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La mobilisation des savoirs expérientiels

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Parce que l’acquisition du savoir n’est pas toujours verticale mais peut être le fruit du vécu, les 5es rencontres scientifiques de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA), qui se sont tenues les 17 et 18 octobre, étaient l’occasion d’une grande réflexion sur les moyens de décloisonner le partage des connaissances sur le handicap et la perte d’autonomie entre professionnels, chercheurs, aidants et personnes handicapées.

PASSER DU « SAVOIR QUE » AU « SAVOIR COMMENT ». Une étude de Sophie Arborio, maître de conférences en anthropologie de la santé et de la maladie au Centre de recherche sur les médiations (CREM), et d’autres chercheurs, souligne l’importance de l’expérience dans la construction des savoirs des mères d’enfants atteints du syndrome de West en matière de prise en charge, au-delà du cadre théorique. La confrontation du réel aux savoirs médicaux conduit ainsi à une remise en cause du savoir scientifique, en même temps que de l’équilibre personnel et familial. Mais ces savoir-être et ces savoir-faire permettraient, d’après les conclusions des anthropologues à l’origine de l’étude, d’enrichir les programmes éducatifs pour les patients, grâce à une approche globale de la personne plutôt qu’exclusivement médicale.

Philippe Mazereau, maître de conférences à l’université de Caen-Normandie, voit dans la prise en compte de l’expérience parentale confrontée à des situations de handicap « un impératif politique et juridique. Le principe de non-discrimination et le rattachement des questions du handicap aux droits de l’Homme ont débouché sur la Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées en 2006. Pour la France, cette évolution s’est traduite par le glissement progressif d’une logique de droits-créances, attachés à l’Etat social et à des catégories de bénéficiaires, vers une logique de droits-libertés, censée favoriser l’autonomie. » La centralité du projet de vie des personnes handicapées dans les débats législatifs et l’affirmation de « l’être capable » légitimerait ainsi la reconnaissance de ce savoir d’expérience. Expérience qui « facilite le travail des professionnels ou même le rend possible », grâce à des actions de coordination dans certaines situations d’intervention multiples, ou de formation informelle sur l’appréhension pédagogique de l’enfant.

Ces interactions entre parents et professionnels sont renforcées par l’inclusion en milieu ordinaire, qui pousse les savoir-faire professionnels à composer avec les environnements de socialisation. Pourtant, les parents peuvent parfois sentir un décalage entre leurs connaissances et la perception institutionnelle de leur progéniture. Une assistante sociale, dont le témoignage a été recueilli par Phillipe Mazereau, a rencontré des parents qui ont parfois l’impression « que les interlocuteurs qui leur parlent de leur enfant ne le connaissent pas au quotidien », et qu’on pourrait « coller le projet à n’importe quel autre enfant de l’institution ». L’écoute des parents par les professionnels, un moyen de réincarner l’enfant ?

De l’expérience individuelle au savoir expérientiel

« Les savoirs expérientiels sont les savoirs que les personnes concernées par le handicap et la perte d’autonomie, leurs aidants proches et les professionnels tirent de leur propre expérience » définie, scolairement, Anne Burstin, directrice de la CNSA. « Ils ne sont pas acquis par la formation ou théorisés, mais résultent de l’expérience de vie et de la pratique quotidienne. »

Christian Saout, magistrat et membre du collège des experts de la Haute Autorité de santé, y voit « un processus qui passe par la reconnaissance des capacités des personnes concernées à faire de ce qui constitue une difficulté un savoir, dans la confrontation entre pairs », qui se traduit par la transformation des « expériences individuelles » en « expertise collective », dans un groupe d’entraide mutuelle par exemple.

Chacun peut apporter son savoir à l’édifice, détaille Anne Burstin : les personnes handicapées – « je connais ma fatigabilité, je sais quand je peux réduire la dose de mon traitement pour mes troubles psychiques, je sais comment formuler mon besoin d’aide pour qu’elle me soit apportée convenablement » – comme les aidants et les professionnels, qui savent « comment obtenir un consentement », « remarquer un aidant qui s’épuise », ou encore « interpréter le visage d’une personne polyhandicapée ».

« Accepter une forme de remise en question »

Si la capitalisation et le transfert de ces savoirs constituent un enjeu fondamental, certaines réticences peuvent ralentir leur prise en compte dans la communauté des sachants, d’autant plus que les cadres d’échanges formels ne sont pas toujours bien définis. La directrice de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie envoie donc une « invitation à accepter une forme de remise en question », en acceptant que « la reconnaissance des savoirs expérientiels produise un ébranlement des savoirs établis », qu’il s’agisse de ceux des « prescripteurs », des « chercheurs », ou des « décideurs ». Pour Dominique Argoud, président du conseil scientifique de la CNSA, les vents sont favorables à un changement de paradigme, grâce à un « déclin de l’institution ». « Les institutions dans lesquelles s’exercent le travail sur autrui sont amenées à desserrer leur étreinte, contribuant ainsi à déstabiliser un modèle institutionnel fondé sur la toute-puissance de normes et de valeurs qui s’imposaient d’en haut. » Un « déclin » qui s’est accompagné d’une « reconnaissance accrue de la singularité des individus, et leur expérience subjective de vie », amenant à considérer qu’un individu a « la capacité d’agir sur son environnement, quand bien même serait-il en situation de fragilité ». Cette reconnaissance progressive du vécu des individus ne suffirait cependant pas, d’après Dominique Argoud, à produire du savoir expérientiel, qui doit être distinguée de la simple expérience « en tant que produit de la mise en mots opérée à partir de la conceptualisation du vécu ». Il s’agit ainsi de « parvenir à formaliser une expérience acquise dans l’adversité par opposition à un savoir acquis par le biais d’un dispositif de transmission verticale ».

Une parole de terrain que les pouvoirs publics indiquent vouloir prendre en compte, en témoigne la présence à ces rencontres scientifiques de Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat aux personnes handicapées. « La transformation du système d’accompagnement doit se faire avec la mobilisation de l’expertise des personnes. La reconnaissance de la parole en situation de handicap ne doit pas être limitée à ceux qui ont le plus de facilités à communiquer. Il faut éviter que la place accrue des savoirs expérientiels conduise à un fonctionnement à deux vitesses : la prise en compte de l’expérience de ceux qui ont le plus de difficultés doit être un levier pour la concrétisation quotidienne du principe “rien pour nous sans nous”. Il faut pour cela s’appuyer sur le développement de la technologie, de la communication alternative augmentée, et de l’intelligence artificielle au service de l’expression de la personne. »

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