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Quand les « aidés » deviennent aidants

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L’association Les Enfants du canal a été la première à introduire en France le concept de « pair aidant ». Dans ce dispositif de lutte contre l’exclusion, les personnes sont accompagnées par des travailleurs pairs qui, comme elles, viennent de la rue. Un défi porteur d’espoir, malgré les difficultés.

AU PIED DU BUSABRI GARÉ SOUS LES GRANDS TILLEULS qui longent le cimetière Montparnasse, en plein cœur de Paris, difficile de dire qui est qui… Calés dans les fauteuils du véhicule autour d’un café ou papotant sur le trottoir à côté, personnes à la rue et professionnels des Enfants du canal se mêlent, dans le ronronnement continu du groupe électrogène qui alimente le lieu d’accueil de jour. Ici, pas d’uniforme, pas d’étiquette qui sépare les uns et les autres. « C’est vraiment l’état d’esprit voulu. Tout le monde se salue par son prénom, se connaît en tant que personne. Pas question de se traiter comme des numéros ! », introduit sans détour Sébastien Decazenove, encadrant technique.

Créée à la suite du mouvement des Enfants de Don Quichotte de l’hiver 2006-2007, le long du canal Saint-Martin, à Paris, l’association Les Enfants du canal a pour ambition de promouvoir un autre accompagnement des personnes sans abri ou mal logées en mettant au cœur du projet leur participation et leur expertise. Autour de l’intervenant social, une demi-douzaine de travailleurs pairs s’activent auprès des personnes (30 à 40 en moyenne chaque jour) qui viennent chercher dans ce havre sur roues un peu de répit et de convivialité. Attentifs à leurs besoins – ici de silence, là de conversation légère, d’écoute, plus loin de renseignements pour leurs démarches –, Aziz, Dolorès, Justine, Lionel… sont tout à leur mission de chargés de logistique et d’accueil.

Une démarche particulière

Encore rare et méconnue en France, cette fonction de pairs aidants est très développée en Amérique du Nord et en Belgique (avec le dispositif des « experts du vécu »). Les Enfants du canal ont été les premiers, dès 2007, à l’introduire et à la développer en France dans le champ de la grande précarité. « Le principe est d’aller autrement à la rencontre des “invisibles” à la rue, avec des pairs qui en ont fait eux-mêmes l’expérience et dont on reconnaît et valorise le vécu », précise Christophe Louis, directeur et cofondateur, qui pose comme fil rouge de son action « la reconstruction par la reconnaissance ».

Depuis l’origine, l’association a fait le choix d’une approche qui continue à se démarquer au sein du paysage français. Et à nourrir un vrai débat sur les formes et les finalités de la pair-aidance entre professionnels du social. « Le format retenu aux Enfants du canal pour un travail pair salarié est celui d’un contrat en chantier d’insertion à durée limitée de douze mois maximum, là où d’autres démarches – comme celle de l’association Totem, à Grenoble, parmi les plus connues – l’envisagent en CDI, à niveau de salaire quasi équivalent avec celui des éducateurs », observe Julien Lévy, sociologue à l’université de Grenoble, qui mène de nombreuses recherches sur le travail pair en France. Mais, pour Christophe Louis, cette expérience est forcément éphémère. « La rue n’est pas un métier ni un statut social, à la différence de l’approche en psychiatrie ou en addictologie, où la pair-aidance se base sur une pathologie à vie », distingue-t-il. Et d’ajouter : « Le travail pair représente une première marche dans un parcours vers une entrée dans la vie professionnelle, une formation qualifiante, la reconnaissance d’un statut de travailleur handicapé. On est sur de la remobilisation, pas sur la constitution d’un vivier de futurs travailleurs sociaux, même si certains le deviennent, ce qui permet aussi de recruter large. » Toutefois, pour devenir pairs aux Enfants du canal, deux impératifs doivent être remplis par les candidats : avoir un hébergement stable et être au clair avec ses addictions.

Dans un contexte de diversification rapide de ses activités de lutte contre l’exclusion, l’association est passée en cinq ans d’une vingtaine à une soixantaine de salariés, mais la structure reste, aujourd’hui, concentrée sur l’accueil de jour (Busabri et maraudes) qui en a été un élément constitutif. « Après avoir tenté l’option des contrats aidés, et avant l’existence du dispositif de réinsertion “Premières heures” pour les plus exclus proposé par la Ville de Paris, le cadre et les financements du chantier d’insertion se sont révélés les plus “avantageux” pour assurer un taux d’encadrement adapté à même de permettre d’accompagner de la meilleure façon possible des pairs encore à la rue », explique Claire d’Hennezel, administratrice de l’association et responsable de projet à l’Agence nouvelle des solidarités actives.

« Des gens à notre portée »

Retour au Busabri. A mille lieues de ces enjeux, les personnes accueillies ne manquent pas de remarquer la présence de ces intervenants « hors pair » : 15 au total, par équipe de 7 ou 8, et en majorité des seniors, comme l’exige Pôle emploi. Sous des airs en apparence distants, Pascal, 46 ans, qui se débrouille « tout seul » depuis six ans et demi de vie à la rue, queue de cheval soigneusement plaquée et tenue soignée, est sensible à l’accueil amical et inconditionnel qu’il trouve ici, où personne ne lui demande de comptes : « Ce ne sont pas des âmes charitables condescendantes mais des gens plus à notre portée qui viennent vers nous et qui savent ce qu’est la vie sur le carton. » Cette proximité d’expérience facilite la communication et le lien. « Je crois comprendre les besoins qu’ont les personnes ici, en particulier celles qui souffrent d’une addiction, témoigne Dolorès, 55 ans, travailleuse pair depuis octobre 2017, et désireuse de tourner la page d’une ancienne vie noyée dans l’alcool. Je les laisse parler, respecte le temps nécessaire à chacun. Je guette les signes, le moment où ils sont prêts à passer à l’action et, là, je les motive sans faire de promesse en l’air, en restant à ma place. Pas question de jouer les travailleurs sociaux ! » Mais assez pour constituer un complément irremplaçable au sein de l’équipe, selon Clément Etienne, coordinateur de l’accueil de jour, qui évolue avec eux depuis sept ans. « C’est un peu le bazar à structurer en matière d’ingénierie de projet, mais leur connaissance intime et empirique de la vie à la rue représente un réel atout, observe le travailleur social. Cela casse le rapport classique aidant-aidé dans l’action sociale. D’emblée, une dimension plus informelle s’instaure dans la relation, une forme d’égalité, de reconnaissance mutuelle aussi, qui rassure la personne à la rue et permet de capter des situations qu’elle n’est pas toujours en mesure d’exprimer. Un lien incroyable se tisse. Les personnes viennent souvent à nous par le bouche-à-oreille pour la qualité du suivi social, mais si elles restent dans la durée, c’est grâce à l’équipe d’accueil. »

Un accompagnement à effet miroir

De la maraude à l’accès aux droits, aux soins ou au logement, les pairs aidants des Enfants du canal apportent aussi une précieuse transversalité. Dans une petite structure comme le Busabri, les travailleurs pairs sont en mesure d’accompagner physiquement les personnes à la mairie, à la préfecture, à l’hôpital ou encore au commissariat. « Ils se coltinent avec elles l’attente, le guichet, le remplissage des formulaires… Et cela change tout, souligne Sébastien Decazenove. Les démarches peuvent être menées très rapidement là où, très souvent, elles paraissent insurmontables seuls. » A nouveau pleine de projets après un séjour brutal à la rue alors qu’elle était étudiante, Justine, 26 ans, travailleuse pair, complète : « On n’a pas l’appréhension ni les représentations négatives que les personnes en situation d’exclusion peuvent nourrir vis-à-vis des agents des institutions ou des organismes de domiciliation. On est à leurs côtés pour affronter les regards, faire tampon quand l’accueil est trop abrupt. Il y a aussi un effet miroir : on leur montre qu’il est possible de s’en sortir. Cela aide à reprendre confiance et à ramener parfois vers les travailleurs sociaux des gens qui se sentaient complètement exclus. »

Look impeccable, en recherche intensive de logement, Stéphane, 55 ans dont un et demi sans domicile, confirme : « Leur parcours nous booste. Ce n’est pas un choix de rester dehors ! Ils peuvent nous dire ce qu’il ne faut pas faire, nous donner des petits repères en rapport avec nos besoins pour mieux s’organiser, se raccrocher. » D’ailleurs, une fois qu’il en sera sorti, le rayonnant quinqua espère bien devenir lui aussi travailleur pair. « Leur seule présence donne un signal fort et participe à la signature du service », relève le sociologue Julien Lévy.

Devenir des professionnels ?

Reste, pour passer du symbolique à une valeur réellement qualitative, à l’étayer d’un positionnement professionnel. « Cela n’est pas inné, c’est même très difficile à construire. Quand les travailleurs pairs arrivent, l’estime de soi est souvent très basse, ils sont fragiles », fait valoir Jérôme Pécout, ancien travailleur pair, aujourd’hui intervenant social aux Enfants du canal. Pour y répondre, le chantier d’insertion prévoit un accompagnement quotidien, à la fois individualisé et collectif, réalisé par un encadrant technique et une conseillère en insertion professionnelle à temps plein, ainsi que des temps de relecture journaliers et hebdomadaires avec les intervenants sociaux de l’équipe, auxquels s’ajoute une formation de 50 heures sur le savoir-être et le positionnement professionnels dispensée par l’institut régional de travail social (IRTS) de Montrouge. « On n’est pas des potes, on ne prête pas d’argent, on ne promet rien d’impossible, on agit dans un environnement institutionnel et un cadre légal. Une prise de distance et une posture sont à travailler, y compris sur les propres représentations du travailleur pair en matière de différence pour permettre l’inconditionnalité de l’accueil que porte l’association. Cela requiert une formation en continu », poursuit le désormais travailleur social, inquiet des restrictions budgétaires qui altèrent aujourd’hui le dispositif par une baisse sensible du taux d’encadrement, suscitant des dissensions profondes au sein de l’association qui se sont soldées par le départ d’une vingtaine de salariés en un an et demi.

Comment, dans de telles conditions, donner toute sa place au travail pair et déployer ses potentialités dans le fonctionnement de l’ensemble de l’institution ? « De fait, le chantier, tourné vers une activité sociale plus qu’économique, perd de l’argent de manière structurelle depuis des années », confirme Manuel Nunez, responsable du pôle « veille sociale et insertion » aux Enfants du canal. S’ajoute un autre frein, consubstantiel à l’option prise par l’association d’intégrer les travailleurs pairs en chantier d’insertion. « Cette différence de positionnement change fondamentalement la façon de vivre la fonction et sa participation au renouvellement du répertoire d’action de l’équipe », selon Julien Lévy. Sans parler du recrutement par cohortes plutôt qu’en continu qui a prévalu sur le chantier jusqu’à l’an dernier et a rendu impossible tout tuilage entre anciens et nouveaux travailleurs pairs… « C’est compliqué parce qu’ils se trouvent au milieu du gué, salariés mais accompagnés, considère Inès Bedrani, coordinatrice du chantier d’insertion. Il n’y a pas de hiérarchie entre nous, mais la relation n’est pas la même qu’entre collègues permanents. On ne peut pas tout leur dire des interrogations sur les orientations stratégiques de l’association, ils ne participent pas non plus à toutes les instances de la vie institutionnelle. Le dispositif a un côté un peu hermétique, alors que pour profiter à tous (personnes accompagnées, travailleurs pairs, sociaux et partenaires), l’enjeu est de le penser global. »

Des pratiques qui bousculent…

Malgré ces cloisonnements, la jeune conseillère en économie sociale et familiale s’est laissé bousculer dans sa pratique professionnelle, comme d’autres travailleurs sociaux de l’association, par « ces vigies du réel » et leur savoir expérientiel : « Leur regard, leur vocabulaire, leur souci de la considération des personnes balaient les routines, interrogent les évidences et permettent de sortir de la référence unique dans le travail social. Même si tout n’est pas parfait et qu’un investissement est nécessaire pour créer autour d’eux un contexte de travail apaisé et stable, il y a tellement à gagner avec le partage de compétences. Et leur énergie combative détonne dans un milieu professionnel où il y a tellement de gens fatigués ! » C’est ainsi que, afin d’élaborer un projet d’accompagnement de personnes vivant en bidonville, lancé à Stains en 2016, Inès Bedrani a pris le pli de réunir régulièrement les travailleurs pairs pour connaître leurs propositions et initier avec eux une coconstruction. C’est également en s’appuyant sur la connaissance unique du dédale parisien de l’un d’entre eux, Jérôme Pécout, que l’équipe de direction a initié en 2015 une maraude d’un nouveau genre autour du périphérique. Une initiative qui a permis 40 sorties de rue pérennes… Mais alors qu’il travaillait en binôme avec une infirmière spécialisée, l’intervenant social se retrouve désormais seul en charge de l’action, faute de budget. De même, le projet mené à Stains a été stoppé au bout d’un an. Autant de signes révélateurs du manque d’intégration et d’une acculturation en profondeur de la place du travailleur pair : « Le problème, c’est que l’on a toujours vu les pairs aidants comme un appui aux travailleurs sociaux de l’ordre de l’accessoire, de l’optionnel. Jamais cela n’a été pensé dans la réciprocité de l’apport », analyse Etienne Clément, qui regrette l’absence d’évaluation d’impact et de capitalisation de leur action, alors que plus d’une centaine de travailleurs pairs sont passés par le chantier d’insertion.

… Mais encore des points noirs

« Penser des articulations étroites entre le regard des travailleurs pairs et l’action des travailleurs sociaux est bien ce que l’on visait au début. Nous n’avons pas tenu sur la durée, reconnaît le directeur, Christophe Louis. De premières interpellations ont porté sur les éléments de langage, et notamment sur la nécessité de ne plus utiliser le terme odieux d’“usager” en le remplaçant par celui de “personne”. Mais il n’y a pas eu de systématisation des consultations. Cela a déplacé des postures au niveau individuel, mais pas structurel. » De même, aucune formation des travailleurs sociaux n’a été organisée sur le sujet. « Il s’agit d’un point central pour lever leurs craintes de voir se développer un sous-métier concurrent et pour les mobiliser afin qu’ils diffusent le dispositif », insiste Alain Bonnami, formateur à l’IRTS de Montrouge, qui associe depuis début septembre dernier des pairs aidants à l’élaboration de ses référentiels de formation.

Du côté de la direction des Enfants du canal, ces lacunes semblent avoir été identifiées. Le conseil d’administration, entouré d’une vingtaine de cadres, salariés et administrateurs, s’est attelé depuis plusieurs mois à un audit interne visant à remettre à plat le fonctionnement et la gestion des ressources de l’association. Concrètement, une mutualisation du dispositif doit être expérimentée. « On réfléchit à un système de mise à disposition des travailleurs pairs dans d’autres services de l’association – pour l’accompagnement des personnes hébergées dans nos centres, par exemple. D’autres formes de travail pair pourraient aussi être imaginées, en contrat classique, dans le cadre du dispositif “Premières heures” ou encore en bénévolat », détaille Manuel Nunez. « Tout l’enjeu, désormais, est de ne pas se laisser contraindre par le financier et de rester sur le projet de fond, celui d’aller plus loin dans la participation des citoyens au sein de l’action sociale », indique Claire d’Hennezel. Malgré les difficultés, Les Enfants du canal peuvent se féliciter que plus des deux tiers de leurs travailleurs pairs soient sortis vers l’emploi, avec aucune rechute dans la rue.

Reportage

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