L’Avenir des établissements et services d’aide par le travail est, ces dernières années, régulièrement questionné. Il l’est, une fois de plus, avec la réforme en profondeur de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH) – applicable au 1er janvier 2020 – prévue par la loi du 5 septembre 2018 pour la liberté de choisir son avenir professionnel. En août dernier, le secrétariat d’Etat aux personnes handicapées rappelait que « les réflexions et travaux en cours concernant les Esat, notamment dans le cadre du chantier de rénovation de la politique d’emploi des travailleurs handicapés engagé en février 2018, visent à rendre le travail protégé plus inclusif, conformément aux prescriptions de la Convention de l’ONU sur les droits des personnes handicapées ».
Afin de favoriser l’emploi direct des travailleurs handicapés, la nouvelle loi « Avenir professionnel » abroge la possibilité ouverte jusque-là aux entreprises de s’acquitter à hauteur de 50 % au maximum de leur obligation d’emploi en passant des contrats de fourniture, de sous-traitance ou de prestation de services avec des Esat, des entreprises adaptées (EA), des centres de distribution de travail à domicile (CDTD), ou des travailleurs indépendants handicapés bénéficiaires de l’OETH. En clair, l’emploi direct de travailleurs handicapés ou le paiement de la contribution au Fonds pour l’emploi des personnes handicapées dans le privé (Agefiph) deviennent les deux seules options dont dispose un employeur – public ou privé, dès lors qu’il emploie vingt salariés ou agents –, pour s’acquitter de son obligation d’emploi.
Si le quota de 6 % ne pourra désormais être atteint que par de l’emploi direct, les employeurs ne satisfaisant pas à l’OETH pourront déduire du montant de leur contribution annuelle une quote-part des dépenses liées aux contrats passés en sous-traitance avec le secteur du travail protégé et adapté (STPA). La nature des dépenses ainsi que les conditions dans lesquelles celles-ci pourraient être déduites du montant de la contribution seront déterminées par décret. « On avait été reçus au niveau des cabinets ministériels à plusieurs reprises et on avait eu des assurances que l’acquittement partiel de l’obligation d’emploi grâce au recours à la sous-traitance au secteur protégé et adapté serait sauvegardé. Or, le résultat n’est pas celui-là. A présent, on nous parle d’un décret qui viendrait atténuer ce que la loi a supprimé. C’est brouillon ! C’est ridicule ! », critique Gérard Zribi, délégué général de l’Association nationale des directeurs et cadres d’Esat (Andicat), qui représente 90 % des Esat. « Nous n’avons pas de visibilité sur les décrets qui sont attendus pour mars 2019 et qui devraient donc être présentés au Conseil national consultatif des personnes handicapées (CNCPH) d’ici la fin de l’année », précise Véronique Bustreel, conseillère nationale « Travail et emploi » à APF France handicap. « Aujourd’hui, il y a des effets de gel et de retraits car les entreprises, qui par nature ont horreur des zones d’incertitudes, s’interrogent sur ce que seront ces déductibilités. Cet attentisme et ces effets de retraits peuvent être préjudiciables à court terme pour les Esat et les entreprises adaptées. »
Pour Andicat, cette réforme risque de mettre en difficulté un certain nombre d’Esat qui perdraient une part de leur compensation financière avec une mise en danger de l’emploi des personnes handicapées, notamment en raison de la concurrence d’entreprises. « Cette réforme de l’OETH va gêner les Esat et les EA qui avaient des contrats avec des entreprises qui comptaient sur cette exonération pour avoir des prix de revient corrects et s’exonérer de leur obligation d’emploi. Certes, ce n’est pas le cas de toutes les entreprises qui donnent des travaux ou des prestations de services à ces structures mais cette réforme va impacter la moitié d’entre elles », explique Gérard Zribi.
Pour les représentants du secteur protégé, cette réforme de l’obligation d’emploi des travailleurs handicapés s’inscrit dans « une approche réductrice et stérile de l’inclusion » et une méconnaissance – voire un déni – du rôle des services et structures spécialisés dans la mise en œuvre d’un droit au travail et à la citoyenneté sociale des personnes handicapées. « L’expression “emploi inclusif” est trop souvent devenue uniquement synonyme d’“emploi en milieu ordinaire” », déplore Pascal Cuny, président du Réseau Gesat, le réseau économique du secteur du travail protégé et adapté. « L’insertion ou l’intégration dont on parlait auparavant signifiait que les personnes en situation de handicap devaient s’adapter pour pouvoir accéder à ce milieu ordinaire, au prix d’efforts parfois insurmontables. La notion d’inclusion veut au contraire dire que le “milieu accueillant” se modifie, évolue dans sa structuration afin que les personnes en situation de handicap puissent s’y sentir bien, “telles qu’elles sont avec leur handicap”. Vu sous cet angle, le secteur du travail protégé et adapté est depuis sa création le seul à réellement offrir l’emploi inclusif », juge-t-il. Et de poursuivre : « Dans les Esat et les EA, les personnes en situation de handicap peuvent s’insérer socialement, apprendre l’autonomie, et elles sont dans un milieu bienveillant pour elles, où elles se sentent “incluses”. » Alors que le gouvernement entend donner la priorité à l’insertion professionnelle des travailleurs handicapés en milieu ordinaire, Pascal Cuny doute de l’intérêt de ce choix pour le bien-être de certains travailleurs handicapés. « Certaines entreprises du milieu ordinaire adoptent des politiques qui leur permettent de se rapprocher de ce modèle inclusif, mais malgré tout elles ne peuvent pas avoir les mêmes qualités d’accompagnement que celles que les personnes en situation de handicap peuvent trouver dans les établissements du secteur du travail protégé et adapté, en raison de la présence de professionnels réellement formés et expérimentés dans l’accompagnement du handicap. Dans certaines entreprises du milieu ordinaire, il arrive, et plus fréquemment qu’on ne le pense, que des personnes en situation de handicap soient embauchées, afin de répondre à l’OETH de l’entreprise. Mais ces personnes se voient parfois confier les travaux les plus ingrats de l’entreprise, et restent isolées des autres salariés avec qui elles ne savent pas communiquer. Ces personnes se sentent isolées, et ressentent finalement un fort sentiment d’exclusion. Est-ce cela que l’on appelle “l’emploi inclusif” ? », interroge-t-il.
Le Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (GEPSo) considère que « les récentes orientations gouvernementales [qui] placent l’inclusion comme objectif assigné au secteur du handicap » sont une occasion pour « les Esat d’interroger, questionner leur fonctionnement et leur organisation ». « Les Esat sont confrontés à de très faibles taux d’insertion en milieu ordinaire de façon durable ce qui les rend aujourd’hui suspects de ne pas s’inscrire dans l’objectif d’une société inclusive », reconnaît le GEPSo, qui vient de finaliser, en octobre, une charte éthique pour les Esat. Ce document « prône la promotion d’un parcours coconstruit et fondé sur les besoins et attentes des usagers, le passage d’un modèle d’Esat ayant démontré sa capacité à assurer aux personnes accueillies sécurité et stabilité, reconnaissance et insertion professionnelle à un modèle plus ouvert mais qui prend bien en compte le rôle inclusif des Esat. »
Selon Emeline Lacroze, coordinatrice de la commission « Travail protégé et adapté » du GEPSo, il faut en finir avec un concept d’inclusion qui oppose le milieu ordinaire et le milieu protégé. « C’est l’un avec l’autre et non l’un contre l’autre. Ces travailleurs, s’ils ne sont pas en Esat, seront à domicile avec une indemnité. Fermer les Esat signifierait des cotisations sociales en moins, un nombre de bénéficiaires de l’allocation aux adultes handicapés en augmentation. Economiquement, le coût à la place d’un Esat est de 12 500 € en moyenne. Or, pour le coût d’une place en foyer de vie ou en foyer de jour, on est sur des sommes plus élevées. Si on regarde leur plus-value sociale et leur coût pour la société, sachant que les travailleurs en Esat cotisent, il y a des arguments en faveur des Esat », souligne-t-elle.
Si les Esat disposent du savoir-faire, reste aujourd’hui donc à travailler le faire-savoir. « L’image des Esat n’était pas assez positive. On n’a pas assez su communiquer sur le fait que travailler en Esat est une inclusion en soi. Nous avons trop mis en avant le côté professionnel et pas suffisamment le côté inclusion. Etre en Esat est déjà une inclusion professionnelle et sociale même si ce n’est pas du milieu ordinaire. Ce n’est pas parce que c’est le milieu protégé que cela ne correspond pas à une inclusion sociale. Les travailleurs handicapés en Esat prennent les transports, ont des liens sociaux, une rémunération pour leur travail. L’Esat est un outil d’inclusion au service d’un parcours. », rappelle-t-elle. La charte éthique formulée par le GEPSo comporte des propositions d’évolutions réglementaires et législatives et sera diffusée notamment auprès de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Véronique Bustreel considère, elle aussi, « qu’il y a un chantier à ouvrir sur les Esat comme ce fut le cas pour les EA » afin de réfléchir à la formation des personnes, la reconnaissance des acquis de l’expérience, les nouveaux métiers, les nouvelles activités, l’enrichissement de l’activité des Esat. Si les Esat devront affirmer et réaffirmer leur rôle dans la politique d’emploi des personnes handicapées, ils auront, de l’avis de Pascal Cuny, à faire face à de nouveaux enjeux à venir. « Nos établissements ne sont plus remis en cause, au moins sur le plan de leur existence, ceci étant moins évident au niveau de leurs financements. Nous ne sommes probablement pas au bout des réformes, et d’autres seront probablement promulguées dans les années à venir. Il faut donc que de toute façon les Esat et les EA se préparent de plus en plus, à pouvoir fonctionner sans l’effet incitatif de mesures telles que l’OETH », augure-t-il.
En France, en 2018, près de 20 % des personnes handicapées aptes au travail sont au chômage, soit le double de la population valide. Le taux d’emploi des personnes handicapées atteint seulement 3,6 % dans le secteur privé et 4,9 % dans la fonction publique alors que l’objectif est de 6 %. 938 000 personnes sont bénéficiaires d’une reconnaissance administrative du handicap et occupent un emploi sur le marché du travail. 122 600 personnes accueillies sont dans les 1 400 établissements et services d’aide par le travail au 31 décembre 2014.