PÔLE EMPLOI, L’ASSURANCE MALADIE, les caisse d’allocations familiales, la caisse nationale d’assurance vieillesse, l’état civil, les services de la préfecture ou des impôts… De plus en plus de services publics imposent aux usagers la dématérialisation des procédures administratives. Savoir envoyer un email, remplir un formulaire en ligne, télécharger des documents, déposer un CV ou faire une recherche sur Internet tendent à devenir des compétences indispensables. Or l’e-administration va connaître une accélération, puisque le gouvernement ambitionne, dans le cadre du programme « Action publique 2022 », une digitalisation de 100 % des démarches administratives d’ici à 2022.
Cette avancée galopante de l’administration électronique s’accompagne d’une préoccupation pour la lutte contre l’« illectronisme », c’est-à-dire les difficultés rencontrées par une partie de la population à l’égard des outils numériques, qu’il s’agisse de leur manipulation mais aussi de la capacité à accéder à leurs contenus et à les comprendre. Engagée par l’Etat pour réduire les coûts de fonctionnement mais aussi pour assurer un accès plus large du public aux informations, cette dématérialisation des services publics fait naître un risque de « fracture numérique » entre les individus connectés et les autres, et constitue un facteur de non-recours aux droits sociaux pour les populations vulnérables. Dans un rapport, remis en juillet dernier au secrétaire d’Etat chargé du numérique, consacré aux « bénéfices d’une meilleure autonomie numérique », France Stratégie évalue à 14 millions le nombre de Français éloignés du numérique, soit 28 % de la population de plus de 18 ans. « Il existe, sans surprise, une corrélation importante entre, d’une part, l’âge et la catégorie socioprofessionnelle et, d’autre part, le manque d’autonomie numérique : plus les individus sont âgés, moins ils utilisent ou maîtrisent Internet, soulignait le rapport. Par ailleurs les ouvriers, personnes sans activité professionnelle et retraités, ou encore les individus les moins diplômés et aux revenus les plus faibles, sont surreprésentés parmi les personnes éloignées du numérique. »
Depuis 2014, Jacques Toubon a multiplié les alertes contre une dématérialisation trop rapide des services publics. Le Défenseur des droits pointe : « Ces difficultés touchent particulièrement les personnes âgées, les jeunes adultes, les personnes en situation de précarité, de handicap ou étrangères, et plus largement les 27 % de Français qui n’ont pas accès à Internet ou éprouvent des difficultés pour trouver une information administration en ligne. » Tandis qu’Hervé Fernandez, directeur de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), souligne : « La présence du numérique complique la vie des 2,5 millions de personnes qui ne maîtrisent pas la lecture, l’écriture, le calcul et qui sont obligées de se faire aider pour accomplir des démarches simples qui sont dématérialisées. La maîtrise des compétences de base constitue donc la première marche indispensable qui ouvre l’accès à l’utilisation des outils numériques. La meilleure façon de lutter contre l’illettrisme électronique est de lutter, aujourd’hui plus qu’hier, contre l’illettrisme. » Fédéré par l’ANLCI, le collectif « Agir ensemble contre l’illettrisme » a signé, en 2016, la charte « Pour que le numérique profite à tous, mobilisons-nous contre l’illettrisme ». Laquelle plaide notamment pour la mise en place d’un accompagnement dans les points d’accès aux services publics numériques, en particulier pour les personnes les plus éloignées de ces services. « Il faut réinvestir une partie des économies réalisées grâce à la dématérialisation pour maintenir une présence humaine, des guichets, pour l’accompagnement de ces personnes », explique Hervé Fernandez. Selon France Stratégie, la numérisation des démarches administratives permettant une forte réduction des dépenses publiques, estimées à 450 millions d’euros annuels en papier, stockage et personnels. Dissous en septembre dernier, le Conseil d’orientation de l’édition publique et de l’information administrative (Coépia) a publié, en janvier 2018, « Trente recommandations pour n’oublier personne dans la transformation numérique des services publics ». Une de ces recommandations était également de « garantir aux usagers un accompagnement humain chaque fois que nécessaire ».
Le 13 septembre dernier, Mounir Mahjoubi, secrétaire d’Etat chargé du numérique, a présenté un « Plan national pour un numérique inclusif », avec pour ambition de « relever le défi de l’illectronisme ». L’objectif est de détecter les publics les plus éloignés du numérique et de les rendre le plus autonomes possible. La mesure-phare de ce plan est la fourniture d’un « pass numérique », avec entre dix et vingt heures de formation, pour permettre aux plus fragiles de devenir autonomes. D’une valeur allant de 50 à 100 €, ce pass sera distribué par Pôle emploi, les caisses d’allocations familiales, l’assurance maladie, les villes, les agglomérations et les départements. Chaque année, 1,5 million de personnes doivent ainsi être formées. Mais à ce rythme, s’il est initié au début 2019, ce plan ne permettra de toucher que 6 millions de personnes d’ici à la fin 2022, soit moins de la moitié des personnes concernées par l’illectronisme. Le défenseur des droits a jugé qu’une formation de dix à vingt heures n’est pas suffisante et qu’il faudrait « 28 heures pour les publics les plus en difficulté », à l’instar de l’accompagnement proposé par l’association Emmaüs Connect. « L’exclusion numérique compte plusieurs dimensions, détaille Jean Deydier, fondateur et directeur d’Emmaüs Connect. Il y a des personnes qui sont en difficulté dans la réinsertion professionnelle et pour qui le numérique est une compétence qualifiante. En dessous, il y a les personnes en fragilité sociale qui n’ont pas les compétences numériques de base et pour lesquelles le numérique est un risque d’exclusion majeur. Notre métier porte sur ce parcours de préqualification. Et enfin, il y a ceux pour qui il n’existe pas durablement de solutions pour les emmener vers l’autonomie numérique : les personnes très âgées, celles atteintes d’un handicap lourd, les personnes sans domicile fixe. » Avant d’insister : « Il y a un risque de ne pas distinguer compétences qualifiantes et compétences numériques de base. Ce n’est pas du tout le même accompagnement. » Depuis sa création en 2013, Emmaüs Connect a accompagné plus de 35 000 personnes dans leur accès et leur apprentissage numérique, en mobilisant des acteurs sociaux et des bénévoles. En octobre, l’association a lancé une grande campagne de mobilisation citoyenne en vue de recruter plusieurs centaines de nouveaux bénévoles, avec pour objectif de former 100 000 personnes en situation d’illectronisme d’ici à 2020.
Aujourd’hui, face aux difficultés des usagers engendrées par la dématérialisation des services publics, les travailleurs sociaux sont en première ligne. Selon une enquête d’Emmaüs Connect réalisée en 2016 et consacrée aux pratiques des professionnels de l’action sociale et à l’accompagnement au numérique des usagers, trois quarts de ces professionnels effectuent des démarches numériques « à la place » de l’usager. « Les travailleurs sociaux n’ont pas pour vocation d’être des formateurs du numérique, mais de favoriser l’accès au droit. Cependant, les demandes sont de plus en plus nombreuses à cause de la dématérialisation », reconnaissait Louis-Xavier Colas, chef du bureau des professions sociales à la direction générale de la cohésion sociale (DGCS).
« Il y a une masse de travail supplémentaire qui questionne le propre rôle des travailleurs sociaux et qui est portée par des organisations plutôt exsangues, explique Jean Deydier. Un travailleur social qui a un certain nombre de missions professionnelles n’est pas en mesure d’accompagner durablement des personnes dans des parcours de vingt ou trente heures pour qu’elles acquièrent les compétences numérique de base. Ce qui est indispensable, c’est que les travailleurs sociaux diagnostiquent cette précarité numérique et puissent orienter un certain nombre de personnes vers des lieux de formation qu’ils ont identifiés. » En faisant « à la place de », les travailleurs sociaux sont amenés à gérer des données qui peuvent être confidentielles (adresse email, mot de passe pour les plateformes numériques…). « L’accompagnement des publics sur les démarches numériques soulève également le problème de l’absence de règles juridiques encadrant ces actions, que ce soit sur des questions de confidentialité (gestion des mots de passe, accès aux données personnelles) ou de responsabilité des personnes qui en accompagnent d’autres pour leurs démarches, notamment en cas d’erreur », notait le rapport « Stratégie nationale et recommandations pour un numérique inclusif » remis à Mounir Mahjoubi en mai dernier. Une problématique qui ne concerne pas que les travailleurs sociaux. Ainsi, en avril dernier, dans une lettre ouverte, l’Académie des écrivains publics de France (AEPF) a alerté les pouvoirs publics sur « la recrudescence des demandes d’assistance au numérique » constatée au quotidien. « Des problèmes éthiques se posent : pour les personnes ne disposant ni d’ordinateur ni d’accès Internet, nous conservons leurs identifiants et parfois leurs mots de passe pour leur permettre d’accéder à leurs différents espaces personnels d’une fois sur l’autre. Comment gérer ces situations ? « , interrogeait l’association. « Cela pose de vraies questions en matière de confidentialité », souligne Hervé Fernandez.
La solution est l’adoption d’une charte des aidants et des aidés numériques – testée depuis 2017 par la Ville de Paris – qui donne aux premiers (médiateurs numériques, intervenants sociaux, services civiques, bénévoles, etc.) un cadre éthique et déontologique pour accompagner les publics en difficulté numérique, et les sensibilise à la protection des données personnelles du public aidé. Une idée portée par Didier Dubasque, coordinateur du groupe « numérique et travail social » du Haut Conseil du travail social (HCTS), et qu’il reste à diffuser au niveau national.
Le 3 juillet dernier, le Haut conseil du travail social (HCTS), réuni en séance plénière, a approuvé un texte d’orientation sur la transition numérique dans le travail social, intitulé « Pourquoi et comment les travailleurs sociaux se saisissent des outils numériques ? » S’adressant en priorité aux travailleurs sociaux, aux professionnels des secrétariats administratifs et médico-sociaux, à leurs institutions, à l’ensemble des acteurs du développement social et de la médiation numérique, ce texte « vise à aider au positionnement des travailleurs sociaux et plus largement des intervenants sociaux, notamment des médiateurs sociaux qui, dans leurs actions, facilitent l’accès aux droits et aux services dématérialisés. Tous ont une place à prendre pour aider la population qui fait face à des difficultés dans l’utilisation des outils numériques, de l’internet et des réseaux sociaux ».