« Y EN A MARRE DES CRÉTINS, Y EN A MARRE DES CRÉTINS », scandent en marchant les six personnes aveugles et malvoyantes qui participent, ce vendredi 2 novembre, au cours de théâtre improvisé qu’Olivier Tsevery, comédien et formateur, propose une fois par semaine à l’Unadev (Union nationale des aveugles et déficients visuels) de Bordeaux(1). C’est Colette Barre, 75 ans et qui en paraît dix de moins, que l’on entend le plus. Sa voix puissante résonne dans la salle qui sert également à l’atelier poterie et où sont alignés quelques animaux en terre. Une voix à la hauteur de sa « rage » et de sa « haine » d’être plongée dans le noir absolu. « Je ne vois même pas une ombre, pas une lumière, rien. » Elle n’accepte pas ces accidents idiots qui lui ont fait perdre ses yeux, l’un après l’autre. D’abord, l’angle d’une portière de voiture qu’elle a fermée avec l’énergie qui la caractérise, et qui est allée se ficher dans son œil gauche, créant des dégâts irréversibles. Puis, quelques années plus tard, une chute dans son jardin. « J’ai manqué une marche et je suis tombée sur la seule petite protubérance qui dépassait, là, tout près de la piscine que l’on était en train de creuser, grince-t-elle. Quand je me suis réveillée à l’hôpital, les médecins m’ont dit que c’était fini, que je ne verrai plus jamais. » Insupportable pour celle qui croquait la vie par les deux bouts. Une question tourne en boucle dans sa tête et dans sa bouche. Pourquoi ? « “Vous n’aurez jamais la réponse à ce pourquoi”, me répète mon psychologue. » Il lui a fallu du temps pour franchir la porte de l’Unadev. D’ailleurs, elle n’accepte toujours pas de marcher avec une canne. Mais quand elle vient au cours de théâtre, tous les vendredis, elle oublie sa colère. La première fois, c’était pour voir à quoi ça ressemblait. Au bout d’un moment, Olivier Tsevery lui a demandé si elle voulait participer. « J’ai essayé, et c’était parti, lance-t-elle dans un éclat de rire. J’adore, j’adore. »
Toutes les séances d’improvisation commencent de la même manière, avec une déambulation dans la salle, main dans la main, pour s’approprier l’espace afin de ne pas se cogner contre les parois ou les uns contre les autres. Après cette « manifestation contre les crétins », les participants se mettent par deux – l’un faisant le cheval, l’autre le cavalier – et trottent dans la pièce, toujours pour mieux évaluer les distances. « Ensuite, on travaille le placement de la voix, et enfin on s’échauffe les idées », explique l’enseignant. Les associations de mots permettent de bien se préparer. Tous en rond, les participants lancent un mot et, à tour de rôle, dès que quelqu’un prononce leur prénom, ils doivent y associer un autre mot, et ce, de plus en plus vite : « tapis, orient, velours, soie »… La vitesse évite que l’on réfléchisse, que l’on prépare ses réponses, ce qui donne quelques surprises : « langue, idiome, livre, philosophie… camelote » ! Cet exercice plaît à Colette Barre. « Parfois, chez moi, je m’entraîne et je me donne des consignes, trouver des noms de meubles ou des noms de garçons, par exemple », se réjouit-elle. Joséphine Vilanueva est également aveugle. Avec Colette Barre, ce sont les deux seules à être atteintes d’une cécité totale. Elle compare l’improvisation à un entraînement sportif : « Comme le coureur doit s’entraîner régulièrement, l’improvisation est un travail mental qui stimule mon cerveau et le maintient en forme. » Quand l’échauffement est terminé, Olivier Tsevery leur propose de jouer de petites saynètes par deux à partir d’une phrase : « accident de fourneau », « j’ai pitié pour toi », « je peux faire un effort »… Rapidement, ils construisent des personnages et créent une situation. Chaque saynète ne dure que quelques minutes.
Benoît Petit, 48 ans, victime d’un accident vasculaire cérébral qui lui a enlevé presque totalement la vue et l’usage de son bras gauche, est discret, presque effacé. Mais quand il entre en scène, sa voix devient assurée, sonore, et ses improvisations ne manquent ni d’originalité, ni de fantaisie. Dans sa « vie d’avant », comme il dit, il faisait du théâtre classique. Mais il n’arrivait pas à incarner des personnages. « Ici, je me sens libre et meilleur », estime-t-il.
Quand les répliques faiblissent, Olivier Tsevery est là pour les relancer : « Mais non, ta femme te dit qu’elle te quitte, tu ne lui dis pas “ah bon !” mais “tu es scandaleuse”. Allez, vas-y, reprends. » Parfois, les personnages qu’ils incarnent sont trop proches d’eux. « Je ne veux pas qu’ils s’exposent, je les arrête quand ça devient intime et que cela les ramène à leur handicap », souligne Olivier Tsevery. Pour éviter que ce qui est trop personnel ne déborde et oublier qu’ils ne voient pas, il les fait vite rentrer dans un rôle en usant de quelques astuces, comme leur demander d’arriver en boitant ou en adoptant un fort accent paysan ou, au contraire, très aristocratique.
Plus le temps passe dans la séance, plus les personnages deviennent haut en couleur, drôles, affirmés. L’ambiance est détendue, conviviale. La session se termine toujours par un débriefing où chacun donne son ressenti, se souvient d’un moment qui l’a amusé ou qu’il aurait pu creuser différemment. « Au début, quand j’ai commencé le théâtre d’improvisation, j’avais des difficultés à avoir de l’imagination », se souvient Alla Morgoslepova. Après avoir perdu un œil et surmonté une profonde déprime, cette grande femme blonde d’origine russe s’est aperçue que le théâtre l’avait aidée à débloquer des choses. Elle a davantage de répondant. « Avant, je n’osais pas dire ce que je pensais, sourit-elle. Aujourd’hui, je suis plus directe, la timidité s’est tassée quelque part au fond de moi ! » Barthélèmy(2), qui a été assistant à la mise en scène et a travaillé dans sa jeunesse avec Beckett et Ionesco et qui, à 80 ans, est atteint d’un glaucome aux deux yeux lui faisant perdre la vue, se sent lui aussi pousser des ailes : « L’improvisation, en soi, demande de la fantaisie, du renouvellement ou un événement particulier. Quand un étranger est là pendant la séance, tout le monde est excité, on aime se donner en spectacle. On s’en aperçoit au moment des débriefings, quand on est contents de nous, c’est parce que quelqu’un était là pour nous écouter. »
Selon Pierre Duvinage, responsable des centres de l’Unadev de Pau et de Bordeaux, qui comptent environ 1 000 adhérents dont une centaine seulement pratiquent une activité, « le théâtre d’improvisation rencontre davantage de succès auprès de nos bénéficiaires que le théâtre classique, que nous avons abandonné ». Et pour cause. Ce dernier nécessite d’apprendre un texte, ce qui est plus difficile que d’improviser lorsqu’on est aveugle et qu’on ne peut pas lire. Néanmoins, l’équipe paloise, qui a aussi sa troupe de théâtre d’improvisation, Epicène, réfléchit à la mise en place d’un atelier de théâtre plus traditionnel pour les personnes les plus âgées. En effet, apprendre un texte et incarner un personnage pourrait prévenir la maladie d’Alzheimer et favoriser une certaine gymnastique intellectuelle. Pour l’heure, les deux troupes de théâtre vont présenter un spectacle commun en mars. Fin janvier, les Palois viendront un week-end à Bordeaux pour rencontrer les « Yvoiriens » (une appellation imaginée par Colette Barre), répéter ensemble et visiter la ville. « Cette rencontre bouge les lignes, oblige les participants à sortir de la routine, de leur zone de confort », affirme Pierre Duvinage.
Ce spectacle sera le quatrième pour les Yvoiriens. Les trois premiers étaient organisés avec Les Improvisateurs anonymes, troupe fondée en 2013 dans le cadre d’O.Théâtre, une école de théâtre qu’Olivier Tsevery a créée à Pessac (Gironde). Elle est composée de comédiens sans handicap, mais compte une personne déficiente visuelle qui a fait le choix de faire du théâtre en milieu ordinaire. Pour intervenir auprès des publics en difficulté ou en situation de handicap, comme au sein d’entreprises pour gérer des crises ou des conflits, l’enseignant a créé une autre structure : Odysseus. « J’ai commencé en accompagnant des personnes en grande difficulté, raconte-t-il. On les voit évoluer, se lâcher de plus en plus. Le théâtre n’est pas une thérapie, mais il permet de se dépasser à son insu, et c’est ça qui est passionnant. » Formé au théâtre et à la mise en scène à l’Atelier WRZ, à Paris, ainsi qu’au Cours Florent, Olivier Tsevery a également suivi une formation de psychologue à Nanterre. Cette double casquette lui a permis de mettre sur pied ces séances de théâtre improvisé. « Il faut de la bienveillance, mettre en sécurité les personnes pour qu’elles puissent révéler leur potentiel », glisse-t-il. Avant lui, à l’Unadev, un enseignant avait proposé la même chose, mais il était un peu trop critique et exigeant et avait déstabilisé le groupe.
Olivier Tsevery sait de quoi il parle : « Quand j’étais à Paris, j’ai vu des professeurs de théâtre qui n’hésitaient pas à casser quelqu’un qui venait d’arriver en mettant la barre trop haut. » Lui était d’une timidité maladive : « Je faisais du théâtre pour surmonter mes inhibitions. Sur scène je m’envolais. » C’est pourquoi il s’est tourné vers des écoles professionnelles. Il lui a fallu du temps pour placer sa voix, ne plus avoir peur d’interpréter des personnages. Quand il a commencé à faire de la mise en scène, les acteurs lui disaient qu’ils se sentaient bien avec lui. « J’avais trouvé tout seul mes ficelles et mes astuces pour être à l’aise et je voulais en faire profiter les autres. Je me suis dit qu’en s’y prenant différemment, on peut mieux valoriser les capacités des uns et des autres. » Les deux mots d’ordre de son approche, ses valeurs pédagogiques, sont la bienveillance et le respect. « C’est ce que j’ai retenu de mes formations en psychologie et en théâtre : une personne qui se sent en sécurité va donner énormément de choses, elle va se livrer. Quand quelqu’un vient me rencontrer, souvent il a peur. Peur du regard de l’autre, peur de s’exposer à un groupe. » C’est encore pire quand les gens sont handicapés, fragilisés. Son travail va alors consister à les mettre à l’aise et à leur donner des clés pour dépasser leurs appréhensions.
« L’improvisation, assure-t-il, c’est apprendre à se faire confiance, à laisser venir les idées sans réfléchir. » Quand on perd le contrôle, on crée un univers, on raconte une histoire, on fait tomber les masques. Et c’est ce qu’il demande à chacun dans ses ateliers. Pendant le premier semestre, les participants apprennent à prendre de l’assurance, à croire en leurs idées et en celles des autres. Surtout, l’important avec les personnes déficientes visuelles est de les aider à gérer l’espace, de rassurer celles qui ont peur de tomber ou de mettre un pied devant l’autre. Lors des spectacles, une corde est fixée sur la scène. Quand une personne marche dessus, elle sait que c’est la limite à ne pas dépasser. Autre particularité : les déficients visuels ne peuvent pas créer de liens par les yeux. Alors pour jouer, là où les autres acteurs s’appuient sur le regard de leurs partenaires, les Yvoiriens se concentrent davantage sur l’écoute. Pour l’enseignant, « l’important est de donner de bons repères au début, de se situer sur la scène en comptant les pas. » Et afin de limiter les peurs, chaque participant va se limiter à une place. On l’aura compris : l’improvisation chez les personnes malvoyantes passe plus par la parole et le jeu que par le déplacement. Mais pour Olivier Tsevery, que l’on soit handicapé ou pas, il n’y a pas de différence : « Sur scène, on oublie toutes formes de handicap, l’essentiel est de jouer, de participer et de s’entraider. Le jeu, ce n’est pas qu’une voix, qu’une mimique, qu’un regard. Ce sont toutes les parties du corps qui jouent. » Pendant les spectacles, comme pendant les séances d’improvisation, il n’y a pas de scénario. Sur scène, les participants partent d’un mot ou d’une phrase que le public lance dans la salle et, à partir de ce matériau, ils construisent une histoire. Simplement en s’adaptant à l’autre, en faisant appel à leur mémoire émotionnelle, pour être le plus sincère possible. Parfois, les organisateurs proposent des bandeaux aux spectateurs afin que ceux-ci suivent le spectacle sans y voir, comme dans la peau d’un non-voyant. Ils reconnaissent tous l’angoisse d’être dans le noir, mais cela leur permet, pointe Olivier Tvsevery, « d’avoir une perception différente des situations, de développer d’autres sens ».
Fin de la séance : aujourd’hui, la scène se passe au Moyen Age, avec un couple de seigneurs, leurs enfants et des serfs. A partir de cette situation, les participants ont réussi à construire une histoire, qu’ils ont bâtie en rebondissant sur les improvisations des uns et des autres, en frottant leurs imaginations. Le résultat est étonnant. Alice Nys et Colette Barre ont campé un couple de serfs savoureux, à la fois indignés par la richesse de leurs maîtres et assez malins pour la leur dérober. Joséphine Vilanueva s’en amuse. Depuis qu’elle pratique le théâtre d’improvisation, elle se sent plus forte : « J’ose dire les choses, et c’est indispensable dans notre situation. Quand on est handicapé, il faut toujours prouver, montrer qui on est. Parce qu’on est aveugles, les gens ont souvent tendance à nous prendre pour des déficients intellectuels. » L’ancienne professeure d’espagnol qui sommeille en elle n’hésite plus désormais à mentionner les études qu’elle a faites, à mettre en avant ses diplômes. Alice Nys, 93 ans, la doyenne du groupe, acquiesce : « Le handicap diminue, mais on ne vaut pas moins pour autant. Et, pour moi, le théâtre est un remède contre l’inexpression. »
Dans le cadre de ses activités avec des publics en difficulté, Olivier Tsevery a mis en place un projet de théâtre-relaxation contre la violence à l’école. En partenariat avec des gérontologues, des maisons de retraites, des associations et des centres sociaux, il propose l’écriture de pièces de théâtre avec des personnes âgées, qui interpréteront elles-mêmes ces pièces. Il intervient également auprès de Pôle emploi Aquitaine pour redonner confiance aux personnes en recherche d’emploi. Enfin, il enseigne l’adaptation des techniques de théâtre et de l’improvisation à des personnes autistes.
(1) L’Unadev propose à ses adhérents de nombreuses activités (tir à l’arc adapté, aviron, sophrologie, chant, socio-esthétique, échecs, maquette…), ainsi que des services d’accompagnement et d’aide à domicile ou de conseils dans leurs démarches administratives ou juridiques – Tél. 05 56 33 85 85. Odysseus théâtre : tél. 06 88 20 61 90.
(2) La personne a souhaité garder l’anonymat.