JEANS, BASKETS, LUNETTES FINES ET CHEMISE COLORÉE… Christophe Blandin-Estournet, le directeur du théâtre de l’Agora d’Evry, scène nationale de l’Essonne, reçoit en toute simplicité dans son bureau tapissé de livres. Avec, pour horizon à sa fenêtre, la dalle et le centre commercial du cœur de cette ville nouvelle où il a décidé d’habiter depuis son arrivée, il y a six ans. Le choix de la préfecture de l’Essonne est tout, sauf une erreur de parcours dans la carrière de ce responsable culturel. Avec un poste précédent à La Villette, il aurait pu nourrir d’autres prétentions. Qu’importe, cet Albigeois de 60 ans issu d’un milieu populaire, d’une famille de résistants et de syndicalistes toujours « très à gauche », a pris le risque de passer pour un « zozo » aux yeux de ses pairs. Et de réaffirmer une conviction profonde qui l’a conduit par hasard, mais sans hésiter, d’un premier poste de conseiller de probation et d’insertion pendant dix ans à la prison de la Santé à celui de directeur de théâtre. « J’ai deux constantes dans ma vie : l’émancipation des personnes, tant individuelle que collective, et l’obsession du droit commun, explique ce militant passionné de lien. Une société ne doit pas se contenter du plus petit dénominateur commun. » En bon demi de mêlée qu’il est au rugby, toujours au contact et à la baguette pour lancer le jeu, l’homme n’a jamais hésité à mouiller sa chemise. « C’est Les mains sales de Sartre ! », évoque Christophe Blandin-Estournet, dont le récit s’émaille spontanément de références littéraires et philosophiques, comme autant de jalons décisifs à son action.
« Avoir travaillé en prison m’a permis de relativiser et de prendre conscience du poids du déterminisme social à l’œuvre, mais aussi de la possibilité d’intervention que l’on a sur lui. Je fais les choses avec passion mais modestie. Je n’ai jamais “sorti” tel ou tel de la délinquance, ce sont les personnes elles-mêmes qui s’en sortent ! A leurs côtés, en revanche, j’ai découvert une vraie responsabilité sociale : celle d’être un facilitateur, un activateur de leur capacité de transformation à la fois individuelle et sociale », précise ce diplômé de l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire, qui a aussi été secrétaire général du Snepap-FEN, syndicat majoritaire à l’époque dans le milieu. Cette conviction profonde l’anime toujours aujourd’hui : « Il faut faire avec les gens, ce qu’ils sont, là où ils sont. La question de l’écoute est déterminante, y compris avec le décalage et le désaccord qui nous dérangent. L’enjeu n’est pas qu’esthétique, il est civique. C’est la condition du “vivre ensemble”. Sans elle, nos propositions – culturelles, sociales – n’ont pas de sens. Cela oblige littéralement à un dialogue. »
Concrètement, depuis qu’il est à Evry, le directeur passe le plus clair de son temps « à déconstruire des idées intelligentes et généreuses parce qu’en face il y a des gens avec un usage de leur vie dont on ne peut faire fi ». Quitte à multiplier par quatre la programmation jeune public – en direction notamment des adolescents mais également, depuis trois ans, de la petite enfance – dans un territoire où la moyenne d’âge se situe entre 25 et 29 ans. Quitte à faire le choix d’un plein tarif à 11 € là où les autres scènes nationales se situent entre 26 et 35 €. Attentif aussi à faire bouger les lignes sur la question de la place de la diversité, tout en restant lucide sur le danger de l’« ethnicisation » de la question sociale. « Dans une agglomération où 80 % sont issus des minorités visibles, on ne peut plus avoir sur le plateau que des blancs blonds aux yeux bleus. Mais que l’on ne s’y trompe pas : plutôt que de mettre à l’affiche les tambours du Burundi, il s’agit de programmer un Shakespeare dans lequel des comédiens sont noirs comme ils pourraient être jaunes ! », insiste celui qui a aussi fait évoluer en conséquence la composition de son équipe. Pas question, non plus, de fermer les yeux sur le narcotrafic et la radicalisation à l’œuvre dans le territoire. « Notre responsabilité en tant qu’institution est dans la réduction des écarts démocratiques. Si on ne cherche pas à comprendre la réalité et les dynamiques en jeu, notre action trouvera vite une limite. » Pour nourrir cet endroit du commun, la scène nationale d’Evry a tissé une centaine de partenariats avec les maisons de quartier, les écoles, les centres sociaux, les réseaux de la protection maternelle et infantile, les clubs de sport, la prison de Fleury-Mérogis (la plus grande d’Europe, avec 6 000 détenus) à 5 km à vol d’oiseau…
Représentations hors les murs, créations partagées, accueil de manifestations… Christophe Blandin-Estournet et son équipe amendent les formes en permanence. Même les plus « folles », à l’image du projet « Tous programmateurs » initié avec un centre social, dont l’idée est de rendre des préados de 9-13 ans acteurs de la programmation officielle de la scène nationale. « Au fond, notre boulot, c’est d’être des traits d’union, des agents de liaison qui créent les conditions les plus apaisantes pour vivre à la fois une expérience collective et un choc individuel et produire un point de vue différent sur le monde. »
Une intention à laquelle le public semble réceptif : la fréquentation annuelle a augmenté de 18 000 à 28 000 spectateurs en six ans. « Le cadeau, aujourd’hui, c’est le contrat de confiance. Un rapport s’est instauré avec les habitants : même s’ils ne savent pas, ils viennent ! Et les gens un peu actifs dans les maisons de quartier, les enseignants… deviennent prospecteurs. Il y a un effet démultiplicateur », se réjouit le directeur, tout en posant la question du choix devant l’afflux des demandes et la durabilité d’un projet qu’il veut « tout sauf personnalisé ». « Désormais, on n’entrera plus de nouveau projet sans en cesser un autre, sinon on va continuer à travailler avec les mêmes. La clé est de chercher sans cesse à se renouveler. Le partage est à ce prix », affirme celui qui se prépare très tranquillement à passer le relais. « Je ne m’accrocherai pas », prévient-il. Parmi les « 15 000 trucs à faire dans la vie », il y a le clown, un engagement où il trouve beaucoup de sens au sein de l’association humanitaire Clowns sans frontières. « Dans des situations extrêmes, c’est toujours la question de l’altérité qui est au cœur et qui rappelle qu’il y a un autre possible. »
pendant dix ans, Christophe Blandin-Estournet se consacre à la culture depuis 1991. Après avoir été responsable de la programmation à la Grande Halle de La Villette (Paris) et avoir fondé le festival Excentrique en région Centre, il est directeur de la scène nationale de l’Essonne depuis 2013.
(1) Syndicat national de l’ensemble des personnels de l’administration pénitentiaire.