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Aider les familles d’enfants « tyrans »

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A Montpellier, un service du CHU a mis en place une consultation inédite pour des groupes de parents que leur enfant tyrannise. Un protocole est en cours pour valider les bienfaits de cet accompagnement et permettre à ce programme de se généraliser.

UN JEUDI D’OCTOBRE, À L’HÔPITAL Saint-Eloi de Montpellier, dans une salle de réunion aux murs tout blancs du service de médecine psychologique de l’enfant et de l’adolescent (MPEA). A 12 h 15, autour de tables agencées en rectangle, une douzaine de mères et deux pères attendent, visages fermés, leur rendez-vous hebdomadaire avec deux pédopsychiatres. Posé devant chacun, un petit écriteau affiche le prénom d’un enfant : Wendy, Malo, Gabriel, Charline, Guillaume, Léonard, Luke… Pour ces parents, la vie à la maison est devenue un véritable enfer parce qu’un de leurs rejetons a pris le pouvoir. Le programme – inédit – « Parents d’enfants à comportement tyrannique » que suivent ces familles est spécifiquement consacré aux adolescents qui les terrorisent. « Par définition, il y a comportement tyrannique quand la hiérarchie familiale s’est inversée, annonce Nathalie Franc, pédopsychiatre du service MPEA. Le contrôle de ces enfants sur leurs parents est tel que ces derniers ne peuvent plus poser aucune règle et s’adaptent totalement au désir de leur progéniture. »

L’autorité, ces enfants la gagnent à l’usure, par des pressions permanentes : crises de colère répétées, harcèlement, violences verbale et/ou physique, bris d’objets et autres destructions matérielles dans la maison, jusqu’aux menaces de suicide ou de fugue… « Ces parents, généralement très isolés, sont en souffrance. Ils ont besoin de déposer tout leur parcours, note la pédopsychiatre. D’autant que, le plus souvent, tout se passe à huis clos. A l’extérieur, leur enfant est apprécié. » Nathalie Franc est responsable du programme lancé en 2015 au centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier, dans le service dont le chef, la professeure Diane Purper-Ouakil, publiait dès 2004 Enfants tyrans, parents souffrants, le premier ouvrage à aborder spécifiquement cette thématique. Objectif du travail de groupe : accompagner les familles aux prises avec un enfant « tyran » et les aider à reprendre l’autorité. « Nous les guidons pas à pas en leur proposant des pistes et des stratégies pour faire face, telles que déjouer les épisodes violents, pour ne pas entrer dans les escalades délétères que leur impose leur enfant », explique Nathalie Franc. En bref, dans ces groupes thérapeutiques, ils sont amenés à intégrer des principes éducatifs innovants qu’ils devront mettre en place à la maison, et tenir dans la durée.

« Il nous pourrit la vie »

La théorie laisse la place aux témoignages, si les parents le souhaitent. Les langues paraissent se délier plus facilement au fur et à mesure que les séances avancent. Une mère raconte : « Léonard a toujours voulu être le centre, c’est lui qui décide de tout. Tant qu’on ne lâche pas l’affaire, il nous pourrit la vie, il reste en haut de sa colère sans jamais redescendre, il me mène à bout. » Après, par exemple, un contrôle scolaire auquel il n’a pas bien su répondre, cet ado peut revenir furieux à la maison, adresser des propos orduriers à sa mère, s’en prendre à sa sœur, menacer de tuer tout le monde… Et c’est comme ça depuis qu’il est tout petit. « A chaque fois qu’on invitait des amis, il faisait des histoires et ramenait systématiquement le focus sur lui, ajoute la mère. On ne reçoit plus depuis longtemps. »

D’autres parents témoignent. Eux aussi connaissent le harcèlement qui peut durer des heures, parfois des jours, les insultes, la violence verbale, voire les coups. La mère de Charline évoque : « La moindre contrariété qui peut survenir pour une simple question de portable ou d’écran, par exemple, déclenche très vite une crise. Que je réagisse avec autorité ou par la manière douce, c’est la même escalade de violence. Je finis par me soumettre pour que ça s’arrête et, là, c’est le mépris. » L’adolescente lui fait régulièrement des chantages au suicide… Les parents de Guillaume, eux, racontent qu’ils viennent d’acheter une console de jeu PS4 à leur fils de 15 ans, qui réagit très violemment à la moindre frustration. Le harcèlement a duré plusieurs mois, ils ont préféré abdiquer. Bien obligés. « Ça apaise la relation… jusqu’à ce qu’il veuille autre chose, avoue sa mère. Maintenant, il nous menace quand le contrôle parental que nous avons installé après 22 heures l’empêche d’utiliser sa PS4. » L’escalade peut conduire à une brutalité exercée sur lui ou sur ses parents, que le père nomme pudiquement une « bousculade ».

Les dix séances d’une heure et demie que propose ce programme s’étalent sur trois mois. Elles abordent différentes méthodes de « guidance éducative », auxquelles ont été associés les principes de la « résistance non violente », du sit-in auprès de l’enfant après un épisode violent à la déclaration écrite du ou des parents sur leur choix d’un positionnement non violent… La technique est issue de travaux menés il y a une quinzaine d’années par Haim Omer, professeur de psychologie à l’université de Tel Aviv. La méthode, qui a fait ses preuves sur des enfants et des adolescents agressifs et autodestructeurs, s’applique ici lorsque la violence est déjà bien installée à la maison. Selon la pédopsychiatre, « elle a un intérêt car les parents sont dans une véritable guerre de territoire avec leur enfant. Ils ne peuvent pas rester sans rien faire et résister en adoptant une attitude calme. » Au contact des professionnels, ils vont apprendre à s’adapter autrement que par des accommodements quotidiens censés compenser tous les moments de conflit. Les médecins qui animent les séances les aident à rétablir des actes qui renforcent leur présence, à repérer les schémas d’escalade afin de les éviter, et à répondre en différant leur réaction. En bref, à résister pacifiquement à leur petit despote, en apprenant aussi à se constituer un réseau de soutien (proches, amis) ou en travaillant leur estime de soi.

Du coaching parental

A condition d’en parler, ce qui est rare… Pour ces parents, le sujet est tabou. « C’est trop difficile, nous avons honte », conviennent plusieurs d’entre eux. Cette réalité domestique reste souvent tenue secrète. En matière de violences familiales, la maltraitance la plus documentée est plutôt celle que des parents exercent sur leurs enfants. « Si un père craque après que le ménage a subi des mois de harcèlement, ce qui est généralement relevé par les éducateurs, c’est la souffrance de l’enfant, constate Sylvie Boronat. Que ce dernier batte ses parents paraît peu concevable. Les formations à nos métiers n’abordent pas encore le sujet, mais ça va venir. » Récemment formée comme monitrice-éducatrice dans le cadre d’une reconversion, cette mère de famille sensibilisée à la question par son entourage a suivi il y a deux ans la formation de Haim Omer au CHU de Montpellier. Elle exerce en libéral, dans une maison de santé de Castelnau-le-Lez (Hérault) où elle fait du coaching parental sur des troubles du comportement, en consultation individuelle. Les enfants ont parfois 3 ou 4 ans. « Le comportement tyrannique peut se mettre en place insidieusement, par des faits a priori anodins qui n’alertent pas les parents et qui se multiplient au fil du temps. » Telles des crises de nerfs du bambin pour un tee-shirt qu’il veut mettre un matin… L’éducatrice intervient à domicile, et l’hôpital lui adresse également des familles. « On avance pion par pion, la figure parentale se doit d’être rassurante, d’apparaître comme un rocher auquel se raccrocher. » Rare monitrice formée pour appliquer les techniques du CHU, elle est, de fait, un relais extérieur qui bénéficie d’un bouche-à-oreille favorable.

Tous ces parents paient-ils le prix des enfants rois ? « Peut-être que certains principes éducatifs ont été mal compris », énonce Florence Pupier, pédopsychiatre du CHU, qui coanime les séances. Parmi les participants, une moitié est venue par le biais d’une information des médias, l’autre moitié s’est engagée parce que l’enfant a été ou est suivi par un psychologue, un pédopsychiatre ou un éducateur spécialisé du service MPEA. « Dans toutes les demandes qui nous sont faites, il y a toujours chez l’enfant un problème d’anxiété forte ou une difficulté à gérer des émotions, précise-t-elle. Il ne s’agit pas de caprice. »

Enfant « tyran » n’est pas un diagnostic

Le comportement tyrannique n’entre, aujourd’hui, dans aucune catégorie diagnostique précise, mais, sans vouloir tout médicaliser, tous ces adolescents et ces enfants « tyrans » semblent présenter un ou plusieurs troubles du comportement (oppositionnel avec provocation, obsessionnel compulsif, de l’anxiété de séparation, anxieux généralisé, du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité, autistique…). « Il est très difficile pour les parents de prendre conscience du problème, qui est complexe, et de la réalité de ces symptômes », continue la pédopsychiatre. La deuxième séance du programme les reprend tous. Objectif : savoir identifier un comportement tyrannique, repérer les souffrances et mettre en place progressivement des actions pour reprendre la main. « C’est d’abord aux parents d’engager les choses, ce sont eux les demandeurs. L’enfant tyrannique, lui, n’a pas spécialement envie de perdre sa place de chef », résume Nathalie Franc. Laquelle traite depuis douze ans les conflits de parents d’enfants à problèmes de comportement en utilisant notamment les programmes d’entraînement aux habiletés parentales (PEHP), une mouvance actuelle de la pédo­psychiatrie qui veut que l’on n’avance pas tout seul avec un enfant mais en mobilisant les familles.

Des familles souvent dépassées qu’une assistante sociale hospitalière accompagne aussi, à la demande d’un médecin, d’un éducateur ou d’un intervenant. « Mon rôle, c’est la faisabilité du soin et sa continuité : comment un jeune va être pris en charge si les familles n’ont pas de mutuelle, s’ils ont une couverture maladie universelle à renouveler, indique Françoise Miquel, assistante sociale unique pour toutes les unités du service. Nous demandons aux familles d’être assez présentes sur les soins, notamment en cas d’hospitalisation. Il faut qu’elles puissent s’organiser si elles travaillent. » En leur indiquant, par exemple, l’existence du congé de présence parentale. Lorsque l’enfant présente des troubles qui le handicapent dans ses acquisitions scolaires ou dans son quotidien, elle aide les familles à constituer le dossier qui sera étudié par la MDPH (maison départementale des personnes handicapées) pour une orientation, le cas échéant, en ITEP (institut thérapeutique, éducatif et pédagogique) ou un soutien scolaire spécifique. « Nous avons mis en place un bon partenariat avec la caisse d’allocations familiales, qui vient ici deux fois par mois nous aider à débrouiller des situations parfois très compliquées », confie aussi Françoise Miquel. « Les parents d’enfants tyrans arrivent dans le service après avoir un peu tout essayé, et ils sont épuisés. »

Il n’y a aucun chiffre sur la prévalence des comportements tyranniques, mais les parents accueillis aux consultations de la MPEA sont de plus en plus nombreux. Et le problème touche toutes les couches de la société. Aussi bien des familles peu engagées dans l’éducation de leurs enfants que d’autres au contraire beaucoup plus investies, hyperattentives, hyperprotectrices – des hyperparents en permanence dans le dialogue –, qui n’acceptent aucune frustration pour leur enfant. Diverses raisons peuvent aussi justifier le surinvestissement : un problème de santé de l’enfant, une difficulté liée à la conception, un enfant unique, une adoption, une naissance tardive chez un couple âgé… Les parents eux-mêmes peuvent se révéler anxieux, éprouver des culpabilités. Des adultes qui appartiennent souvent aux catégories socioprofessionnelles supérieures. « Ils sont aussi bien travailleurs sociaux que médecins, enseignants », constate Pierre-François Méjean. Fonctionnaire au CHU, cet éducateur spécialisé travaille dans le service MPEA auprès d’adolescents ou d’enfants hospitalisés. Il fait aussi des interventions ciblées, à domicile ou dans les écoles, notamment à la demande de médecins. De l’observation pour étayer un diagnostic (l’enfant tyran n’étant pas systématiquement déclaré comme tel) à la guidance éducative, ses constats permettent, entre autres, de détecter les distorsions entre ce qui est raconté à l’hôpital par un enfant ou par un parent et ce qui est vécu à la maison.

Un problème d’éducation ?

« Vu de l’extérieur, ça ne paraît pas possible de vivre une telle situation au quotidien, puis, quand vous le voyez, ça s’avère pire que ce que vous avez imaginé, et oppressant », confie Pierre-François Méjean. Ses observations permettent de mettre des choses en place à l’école, lorsqu’il existe une difficulté de comportement, ou d’orienter les parents vers les services appropriés. A la maison, il peut aussi appuyer les participants au groupe « enfant tyran » et les aider à mettre en place les techniques proposées. Ce travail de longue haleine avec des éducateurs spécialisés – le CHU en salarie dix – sort la famille du strict aspect médical. « Il y a un vrai problème d’éducation et de social, intervenir le plus tôt possible est capital. » Pierre-François Méjean exerce au CHU depuis quinze ans. Il a d’abord été sensibilisé aux enfants hyperactifs souvent traités à la Ritaline(1) dont les parents ont été montrés du doigt. Il connaît aussi les adolescents hospitalisés après un passage aux urgences parce qu’une très grosse crise est survenue à la maison, parfois même une tentative de suicide. « On découvre alors que, pour beaucoup de parents, la violence dure depuis des années. A 8 ans, elle peut être déjà bien installée parce qu’elle a démarré tôt », indique l’éducateur. Son poste lui confère une disponibilité qui lui permet d’être réactif dans les situations de crise : « Ces parents ont besoin d’une réponse ou d’un appui sur l’instant. Ils se sentent soutenus, ça les aide beaucoup. »

Le travail réalisé depuis trois ans au CHU de Montpellier donne lieu actuellement à un protocole financé. Il doit permettre d’évaluer son impact sur l’amélioration du comportement de l’enfant et sur l’évolution de ses parents. Selon les professionnels en charge de l’accompagnement, le stress parental est un bon critère d’évaluation. « S’il diminue, la validation pourra servir d’argument à d’autres hôpitaux », résume Nathalie Franc. Elle leur permettra aussi d’obtenir des budgets pour mettre en place plus facilement ce dispositif. Pour l’heure, deux programmes démarrent à Toulouse et à Tours, et un autre se prépare à Lyon. « Dans le même questionnement que nous, nos collègues ont aussi ces familles et ces enfants-là et ne savent pas quoi en faire », indique le médecin. Dans une société de l’immédiateté et surnumérisée, les modèles d’autorité ont, certes, beaucoup changé. L’objectif est de montrer aux parents que cette autorité n’est pas pour autant devenue égalitaire. Car, pour Nathalie Franc, « être présent pour son enfant ne veut pas dire tout accepter, ni éponger toutes leurs émotions ».

Des troubles du comportement

« Nous accueillons près de 1 000 nouveaux patients par an, et le motif le plus habituel est le trouble du comportement », note la pédo­psychiatre Diane Purper-Ouakil. Tous n’ont pas obligatoirement le profil tyrannique. Ainsi, le mercredi après-midi, Cécile Vacher, psychologue du service MPEA, reçoit un groupe de cinq enfants de 7 à 10 ans, tous avec un trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (TDAH), dans un groupe de gestion de la colère et des frustrations qui mêle théorie et jeux, et un rappel des règles à chaque début de séance : « Ils ont des crises de colère fréquentes à la maison, mais aussi à l’école, où ils utilisent le mode violent pour régler des problèmes avec leurs camarades. Notre objectif est qu’ils apprennent à réguler leurs émotions, positives ou négatives. »

Notes

(1) Médicament controversé prescrit contre l’hyperactivité.

Reportage

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