PARTANT DU PRINCIPE QUE LES RÉSIDENTS DES EHPAD (établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes) sont les plus à même de juger et de parler de leurs conditions de vie, les bénévoles de l’association des Petits Frères des pauvres les ont interrogés durant le temps de leur visite habituelle. Sans tabous et sans crainte de représailles, près d’une centaine d’entre eux ont témoigné de leur quotidien, et surtout de leurs difficultés de vie.
Si le manque de moyens dans ces établissements est dénoncé depuis des mois par les syndicats et les organisations professionnelles, les résidents sont les « invisibles » de cette contestation, à en croire Alain Villez, président de l’association, alors même que ces conditions de travail difficiles ont des répercussions sur leur prise en charge. Loin d’être amers, les résidents sont le plus souvent d’une grande bienveillance avec le personnel, bien conscients que le manque d’effectifs et de moyens ne favorise pas la bientraitance. Et si les résidents sont globalement satisfaits des animations, quand elles sont intéressantes et régulières, les critiques sont plus incisives lorsqu’il s’agit du rythme de vie, de la toilette, de la nourriture ou encore de la liberté d’aller et venir.
Ainsi, 97 témoignages de personnes résidentes d’Ehpad accompagnées par les Petits Frères des pauvres ont été recueillis entre avril et septembre 2018 par les bénévoles dans tout le pays. Après leur analyse et le constat de la qualité de ces propos, l’association a décidé de les porter sur la place publique dans le cadre de la concertation citoyenne nationale « grand âge et autonomie », lancée le 1er octobre dernier par Agnès Buzyn, ministre des Solidarités et de la Santé, et qui a depuis pris fin le 1er décembre (voir aussi page 13). Pour ce faire, les Petits Frères des pauvres ont pris le parti de mettre en avant six thèmes visant à nourrir la réflexion sur la place des aînés dans la société.
Le premier étant la question du choix et du consentement d’entrer en Ehpad. Certains verbatims parlent d’eux-mêmes : « Je n’aime pas être ici, mais je n’ai pas le choix » ; « je regrette d’être venue ici, j’en veux à mon généraliste, j’ai été mal conseillée. » ; « je n’ai pas choisi cette maison de retraite, j’étais en maison de repos et ils m’ont envoyé ici »… Des réactions qui ne surprennent pas et font écho à l’enquête du Credoc pour le compte du think tank Terra Nova, laquelle révélait en octobre dernier que ce sont le plus souvent les proches de la personne âgée dépendante qui décident de son entrée en maison de retraite.
Selon cette étude, pour 8 personnes sur 10, entrer dans une structure d’accueil, c’est « perdre son autonomie de choix » et, pour 6 sur 10, c’est « se mettre en retrait de la société ». La solution de l’Ehpad n’est donc pas le premier choix des résidents. Des témoignages en font preuve : « J’aimerais vivre dans un espace de liberté où il n’y a pas de réglementation, où il n’y a pas de hiérarchie » ; « je souhaiterais que quelqu’un s’occupe de moi et je voudrais aller autre part »… Face à une telle situation, les Petits Frères des pauvres proposent de promouvoir des formes d’habitat alternatif afin d’offrir plus de choix entre le domicile et l’Ehpad : des petites unités de vie, des pensions de familles pour les personnes en grande précarité, ou encore des habitats partagés comme les colocations Alzheimer. Cette association souhaite également développer l’hébergement temporaire qui favorise le maintien à domicile et le répit des aidants, ou encore « soutenir les services d’aides à domicile, qui sont la cheville ouvrière du maintien à domicile ».
« Je ne me considère pas comme un résident, mais comme un détenu » ; « aucune joie, tous les jours sont identiques » ; « demain, je serai au lit toute la journée, ça me dérange, j’aimerais bien qu’on puisse m’amener dehors »… Ces paroles posent notamment la question de la liberté d’aller et venir ainsi que celle de la localisation des Ehpad. Ces établissements étant le plus souvent dans des lieux reculés de la ville, les Petits Frères des pauvres proposent d’arrêter de construire des structures à la périphérie des villes et de privilégier la mise en œuvre d’une politique globale des territoires qui défende l’inclusion des personnes âgées dans la cité, ou encore de favoriser les activités collectives en extérieur comme les sorties à la journée et les séjours de vacances. Des propositions qui permettraient certainement de créer du lien entre les résidents.
En effet, bien que certains établissement accueillent des dizaines, voire des centaines de personnes, la solitude reste dans ces lieux un sujet prégnant. Preuve en est la lecture des témoignages : « Tout le monde m’abandonne, ici je ne peux parler à personne, ils perdent tous la tête » ; « j’ai le cafard tous les jours, je ne suis pas bien de me voir là »… Leurs demandes pour pallier cette solitude sont simples : « voir des chats », « discuter », ou encore « ne pas être oublié ». L’association d’accompagnement des personnes âgées préconise de prendre en compte l’isolement comme un facteur aggravant de la perte d’autonomie.
Les moyens sont également au cœur des sujets abordés, et les résidents demandent ainsi que l’on donne aux professionnels le temps de mener leurs missions, en appliquant notamment le principe d’un équivalent temps plein par résident.
« La porte qui s’ouvre sans qu’on ait frappé, ça ne me convient pas » ; « pendant la douche, la porte de la salle de bains est grande ouverte, c’est vraiment inconfortable »… Le sujet de l’intimité et de la dignité est sensible car, de fait, l’avancée dans l’âge ne signifie pas que l’on perde toute pudeur. Alors que l’Ehpad constitue le plus souvent le dernier lieu de vie des personnes âgées, ces dernières demandent d’être considérés avec respect : « On se présente avant de rentrer quelque part […], vous frappez, vous sonnez, vous n’ouvrez pas la porte comme ça » ; « je souhaite avoir ma clé de chambre pour fermer »… Cette problématique est liée également au rythme de vie des résidents, qui est malheureusement souvent imposé par les contraintes d’organisation. L’adaptation au rythme de chacun des résidents n’est malheureusement pas la règle, au grand regret des résidents : « Ce serait bien que les heures de repas soient plus cool » ; « j’aimerais être lavé pour 10 h car je me lève à 7 h »…
Si ce recueil de témoignages lève le voile sur le ressenti des résidents, force est de constater qu’il ne glorifie pas le fonctionnement des Ehpad. Alain Villez, le président des Petits Frères des pauvres, se défend néanmoins de vouloir participer à l’« Ehpad bashing » (qui a été dénoncé par certaines fédérations du secteur), mais se veut constructif : « Nous souhaitons sensibiliser beaucoup plus sur les problèmes que rencontrent les établissements parce que, dans le fond, la maltraitance dénoncée est plutôt de nature institutionnelle. Je crois que c’est important de faire comprendre à l’opinion et aux pouvoirs publics que cette maltraitance est générée par les moyens consentis à ces établissements et surtout par le manque de personnel. » Un positionnement qui se retrouve dans les propositions remises par cette association lors de la concertation citoyenne sur le grand âge et l’autonomie, parmi lesquelles elle demande un équivalent temps plein par résident. Une préconisation qu’il serait surprenant de voir apparaître dans la loi sur la dépendance, attendue dans le courant 2019.
RÉSIDENTE EN EHPAD DEPUIS SIX ANS DANS LES HAUTS-DE-FRANCE ET PRÉSIDENTE DU CONSEIL DE VIE SOCIALE DE SON ÉTABLISSEMENT À LILLE, MARIE-JOSÉE TÉMOIGNE.
« Ce n’est pas tous les jours facile. Avec le manque de personnel, à mon étage, il y a trois soignants pour 31 résidents. Les toilettes se font à la chaîne. Il y a les prioritaires : ceux qui ne peuvent pas manger au lit, les gens qui vont au Pasa [pôle d’activités et de soins adaptés]. Nous, on passe après. Quelquefois, on s’occupe de moi à 11 h 40. Le problème, c’est que je suis à leur merci pour me lever car je suis amputée d’une jambe, je ne peux donc pas sortir de mon lit sans aide. L’idéal serait que l’on vienne pour 10 h.
J’ai fait le choix de l’Ehpad car j’ai été amputée et ma maison était très vieille et pas adaptée au handicap. Et je n’ai pas voulu embêter mon fils. Quand j’étais à l’hôpital, je me suis dit que j’avais deux solutions : dormir sous les ponts ou en maison de retraite… C’est un choix de ma part, mais ce n’est pas le premier. J’aurais aimé rester chez moi, mais ce n’était pas possible.
Quand je suis arrivée dans cet établissement, il y avait 200 résidents mais il a été démoli pour en construire un autre, d’une capacité de 300 personnes, avec presque le même nombre de soignants… Le problème est là.
Le personnel n’a plus le temps de parler. Moi je parle, donc ils sont obligés de me répondre (rires), mais je ne sais pas comment font les personnes qui ne peuvent plus parler. Mais même en parlant beaucoup, cela ne résout pas tous les problèmes. »