LA LUMIÈRE QUI FILTRE À TRAVERS LE BRISE-SOLEIL projette des reflets multicolores sur la terrasse, avec en toile de fond une nature verdoyante. Face à la baie vitrée, Claire prend son petit déjeuner, tandis que Samuel, 29 ans, joue avec des blocs de construction. Un doudou dans la bouche, Léna arpente de long en large le couloir qui dessert les chambres. Il est 11 heures. Le week-end n’est pas synonyme de grasse matinée pour la femme de 28 ans, levée depuis bientôt six heures. Bénédicte, elle, vient tout juste de terminer sa toilette et déboule dans le salon. Elle s’installe sur le canapé rose avec le sèche-cheveux qu’elle transporte partout avec elle. Léna s’assoit à côté d’elle sans dire un mot. « Elle aime beaucoup les vibrations du sèche-cheveux », explique Jean-Luc Peslerbe, auxiliaire d’intégration à la vie sociale à la Maison Tuba (Trait d’union-Bol d’air).
Ouvert en janvier 2017 à Saint-Gregoire, en Ille-Et-Vilaine, cet établissement médico-social est entièrement dédié à l’accueil temporaire d’enfants et d’adultes autistes sévères ou polyhandicapés. Son but : proposer du répit aux familles, aux aidants, ainsi que du bien-être et des loisirs aux personnes accueillies.
Ce lieu, qui emploie 30 professionnels (auxiliaires d’intégration à la vie sociale, aides médico-psychologiques, responsables de séjour…), est l’aboutissement d’un projet porté de longue date par la fédération ADMR 35 (Aide à domicile en milieu rural) à la demande de familles du département. « Avec d’autres parents d’enfants autistes, nous nous sommes rencontrés par hasard à l’occasion d’un événement à la fin des années 1990, raconte Isabelle Guinic, présidente fondatrice de l’Association Tuba. En discutant, nous en sommes arrivés à la même conclusion : nous avions tous besoin de souffler. Plus nos enfants grandissaient, plus cela devenait compliqué. » Ils souffraient tous de la stigmatisation liée aux troubles du comportement. « Nos enfants n’étaient plus souhaités nulle part. Nous finissions alors par refuser des invitations, nous n’allions plus au cinéma ni au restaurant… »
Une vie sociale qui s’étiole pour les familles, mais, à l’époque, la notion de répit n’existait pas encore. « Nous étions en quelque sorte des pionniers, mais notre désir n’est devenu légitime aux yeux des politiques qu’à partir du moment où les familles touchées par Alzheimer ont formulé les mêmes demandes », fait remarquer la présidente. Associés aux réflexions sur la loi « handicap », les parents ont pu rencontrer la ministre de l’époque, Marie-Thérèse Boisseau. Des fonds leur ont alors été accordés pour cinq ans.
La première expérimentation a débuté en 2002 sous la forme d’une colonie de vacances pour les enfants. Le défi était de les faire vivre comme à la maison dans des lieux et avec des gens différents. « Ce n’était pas facile car nos enfants arrivaient avec leur vécu et leurs habitudes, pointe Isabelle Guinic. Surtout, on s’est très vite aperçu que le répit n’était pas seulement utile pour les familles, mais aussi pour les personnes accueillies qui avaient besoin de loisirs. » Les services « Bol d’air » pour les enfants et « Trait d’union » pour les adultes sont nés tour à tour et se sont progressivement développés durant le week-end et les vacances, d’abord sur un mode nomade. L’accueil se faisait dans des locaux prêtés par des établissements spécialisés. « Il fallait enlever toute la décoration en arrivant et la remettre en partant, se souvient la fondatrice de Tuba. « Les équipements n’étaient pas adaptés à notre public et il y avait parfois de la casse », raconte Solenn Céron Hervé, directrice de l’association. En 2008, le contexte politique change et les financements alloués à l’ADMR pour ces services expérimentaux sont menacés. Le collectif de parents décide alors de se constituer en association et obtient son agrément comme établissement médico-social. Pour mettre fin au nomadisme, une maison préemptée par la mairie de Saint-Grégoire est louée durant quelques années. En 2011, l’association demande une extension s’appuyant sur la construction d’un bâtiment dédié. Très impliquée depuis le début à ses côtés, la commune lui cède un terrain constructible. « Ce fut un apport conséquent, reconnaît Solenn Céron Hervé. La municipalité a ensuite souhaité qu’on s’adosse à un bailleur social pour notre projet architectural. »
Située un peu à l’écart du centre-ville, dans un environnement calme et arboré, la Maison Tuba est un bâtiment basse consommation en bois, particulièrement bien pensé, d’une surface de 1 265 m2. Elle offre 12 places d’accueil temporaire. Le cœur de sa structure est composé de deux espaces de vie réalisés à l’identique (coin repas, salon, chambres individuelles), d’un espace central, accessible aussi bien par les unités adultes que par celles enfants, où se trouvent les salles d’activité sensorielle et de psychomotricité ainsi qu’une salle de bains ludique. A l’extérieur : des jardins, un carré potager et une aire de jeux. Dès le départ, les parents administrateurs ont été associés au choix de l’architecte et ont travaillé sur l’élaboration du cahier des charges. Prolonger le cadre familial supposait, pour eux, de concevoir des locaux apaisants, adaptés à la mixité des âges et des handicaps, sécurisés sans toutefois nuire à l’autonomie des personnes accueillies. « L’idée était de faire un bâtiment qui libère tout le monde, un endroit où on gommerait trois quarts des petites manies de nos enfants. Un endroit qui permettrait aux professionnels de voir sans être vus, d’être dans l’accompagnement et non la surveillance », explique Isabelle Guinic.
A la Maison Tuba, le taux d’encadrement de cinq professionnels pour six personnes permet un accompagnement individualisé. « On se centre sur leurs envies et rythmes personnels. C’est une gestion du temps complètement différente de celle en établissements ou à domicile. » Les besoins et particularités de chacun sont compilés dans un dossier nominatif qui s’enrichit au fil des accueils. « Le vendredi, nous avons des réunions de service hebdomadaires durant lesquelles nous mettons en commun nos informations et observations. Ce qui a fonctionné avec tel jeune, ou non. Cela nous permet de progresser dans la connaissance de chacun d’eux », souligne Séverine Jalier, responsable de séjour au service adulte « Trait d’union ».
Les cheveux de Bénédicte sont secs. Léna poursuit son exploration du couloir et tente à plusieurs reprises de se coincer les doigts dans et sous les portes. « Il faut toujours être vigilant. On pense qu’elle cherche une stimulation forte des mains. On essaie de compenser en les lui massant », développe Jean-Luc Peslerbe. Les parents et l’architecte ont anticipé ce type de comportement automutilateur grâce à des portes sans charnières. Dans la même idée, les murs sont tous arrondis et les chauffages accrochés au plafond. L’isolation phonique, les lumières et couleurs apaisantes limitent les angoisses. Tout en permettant des moments de retrait, l’organisation des lieux favorise la vie en collectif. Un sacré challenge, selon Solenn Céron Hervé, car, « à chaque accueil, la composition du groupe change. Les professionnels doivent donc déployer un trésor d’ingéniosité pour préparer, repenser et inventer ce “vivre ensemble”. »
Claire, qui vient de finir de prendre son petit déjeuner, refuse obstinément d’aller se laver. Elle s’énerve. Séverine, la responsable de séjour, et François Adam, intervenant psychologue, tentent de comprendre ses motivations, malgré les difficultés d’élocution de la jeune femme. « C’est important de dialoguer avec elle afin de désamorcer la situation. La solution, c’est souvent de la faire écrire ou de lui faire épeler les lettres. L’humour fonctionne plutôt bien aussi. » Quentin, lui, n’a aucune difficulté à se faire comprendre et recherche volontiers le contact. « Il a une facilité à aller vers l’autre. Tous n’ont pas cette capacité », observe Caroline Lejeune, responsable de séjour. Ce matin, le jeune homme de 20 ans en fauteuil roulant s’adonne avec elle, en salle d’activités, à l’un de ses passe-temps préférés : le karaoké. « J’adore chanter », s’enthousiasme ce grand fan de Mylène Farmer et de Johnny Hallyday, dont il ne fredonne pourtant plus aucune chanson depuis son décès. « Il est parti, alors il n’existe plus », dit-il.
Le jeune homme, qui fréquente deux fois par semaine un accueil de jour, a rapidement pris ses marques à Tuba. Pour d’autres, le processus d’intégration prend plus de temps. Selon Caroline Lejeune, tout dépend « de la manière dont les personnes gèrent leur angoisse de découvrir un nouveau lieu et de nouveaux professionnels ». Cette progressivité prend d’abord la forme d’un accueil temporaire à domicile : une première prise de contact qui permet de tisser une relation de confiance entre les futurs pensionnaires et les professionnels. Des échanges avec les acteurs qui gravitent autour de la personne (personnel de l’établissement d’accueil régulier, assistante sociale…) peuvent aussi avoir lieu. Même après plusieurs années d’accueil, les arrivées et les départs en début et en fin de week-end sont souvent délicats à gérer. Les professionnels consignent dans un cahier de liaison leurs observations et les principaux événements qui se sont produits durant le séjour. « Certaines familles n’ont besoin que d’un bref résumé, d’autres demandent plus de détails », souligne Solenn Céron Hervé.
Midi sonne. Dans le service « Bol d’air », les moins de 18 ans sont attablés tous ensemble avec les encadrants. Au menu : saucisson, melon, tomates farcies, riz et brugnons. Les plats sont préparés par une maîtresse de maison, il n’y a plus qu’à réchauffer. On discute des animations de l’après-midi : sortie dans un parc pour certains, bowling et fête traditionnelle pour les autres. Pas plus de deux ou trois jeunes à chaque fois. L’inclusion sociale est au cœur du projet de la Maison Tuba. Chaque sortie demande toutefois de l’anticipation. « On prend parfois une voiture supplémentaire au cas où une personne ne se sentirait pas bien », commente Lenaïck Dinard, responsable de séjour. La moyenne d’âge des personnes accueillies à Tuba s’élève à 23 ans. Plusieurs ont grandi en même temps que l’association. C’est le cas de François, 21 ans, qui bénéficie d’un accueil temporaire au moins un week-end par mois depuis ses 8 ans. Pour sa mère, Isabelle Toxé, 51 ans, cette parenthèse sans son fils reste plus que jamais nécessaire. « Je suis devenue une aidante par la force des choses. Il y a deux ans, j’ai dû arrêter de travailler car les interventions à domicile le soir ne fonctionnaient plus. François est sur liste d’attente d’un foyer d’accueil spécialisé, mais les perspectives sont bouchées. Il est toujours entièrement dépendant de nous et ne fait rien tout seul. C’est comme si la petite enfance s’éternisait. C’est de plus en plus difficile, car nous avançons aussi en âge. Souffler pour durer devient primordial. » Il fut un temps où elle utilisait ces précieux moments pour se consacrer à ses aînés. Leur accorder des joies simples, comme une sortie au cinéma, une aide attentive aux devoirs. Aujourd’hui, elle s’autorise à ne rien faire, « tout simplement ». Un répit trop rare à son goût.
Malheureusement, il est difficile de satisfaire toutes les demandes. A peine deux ans seulement après son ouverture, la Maison Tuba est déjà saturée. Si 63 familles en bénéficient aujourd’hui, 62 adultes et enfants sont sur liste d’attente. L’ouverture de l’établissement a toutefois permis de prendre en charge 15 nouvelles personnes sur les services et d’ouvrir un plus grand nombre de jours. Un accueil de semaine a été créé afin de répondre à des situations d’urgence, de prendre en charge des personnes désinstitutionnalisées ou ayant une prise en charge partielle. Il propose aussi des séjours de rupture ou d’évaluation pour certains résidents en internat dont l’accompagnement est complexe. Une pause de quelques jours qui permet, à la fois, d’avoir un autre regard sur un enfant ou un adulte et aux équipes de prendre un peu de recul pour se réorganiser. « Tuba est non seulement un outil de répit pour les familles, mais aussi pour les structures dans lesquelles sont habituellement accueillies ces personnes », observe Véronique Aulnette Le Roux, cheffe du service évaluation à la MDPH 35. Sa capacité de prise en charge reste toutefois limitée. Et pas question, pour le moment, de réduire le temps consacré à chacun pour accueillir de nouveaux enfants et adultes. « Nous ne souhaitons pas faire de saupoudrage, quelques jours par an, par-ci, par-là, indique Solenn Céron Hervé. Le répit ne s’entend que s’il y a une régularité. Chez nous, le minimum est d’un week-end par mois. D’autres structures ne font pas ce choix et fonctionnent sur un système hôtelier de réservation. »
Bien que les besoins d’accueil temporaire ne soient pas couverts en Ille-et-Vilaine, « le type de service offert par la Maison Tuba est difficilement duplicable », selon Annaïck Bréal, chargée de suivi des établissements et services pour personnes en situation de handicap. Trop coûteux. En 2018, le département a versé 749 000 € pour 8 places. « Oui, cela a un coût, mais on peut aussi l’envisager comme un gain financier. Si Tuba n’existait pas, on aurait peut-être plus d’hospitalisations des personnes ou des professionnels eux-mêmes », nuance Véronique Aulnette Le Roux.
Il est 13 heures. Quentin pousse la porte de la salle Snoezelen, le « jardin magique », comme il l’appelle. Rideau de leds lumineux et colorés, murs étoilés, tapis aux motifs fluorescents… Le décor cosy fait son petit effet. Dans la pénombre, un aide-soignant l’aide à s’allonger sur le matelas chauffant. Bien au chaud sous sa couverture, Quentin ferme les yeux, le sourire aux lèvres. Un repos salvateur auquel Isabelle Guinic et les parents fondateurs de l’association n’ont finalement que peu goûté. Le revers de la médaille de leur engagement sans faille depuis dix-huit ans au service d’un rêve imaginé autour d’une table de cuisine. « En lançant Tuba, on était venu chercher du répit, mais force est de constater qu’on a surtout beaucoup donné. »
Le centre régional d’études, d’actions et d’informations en faveur des personnes en situation de vulnérabilité de Bretagne (Creai) participe actuellement, en tant que chef de projet, à la réalisation d’une étude sur l’accessibilité des formules de répit et leur impact sur les proches aidants de personnes en situation de handicap. Initiée par le groupement de coopération sociale et médico-sociale (GSMS) Aider, celle-ci a pour but d’étudier les processus d’évaluation et d’orientation pratiqués par trois maisons départementales des personnes handicapées volontaires (en Ille-et-Vilaine, dans le Loiret et dans le Pas-de-Calais). Mais aussi d’identifier les facteurs explicatifs du non-recours au répit ainsi que d’analyser et de typologiser les différentes offres. « On se rend ainsi compte que, si certains départements ne proposent que de l’hébergement temporaire, d’autres ont pensé à une palette plus variée de solutions adaptées à différentes situations », explique Rachelle Le Duff, coordinatrice de l’étude au Creai de Bretagne. Les résultats de l’étude seront connus à la fin de l’année.