre part, que la transmission des informations relatives aux jeunes déclarés majeurs du fichier « appui à l’évaluation de la minorité » (AEM) vers le fichier AGEDREF2 – fichier qui recense les personnes étrangères – est « contraire à la nécessaire distinction des deux missions ». « De surcroît, ceci risque de dissuader les personnes concernées à demander la protection nécessaire », souligne-t-il.

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