Le virage du « New Public Management » commence doucement à s’opérer dans les années 1980. Il s’est accentué depuis les années 2000. Les travailleurs sociaux ont une approche assez lucide de ses effets sur leurs pratiques. On peut relever cinq transformations importantes. D’abord, la question de la temporalité : il y a une accélération dans l’intervention sociale. Les professionnels disposent de moins de temps pour la réflexion et l’accompagnement, alors même que l’essentiel du travail social, c’est de prendre ce temps-là. Ensuite, ils sont assujettis à des procédures contraignantes : remplissage de grilles, délais d’intervention, gestion administrative des dossiers… A cela s’ajoutent l’apparition des outils numériques et le fait que, de plus en plus, les institutions leur demandent de contractualiser leurs interventions avec les usagers. Quatrième dimension : la quantification de l’acte, comme dans le secteur médical. Les travailleurs sociaux doivent rendre des comptes de manière quantitative, au détriment du qualitatif. En déficit de reconnaissance, ils se sentent dépossédés de l’essence même de leur travail. Enfin, ils ont l’impression d’assister à une déshumanisation de leur relation à l’usager, avec une logique de réponse immédiate primant sur l’accompagnement. Ce qui rejoint la question de la temporalité : la logique de guichet prime, au détriment de la maturation du projet de la personne…
En matière de politiques sociales, l’une des transformations majeures est que l’on assiste à des logiques économiques dominantes. Dans toutes les institutions où je passe, à chaque fois que je rencontre des professionnels, la question des contraintes budgétaires et du contrôle des dépenses publiques est omniprésente. Pour la nouvelle gestion publique, l’action sociale a un coût, qui se durcit en temps de crise économique et financière. La dernière est celle de 2008… Ce n’est pas un hasard si la nouvelle gestion publique est beaucoup plus ressentie par les professionnels à partir de cette époque-là. Les conseils départementaux ont été contraints d’un point de vue budgétaire. Cela se répercute sur l’action sociale. Les effets de la crise économique amènent de nouveaux modes gestionnaires, qui affectent de plein fouet l’action et l’intervention sociales. Il existe des orientations nationales, à travers de grandes lois qui donnent le cadre de référence. Ensuite, les collectivités déclinent leur propre organisation, leur propre affectation de moyens. D’un département à l’autre, l’accent est mis plutôt sur telle ou telle dimension du social. Mais, de façon générale, les collectivités disent avoir de fortes contraintes et peu de marge de manœuvre.
Entre un suivi éducatif, un suivi de placement, de l’insertion socioprofessionnelle, un plan d’aide auprès de personnes âgées…, le secteur du travail social est tellement diversifié que l’on assiste à des pratiques hétérogènes. Mais ce qui fait l’unanimité, c’est cette notion de « temporalité », une nouvelle gestion publique amenant des modes d’intervention avec davantage de procédures : ce sont des points communs. Je ne pense pas qu’il y ait des champs plus touchés que d’autres. Tous le sont, depuis plusieurs années, et surtout depuis 2008. Les travailleurs sociaux sont amenés à accompagner toujours plus de personnes, que ce soit dans le placement en protection de l’enfance, en situation éducative, pour le logement, en gérontologie, etc. En même temps, de façon paradoxale, on leur demande toujours plus de travail en réseau. Ces partenariats demandent un temps de coordination, c’est chronophage. De même, rendre des statistiques régulièrement prend du temps. Pendant qu’ils répondent à ces exigences, les mesures augmentent. Or le temps est incompressible. Il y a un effet de saturation et d’asphyxie pour les travailleurs sociaux, qui est récurrent dans les discours, et ce, quel que soit le type d’institution.