IL Y A TROIS ANS, À L’OCCASION DE LA JOURNÉE INTERNATIONALE DES DROITS DE L’ENFANT, le défenseur des droits publiait son rapport sur les « enfants invisibles », à la croisée du handicap et de la protection de l’enfance. « Chez nous, 20 % des jeunes sont reconnus handicapés. Et encore, nous n’avons pas de recul sur les mineurs non accompagnés que nous recevons. Le sujet n’est pas nouveau, mais il est nouveau qu’il soit traité », témoigne Bruno Bizot, directeur de l’Association pour les droits et l’accompagnement de l’enfant à l’adulte en Rhône-Alpes, lors du colloque « Protection de l’enfance et handicap : promouvoir le décloisonnement des deux secteurs » organisé à Lyon le 4 décembre par la Convention nationale des associations de protection de l’enfant (Cnape), le Creai Auvergne-Rhône-Alpes, et Nexem, syndicat d’employeurs. « C’est une réalité qui existait au sein des institutions, à laquelle faisaient face les professionnels, mais qui n’était pas dite », confirme Geneviève Avenard, défenseure des enfants, en ouverture des tables rondes.
Ils seraient 70 000 enfants, sur les 308 000 faisant l’objet de mesures de protection de l’enfance en 2015, à être en situation de handicap. Un nombre significatif qui reste une « estimation prudentielle », puisque le défenseur des droits n’a retenu que les enfants ayant obtenu la reconnaissance de leur handicap auprès des maisons départementales des personnes handicapées (MDPH). En raison de la disponibilité variable des données d’un département à l’autre, le rapport avance une fourchette de 13 % à 20 %. Un taux « environ sept fois supérieur » à celui de la population générale. Les handicaps psychiques et mentaux prédominent : troubles du spectre de l’autisme, troubles psychotiques, déficiences intellectuelles… Avec une « sur-représentation » des troubles du comportement.
Cela fait trois ans que la problématique est sur le devant de la scène. Pourtant, dans son avis sur les ruptures de parcours en protection de l’enfance paru en juin 2018, le Conseil économique social et environnemental (Cese) constatait que « l’organisation actuelle de l’aide sociale à l’enfance et de la sphère médico-sociale ne prend pas toujours en compte la situation de handicap de ces jeunes ». Dans la salle comble, les directeurs de structures et travailleurs sociaux sont avides d’échanges. « On se retrouve face à des situations complexes, de plus en plus… Jusqu’ici, on bricole », témoigne Sylvie(1), cheffe d’un service expérimental de l’association Alteris à Clermont-Ferrand, à destination de jeunes entre 16 et 25 ans reconnus travailleurs handicapés. « Oui, on bidouille ! » abonde Isabelle, cheffe de service dans une maison d’enfants à caractère social (Mecs). « Pourtant, les frontières ne sont pas si étanches que ça entre protection de l’enfance et handicap. »
Au confluent de deux politiques publiques, la situation de ces enfants appelle à un décloisonnement des pratiques. « Ces enfants doublement vulnérables devraient être doublement protégés, mais ils sont victimes du fonctionnement en silos, de la multiplicité des acteurs, des différences de cultures professionnelles », déplore Geneviève Avenard. Le manque de dialogue est soulevé par les professionnels. « Pour un seul enfant, il faut aller voir tel professionnel de santé sur tel aspect, la MDPH pour tel autre, puis on nous dit “Ah non, cette structure-là ne s’occupe pas de ceci, allez voir cette autre…” », raconte Anne Cormorèche-Monge, médecin coordinateur du réseau Anais du CHU de Grenoble, un dispositif d’aide aux professionnels en difficulté face à des situations complexes. « Se mettre tous autour d’une table, c’est difficile. Les professionnels ne partagent pas le même langage, ni le même corpus théorique », reconnaît-elle. D’autant plus pour des handicaps « à la jonction entre pédopsychiatrie, neuropsychiatrie, questions scolaires, questions éducatives… ». Selon elle, « ne pas se mettre autour d’une table pour un même enfant que l’on prend tous en charge, c’est une faute professionnelle. »
Les lacunes dans la détection du handicap sont aussi en cause. « Les handicaps d’ordre psychique ne sont pas toujours visibles pour des individus non formés et ils peuvent être soit ignorés, soit associés aux autres difficultés du jeune, et donc non traités efficacement », indiquait le Cese en juin dernier. Le manque de formation des professionnels de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ou de l’Education nationale, est en jeu. Dans la cour au-dehors, Isabelle, la cheffe de service dans une MECS, s’impatiente au sujet de l’inclusion scolaire : « On reçoit tout le temps des appels d’instituteurs qui nous demandent “comment vous faites avec ce gamin”. Ils disent qu’ils en ont un à gérer et que ça met les 25 autres en retard… Ils n’ont aucune bille, il y a un besoin de formation ! »
La mauvaise prise en compte du handicap prend racine au moment du signalement. « La question du handicap n’est pas traitée dans l’outil national des informations préoccupantes, elle n’est pas considérée à la hauteur de l’importance qu’elle devrait avoir », regrettait Grégory Degenaers, psychologue clinicien, dans nos colonnes(2). Au-delà des carences parentales, l’inadaptation du repérage et de l’offre médico-sociale pousse donc aussi, parfois, à l’entrée en protection de l’enfance. La nécessité de mieux accompagner les familles en amont face à leurs difficultés est soulevée par le défenseur des droits : « L’entrée en protection de l’enfance resterait-elle justifiée si les bouleversements introduits par le handicap dans la vie des familles étaient réellement pris en compte et pris en charge par un accompagnement adapté ? »
L’offre spécialisée pour ces enfants n’est pas assez développée, à l’image des services de pédopsychiatrie. Ceux-ci posent un double problème : le nombre de places est insuffisant, et la prise en charge s’arrête à 16 ans. Au-delà, les jeunes sont transférés aux services adultes des hôpitaux. « La situation de la pédopsychiatrie en France est celle d’une catastrophe annoncée », résume au micro Geneviève Avenard. Sur un plan tout aussi urgent, le manque de places d’hébergement pour ces enfants est à combler. Pour les week-ends ou les vacances où ils ne sont ni à l’école ni dans des établissements médico-sociaux, leur prise en charge relève souvent du bricolage.
Leurs parcours sont morcelés, construisant des jeunes « ballottés », parfois réputés « incasables », que les établissements se transmettent comme des patates chaudes. Cette instabilité n’est pas sans conséquence sur leur développement. « Le plus ennuyeux, c’est lorsque nos prises en charge aggravent le handicap. Les parcours chaotiques risquent de renforcer les troubles de l’attachement, les troubles psychiques ou cognitifs », martèle Michèle Créoff, vice-présidente du Conseil national de la protection de l’enfance.
Elodie, médecin dans un centre d’action médico-sociale précoce, hausse les épaules : « On est confrontés à cette problématique quotidiennement. Les initiatives restent anecdotiques, elles reposent sur de bonnes volontés individuelles ; il n’y a rien de systématisé. » Des dispositifs innovants sont donnés en exemple : « Nous sommes en voie d’ouvrir une structure pouvant accueillir huit jeunes en situation de handicap et relevant de la protection de l’enfance », présente Yanick Gondoux, directeur général de l’Association départementale de sauvegarde de l’enfance et de l’adolescence de l’Allier. Une partie soignante, une partie éducative pour des jeunes dont « c’est la violence qui posait problème. C’est difficilement avouable pour les professionnels mais il y a du lâcher-prise face à cela ». Monter le projet d’une structure hybride n’a pas été évident. « Même si les besoins étaient bien identifiés par tous, la question de “qui finance quoi” bloquait depuis longtemps. »
Le cloisonnement des secteurs tient en partie au fait qu’ils dépendent de circuits de financements distincts. Les dispositifs de l’ASE – familles d’accueil, Mecs – relèvent de la compétence des départements, quand les lieux du médico-social – instituts thérapeutiques éducatifs et pédagogiques, instituts médico-éducatifs, services d’éducation spéciale et de soins à domicile ou encore centres médico-psychologiques – sont financés au prix de journée par la sécurité sociale. Là aussi, des changements sont initiés. Christelle Del Rosario, déléguée « enfance jeunesse famille » au conseil départemental de Savoie, présente la mise en place en janvier de la tarification de type Serafin pour les dispositifs en milieu ouvert de protection de l’enfance. Fruit d’une réforme lancée en 2014, la tarification Serafin vise à passer de budgets calculés sur des prix de journée à une tarification à l’activité. Critiquée comme une volonté de réguler les dépenses par une logique de résultats plutôt que de moyens, la tarification Serafin a été pensée pour le secteur du handicap. En Savoie, « on s’inspire des pratiques et outils du handicap pour expérimenter une nouvelle approche de la protection de l’enfance par la refonte du financement ».
La question des ressources n’est vraiment posée qu’à la fin, par la voix d’un intervenant du public : « Il y a un manque de moyens pour produire des projets collectifs. Les problématiques budgétaires limitent le temps de réflexion et de concertation entre institutions. » Or les enjeux de la perspective d’un décloisonnement sont loin d’être simples. « J’ai parfois l’impression de tout mélanger. Nous n’avons pas les capacités ni le temps d’intervenir sur le milieu familial…, » regrette une responsable en IME. La prise en compte de l’autorité parentale, absente des tables rondes, est un exemple de cette complexité. Là où le handicap fonde une « alliance thérapeutique » entre professionnels et parents, selon Geneviève Avenard, les mesures de protection de l’enfance revêtent, elles, un caractère restrictif de leur autorité. Comment considérer et inclure les parents de ces jeunes à la croisée de ces deux mondes ?
Toutes ces interrogations restent suspendues à la stratégie nationale de protection de l’enfance, annoncée pour janvier. La défenseure des enfants souhaite qu’elle « mette en synergie l’ensemble des acteurs » au nom de « l’intérêt de l’enfant ». Geneviève Avenard annonce qu’un bilan des politiques publiques à partir des préconisations du rapport de 2015 sera publié par le défenseur des droits « en début d’année prochaine ».
« C’est la question que l’on doit toujours avoir en tête », a répondu lors du colloque la médecin Anne Cormorèche-Monge à une intervenante jugeant qu’« on ne parle pas assez des enfants porteurs de handicaps qui entraînent des craquages des parents ». La maltraitance active ou la carence éducative sont des facteurs évitables de handicap. Francesc Botet, professeur de pédiatrie à Barcelone, a présenté les dernières avancées en imagerie médicale autour de l’impact de la maltraitance sur le développement du cerveau de l’enfant. Mais il souligne la difficulté de déterminer dans quelles circonstances « ces manifestations cliniques sont causes ou conséquences » de la fragilité familiale.
(1) Le prénom a été modifié.