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“On compte seulement 1 à 3 % de filles dans les CAP et bac pro du bâtiment”

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Si les garçons sont absents dans les métiers du secrétariat et de la petite enfance, les filles manquent dans ceux de l’informatique et de la menuiserie. Dans son livre Unique en son genre, la sociologue Clotilde Lemarchant se penche sur les jeunes « atypiques » qui ont choisi une formation professionnelle et technique à rebours des stéréotypes.
Pourquoi des métiers restent-ils très « sexués » malgré la mixité scolaire ?

La loi du 11 juillet 1975 a institué la mixité à l’école. Pour autant, cette obligation n’est pas si ancienne et s’est surtout faite sous la contrainte plutôt que sur de réelles évidences. On l’a oublié mais cent ans séparent la scolarisation des garçons et celle des filles. Au XIXe siècle, lorsque les petites filles étaient scolarisées, c’était dans des congrégations religieuses. Pour elles, l’école publique a été une sorte de rattrapage de la République. A l’époque, il fallait avant tout élever les filles pour qu’elles soient de bonnes mères, la question n’était pas vraiment de les instruire ni de leur apprendre un métier. La mixité s’est mise en place sous la pression du baby-boom : il fallait accueillir un grand nombre d’élèves et les communes n’avaient pas les moyens de se payer deux écoles… La mixité est une réelle innovation, mais elle reste impensée. Cela explique en partie qu’il y ait toujours des métiers d’hommes et des métiers de femmes. L’argument d’une supposée nature masculine ou féminine joue aussi. Mais il y a des professions dans le numérique ou l’électricité où les femmes sont rares alors que la force physique, argument souvent avancé, n’est pas nécessaire.

Pourquoi avez-vous axé votre recherche sur les formations allant du CAP au bac pro ?

Elles résistent davantage à la mixité que les filières générales. On compte seulement environ 1 à 3 % de filles dans les CAP et bac pro du bâtiment et de la construction, 3,5 % dans les bac technologiques. Il y a également peu de garçons dans les secteurs de l’habillement, de l’esthétique, du secrétariat et de la coiffure. Dans les années 1960, le métier de coiffeur était pourtant plutôt masculin, mais il n’y a plus de barbier, et la tendance s’inverse depuis une vingtaine d’années. De même, il y avait environ 30 % de femmes techniciennes dans l’informatique dans les années 1980, contre 20 % aujourd’hui. Ce domaine est devenu un bastion masculin : on recrute surtout des ingénieurs, qualification à dominante masculine.

Quels sont les profils des garçons et des filles « atypiques » qui choisissent un métier considéré comme féminin ou masculin ?

Ils viennent majoritairement des milieux populaires. Les filles sont plus souvent des filles d’ouvrières et les garçons vivent davantage dans des familles monoparentales, avec leurs mères. Ces élèves ont un point commun : le rôle de l’environnement familial. Ils se disent soutenus dans leur choix par leurs parents, qui leur ont parfois impulsé un goût pour un univers. Les filles qui font de la mécanique ont un père passionné de courses automobiles ou chauffeur routier. Mais il est rare qu’un garçon dont la famille est dans le médico-social fasse de la mécanique. Les garçons qui choisissent la couture ou la coiffure peuvent avoir eu un mode de socialisation plus féminin… La plupart des filles ont choisi leur orientation. Souvent, elles ont même dû convaincre leurs professeurs, qui leur conseillaient de rester dans le cursus classique. Ce n’est pas le cas des garçons, plus souvent dans ces formations par défaut, parce qu’ils ne savent pas quoi faire ou que leurs résultats scolaires sont mauvais.

A-t-il des difficultés particulières à être minoritaire dans une classe ?

Il est clairement plus facile d’innover en matière d’orientation professionnelle pour les garçons que pour les filles. Ces dernières sont rudoyées, mal accueillies lorsqu’elles sont dans des formations dites « masculines ». Elles sont la cible de nombreuses provocations, injures sexistes, voire de violences verbales et sexuelles. Les filles ont aussi du mal à trouver un lieu de stage ou d’apprentissage et du travail après leur formation. Comme si elles n’étaient pas légitimes dans certains métiers. Le soupçon d’incompétence des femmes envers la technique est très marqué dans notre société. Les garçons qui sont minoritaires dans leur classe sont, eux, plutôt chouchoutés. Ils reçoivent de l’attention de la part des filles et des enseignants. On n’entend jamais dire d’une fille qui fait de la menuiserie qu’elle peut avoir un talent particulier ; a contrario, un garçon qui fait de la couture est souvent jugé plus créatif. Les préjugés persistent. Le poids des représentations sociales est très fort. Je pense à un secteur comme le bâtiment-travaux publics, fondé dès le Moyen Age, avec des corporations dont le sexe féminin était exclu. Les femmes avec un métier d’homme ont longtemps été ridiculisées. Au début, les conductrices de bus ou les policières ont été des pionnières. On ne sort pas du XIXe siècle et du « code napoléonien » si facilement que ça. Les clichés existent aussi dans les familles, les parents ne pensent pas forcément que leur fille puisse travailler dans l’électronique. C’est pareil chez les enseignants et dans les médias. Un des rares garçons en formation dans le sanitaire et social que j’ai rencontrés a entendu à la télévision qu’un infirmier sera recruté plus rapidement parce qu’il améliore l’ambiance dans un environnement exclusivement féminin et que, si nécessaire, il pourra changer une ampoule. C’est bien connu, les filles entre elles se « crêpent le chignon » et, quand elles sont à des postes de direction, ce sont souvent des « peaux de vache « ! L’anthropologue Françoise Héritier appelait cette tendance à systématiquement dévaloriser les tâches faites par les femmes par rapport à celles faites par les hommes la « valence différentielle des sexes ».

Vous écrivez que les enseignants sont plus ou moins dans le déni à l’égard de ces discriminations…

En fait, il y a une palette très contrastée de conditionnements. Il y a ceux qui sont pro-égalité des chances et ceux qui sont carrément contre. Mais la position la plus courante est de minimiser les difficultés et de considérer qu’il n’y a aucune différence entre les filles et les garçons « atypiques ». L’élève est assimilé à quelqu’un de « neutre », et si certaines filles rencontrent des difficultés d’intégration dans les filières à majorité masculine, ils estiment qu’elles sauront se défendre. Les enseignants du technique les plus sensibles à la question sont surtout des femmes qui ont elles-mêmes subi les idées reçues. Elles organisent des débats sur l’altérité dans leur établissement pour alerter. Certaines mettent en œuvre un système de marrainage. Attribuée à une élève dès la rentrée scolaire, une marraine lui sert de référente en cas de problèmes liés au genre.

Maître de conférences

en sociologie à l’université de Caen et chercheuse au centre Maurice-Halbwachs, unité mixte du CNRS, de l’EHESS et de l’ENS, Clotilde Lemarchant est l’auteure d’Unique en son genre (éd. PUF, 2017), un livre sur les filles et garçons atypiques dans les formations techniques et professionnelles.

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