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“La médiation numérique est un chantier à imaginer”

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Dans son livre « Et si les écrans nous soignaient ? », ce spécialiste des addictions liées au monde numérique démontre que les jeux vidéo peuvent être un outil thérapeutique pour aider des enfants et des adolescents à panser leurs blessures. Une analyse à contre-courant des idées reçues.
Les écrans ne sont-ils pas aussi toxiques que ce que l’on croit ?

Comme pour toute forme de plaisirs, il y a des bons usages et des moins bons. Mais il ne s’agit pas de tout diaboliser. Dans ce livre, je raconte mon rapport intime aux écrans. Quand j’avais 11 mois, mes parents ont émigré aux Etats-Unis. Mon père travaillait beaucoup, mais ma mère, qui était une intellectuelle, n’a pas trouvé d’emploi. Pour échapper à son désœuvrement et à sa dépression, elle regardait beaucoup la télé. Cette triade entre ma mère, le petit écran et moi a été assez salvatrice. Très vite, les images qui retenaient l’attention de ma mère sont devenues, à mes yeux, un objet d’amour. Elles m’ont permis de sortir de cette relation dépourvue de regard sur moi. Quand j’entends les discours catastrophistes sur l’impact des écrans chez les enfants, je pense toujours à ces mamans déprimées comme la mienne à l’époque. Certes, les écrans peuvent être néfastes, mais les rendre responsables de tous les maux, c’est faire l’économie d’une réflexion plus poussée sur le contexte dans lequel on les utilise. Ils n’isolent pas forcément.

En quoi les jeux vidéo évoqués dans votre livre peuvent-ils soigner ?

Certains enfants avec qui je travaillais au centre médico-psychologique (CMP) de Pantin, en Seine-Saint-Denis, n’arrivaient pas à raconter leurs conflits inconscients à travers la manipulation de jouets et les dessins. Beaucoup d’entre eux ne trouvaient pas non plus toujours les mots pour évacuer leurs tensions psychiques. J’ai donc eu l’idée de créer un atelier jeu vidéo en 2002 afin d’utiliser les images comme médiation thérapeutique pour les faire parler. Je me suis vite aperçu que cela fonctionnait. Au programme, il y avait une demi-heure de psychothérapie de groupe et une heure de jeu sur PlayStation ou sur Xbox, durant laquelle je les observais jouer. Les jeux vidéo représentent un espace de récréation où peut se rejouer quelque chose de leurs angoisses, de leurs frustrations, de leurs peurs… Un jeu, par exemple, met en scène un enfant né avec des cornes. Comme avatar, celui-ci était très rapidement investi par les enfants que j’accueillais, qui étaient eux-mêmes en souffrance dans des familles souvent violentes ou défaillantes et qui se considéraient comme « anormaux » car pris en charge par des services psychiatriques. Certains jeux de sport, de guerre ou autres favorisent également l’émergence de pulsions agressives, plutôt que de les laisser se retourner contre soi et qu’elles provoquent une somatisation. De plus, marquer des points ou devenir un héros virtuel exige des qualités spécifiques : être persévérant, se dépasser, contourner les obstacles, anticiper, respecter son adversaire, collaborer… En ce sens, les jeux vidéo peuvent avoir des vertus curatives. Il faut juste inventer une nouvelle grammaire pour repérer le symptôme.

Dans quels cas les utilisez-vous ?

Le spectre des pathologies est assez large, mais la majorité des cas concerne les troubles psychotiques et du comportement (instabilité, manque d’attention) et l’autisme. Ces jeux peuvent être très utiles aussi chez des jeunes ayant un comportement violent. J’ai réalisé des ateliers avec des adolescents suivis par la justice. Certains découvraient que les jeux vidéo avaient des règles, lesquelles n’existaient pas ou plus dans leur famille. Or les règles mettent des bâtons dans les roues des joueurs, elles leur résistent et les empêchent d’être dans un espace de décharge émotionnelle trop important. Elles sont contenantes. J’ai reçu un garçon de 11 ans, pris alors en charge par la Ddass, qui avait commis plusieurs tentatives de meurtre sur des bébés. Il se comportait dans le jeu comme dans la vie, avec une sorte de violence gratuite très menaçante. A un moment, une petite fille – un avatar nommé Rosie – est apparue dans le jeu, et il a commencé à la frapper. Celle-ci a réagi et a dit : « Tu es méchant, et pourquoi es-tu méchant avec moi ? » Là, le garçon s’est effondré en larmes, a jeté la manette du jeu au sol, et j’ai compris, en parlant avec lui après, que la seule chose qui le ramenait à de l’empathie était le fait de protéger son petit frère de la violence de ses parents. Rosie a joué le rôle de cothérapeute. La médiation numérique n’est efficace que s’il y a une rencontre entre l’histoire d’une personne et celle du jeu. Ceux que j’ai utilisés au CMP ont permis aux jeunes de faire un travail non négligeable sur eux et sur les images parentales. Les effets thérapeutiques ont été aussi nombreux et variés que les enfants qui ont fréquenté l’atelier.

Y a-t-il des contre-indications ou des risques ?

J’évite de proposer à des jeunes psychotiques des jeux vidéo dans lesquels il y a trop de violence pulsionnelle, trop de représentations inquiétantes. Mais j’ai des collègues belges qui le font, et cela fonctionne très bien. Nous n’avons pas encore assez de recul, certes, mais je n’ai pas connaissance de cas pour lesquels les ateliers aient provoqué des décompensations. Néanmoins, il faut être vigilant. Un jeu comme « Grand Theft Auto : San Andreas », où le joueur incarne un « gangsta » [membre d’un gang de rue urbain], peut s’avérer génial pour un adolescent obsessionnel tyrannisé par la loi mais dangereux pour un autre qui flirte avec la limite autorisée.

Les professionnels de l’accompagnement peuvent-ils se saisir de cet outil ?

J’ai participé, dans une zone d’éducation prioritaire près de Bordeaux, à une médiation par le numérique entre deux bandes rivales qui s’affrontaient via un jeu de foot virtuel. Cela a permis de calmer les conflits. J’ai formé aussi des éducateurs de rue. Certains ont connu les jeux vidéo dans leur propre enfance, ils savent de quoi ils parlent. Les consoles de jeux font d’ailleurs leur apparition dans les établissements. Le grand danger, c’est qu’elles ne soient employées qu’à titre occupationnel, sans accompagnement. Mais bien utilisées, elles peuvent devenir des alliées pour les professionnels. C’est l’objet de la chaîne YouTube que je viens de créer à la maison des adolescents de Créteil. La médiation numérique au sein des institutions est encore un chantier à imaginer, mais elle a du sens. Il y a quinze ans, quand j’en parlais dans des conférences, j’étais sifflé. Aujourd’hui, beaucoup de mes collègues s’y intéressent. Reste à mettre en place des protocoles de recherches scientifiques.

Cofondateur en 2000

de l’OMNSH (Observatoire des mondes numériques en sciences humaines), qui rassemble plus de 300 chercheurs, ce psychologue et psychanalyste est l’auteur de Et si les écrans nous soignaient ? Psychanalyse des jeux vidéo et autres plaisirs numériques (éd. érès, 12 €).

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