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La prévention par les chiens

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Tenter de remettre des jeunes sur les rails en les responsabilisant au contact de chiens, c’est le pari que fait une éducatrice spécialisée du service de protection judiciaire de la jeunesse de Mulhouse. Un travail de médiation animale encouragé par la Fondation Sommer, spécialiste du sujet, et destiné à redonner des règles et de la confiance à des adolescents souvent laissés pour compte.

EN CE SAMEDI MATIN D’ÉTÉ, SUR LE PARKING du parc du Waldeck, à Mulhouse (Haut-Rhin), Estelle Fritschy et Francisca Mann accueillent Salem, 16 ans(1). Les deux bénévoles de l’équipe des Truffes câlines sont venues lui proposer un moment de détente avec leurs chiens, Sam et Lilly. « Tu aimes les chiens, Salem ? « , demande Estelle Fritschy, référente du club d’éducation canine de Hab­sheim, partenaire du service territorial éducatif en milieu ouvert du Haut-Rhin (Stemo 68). C’est la première fois que l’adolescent va participer à cette activité. Isabelle Delahaye, éducatrice spécialisée dans l’une des deux unités du Stemo, tente de le motiver depuis six mois pour cette expérience. Mais, jusque-là, Salem était en fugue à chaque rendez-vous. Aujourd’hui, pour s’assurer qu’il vienne, Isabelle Delahaye l’a pris au réveil à son foyer. Une autre adolescente devait être aussi de la partie, mais elle n’est pas venue à la gare comme convenu avec l’éducatrice.

Dépendant de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), le Stemo 68 a pour mission de mettre en œuvre les mesures éducatives prononcées à l’égard des mineurs qui ont commis des infractions, avant ou après un jugement. Mandatés par les juges, les éducateurs sont chargés de leur exécution, mais également de la mise en place d’alternatives aux poursuites afin d’éviter d’en arriver au tribunal. Le Stemo 68 s’occupe aussi de jeunes en danger à la suite d’un signalement. Mais, à Mulhouse, c’est principalement la délinquance et des parcours de vie très compliqués qui amènent les mineurs, à l’instar de Salem. En moyenne, chaque éducateur en suit 25. En plus de ses missions premières (rencontres avec le jeune et sa famille, entretiens individuels…), Isabelle Delahaye et son équipe proposent des activités collectives telles que la musculation, la cuisine et la randonnée. Cerise sur le gâteau, depuis mars 2017, la jeune femme consacre deux matinées par mois à la médiation canine. Un travail qu’elle a initié dans le cadre de son année de stage et dont le mémoire(2) a été récompensé par la Fondation Sommer (voir encadré page 31). Cinq bénévoles et autant de chiens visiteurs des Truffes câlines se relaient sur ces interventions dont ont déjà bénéficié une dizaine d’adolescents.

Valoriser les émotions positives

L’objectif est clair : recréer, par le biais de l’animal, la confiance en l’autre chez des jeunes qui se méfient souvent des adultes, en les mettant en responsabilité et en valorisant leurs compétences. « Ce nouvel outil éducatif est particulièrement adapté pour des jeunes ayant des problématiques abandonniques, des carences affectives, des problèmes relationnels avec autrui et un manque de confiance en eux », reconnaît Christine Marson, responsable du Stemo 68. Isabelle Delahaye s’est intéressée à la médiation animale après avoir constaté que sa chienne était devenue la confidente de son fils, puis elle a décidé de tenter l’expérience avec les jeunes délinquants. « L’animal permet un travail sur les émotions positives que ces jeunes n’ont pas l’habitude d’avoir car ils sont tout le temps dévalorisés. Ils sont tristes et s’interdisent de partager leurs sentiments. Cette activité est aussi l’occasion qu’ils s’ouvrent à la société “normale” en rentrant en contact avec les bénévoles, qui les considèrent comme n’importe quel adolescent mais qui peuvent aussi leur servir de repères. Cela crée un espace où ils peuvent se permettre de redevenir les enfants qu’ils sont, avec des plaisirs simples, au-delà de leur statut dans le quartier ou dans la rue, au-delà de l’acte délictueux. »

Sur l’aire de stationnement, Estelle Fritschy présente son chien à Salem d’une voix chaleureuse et pédagogue : « Sam a 4 ans, il est de race nordique. C’est un chien très indépendant qui fonctionne à la récompense. Il ne vient pas juste pour toi. En forêt, il chasse. C’est pour ça qu’il sera en laisse aujourd’hui. » Quant à Lilly, femelle croisée d’Appenzell, elle a 9 ans, explique à son tour Francisca Mann. « C’est une chienne âgée, dit-elle en montrant à Salem son sous-poil gris. Mais elle comprend à 100 %. » Pour l’en convaincre, Francisca Mann donne quelques instructions à son animal : « Couché ! Debout ! » Lilly s’exécute.

« Un an pour qu’il me parle »

« J’ai jamais eu de chien », confie Salem, sur la réserve. « Lilly est d’une race de berger, donc elle veut nous garder tous rassemblés, comme un troupeau, explique encore Francisca Mann. Tu veux lui donner une croquette ? » Toujours sur ses gardes, Salem accepte. « Les chiens ne te jugent pas, le rassure Estelle Fritschy. Ils ne t’en voudront jamais. Ils vivent au jour le jour, même si tu les punis pour une bêtise. Ces chiens-là n’ont jamais été frappés. Ils ressentent la peur et l’agressivité. Pour les punir, il suffit de lever la voix et de ne pas leur accorder d’attention pendant dix minutes. C’est ce qu’on appelle l’“éducation positive” ».

« Tu as envie d’une promenade au soleil », l’invite Estelle Fritschy, alors que Salem demeure mutique. « On peut aller en forêt. Il va falloir que tu tiennes Sam en laisse », poursuit-elle. « C’est qui, Sam ? », demande Salem, subitement concerné. A l’appel de sa maîtresse, le chien arrive tranquillement. Mal à l’aise, Salem saisit sa laisse. « Tu peux garder la longueur que tu veux », lui signifie Estelle Fritschy, avant d’encourager le garçon à parler l’animal. « Une fois, je me suis fait mordre », confie Salem, encore anxieux, à la maîtresse de Sam, qui lui répond que les chiens ont passé des tests et qu’ils ne sont pas agressifs. Salem essaie de retenir le chien : « Sam ! », lâche-t-il timidement. « Il faut que tu arrives à établir une connexion avec lui. Si tu lui parles d’une voix triste, ça ne le motive pas à venir », insiste Estelle Fritschy.

Pour préparer ce rendez-vous, Isabelle Delahaye a auparavant décrit aux deux bénévoles les difficultés de l’adolescent : « Salem ne sourit jamais. Il ne fait confiance à personne. J’ai mis un an pour qu’il me parle. Il a de gros problèmes d’attachement et très peu de ressources familiales. Sa mère est décédée et son père a longtemps été en détention. Il vit aujourd’hui en foyer et le voit rarement. » L’éducatrice spécialisée, passionnée de chiens, pense que la médiation canine peut le remettre en lien et lui donner de l’assurance. En retrait du groupe, comme à chaque démarrage de l’activité, elle observe sans intervenir. « Dans l’idéal, c’est bien que ce soit l’éducateur référent du jeune qui l’accompagne. Mais ce n’est pas toujours simple. Chacun a beaucoup de travail et est pris dans les suivis à gérer les urgences. » Isabelle Delahaye s’inquiète alors pour la jeune fille qui ne s’est pas présentée comme prévu au rendez-vous de ce matin : « Elle est complètement livrée à elle-même. Pourtant, elle est déjà venue et aime s’occuper des chiens. »

A peine le groupe s’est-il engagé sur le chemin de la forêt que Francisca Mann prévient qu’il faut s’arrêter : un autre chien et plusieurs chevaux arrivent. Pour Salem, responsable de Sam, la situation est stressante. « On va attacher Lilly aussi. Salem, demande-lui de s’asseoir. » L’adolescent glisse : « Assis ! » L’animal obéit, tandis que Sam reste au pied, toujours tenu en laisse par le jeune homme. Les chevaux passent leur chemin sans problème. Pour la première fois de la matinée, le regard de Salem exprime de la fierté. Guidé par Francisca Mann, il remercie les animaux en leur donnant une croquette chacun et quelques caresses. Premier sourire, éclatant, de l’adolescent. Premières consignes respectées aussi. Alors que la balade se poursuit, une joggeuse croise le groupe dans les bois. Salem prend alors sa première initiative et maintient Sam près de lui. Soutenu par Estelle Fritschy, il le récompense d’une caresse. « C’est bien, tu es ferme. Sam est rarement aussi calme avec quelqu’un », affirme-t-elle. D’autres joggeurs croisent le chemin du groupe. Salem prend confiance : « Sam, viens ! Laisse ! » Plus besoin de lui rappeler de caresser l’animal pour le féliciter. La conversation s’amorce entre les promeneurs du jour. Estelle Fritschy raconte que Sam a attrapé une tique le week-end dernier et en est tombé malade. L’éducatrice parle de sa chienne, avec laquelle elle pratique le canicross. « Au foyer, le seul truc auquel on a droit, c’est des poissons rouges », ironise Salem, désormais plus détendu.

Apprendre à diriger l’animal

A l’arrivée de cyclistes, Salem n’hésite plus : « Laisse, viens ! », dit-il au chien calmement avant de s’allumer une cigarette. « C’est la première fois que Sam est aussi bien avec un jeune dès la première visite, commente Estelle Fritschy. Les jeunes sont très attirés par lui, mais souvent ils sont beaucoup plus dans le jeu. » Le petit groupe est maintenant à hauteur d’un agrès sportif. L’occasion pour Francisca Mann de proposer un exercice de slalom avec Lilly. Elle montre à Salem comment diriger la chienne. « A chaque poteau, tu lui dis : “au pied !” et tu la gratifies. » Salem confie Sam à sa maîtresse et s’engage à son tour pour faire avancer Lilly autour des poteaux. Il s’en sort sans difficulté. « On va essayer avec Sam, mais ça risque d’être plus difficile », prévient Estelle Fritschy. Salem doit faire marcher le nordique en le gardant toujours à ses pieds, sans laisse cette fois. A cette idée, son visage se crispe. Le jeune homme veut bien faire. Une fois de plus, Salem et Sam s’écoutent et s’en sortent jusqu’au bout du parcours. Devant ce succès qui n’était pas garanti, l’adolescent laisse apparaître un large sourire. Puis il reprend Sam à la laisse. Les bénévoles et lui marchent maintenant depuis une bonne heure et demie et il faut penser à sortir de la forêt. Salem a déjà manqué son petit déjeuner, il ne faudrait pas qu’il passe à côté du déjeuner au foyer.

Éduquer sans punir

Sur le chemin du retour, pendant que Salem profite de ses derniers moments du jour avec Sam, Francisca Mann témoigne de l’intérêt de son engagement avec les jeunes de la PJJ. Directrice des ressources humaines dans l’aviation, elle intervient une fois par mois auprès des jeunes suivis par Isabelle Delahaye. Elle emmène aussi Lilly en crèche et en halte-garderie. « J’aime montrer ce qu’on peut faire avec les chiens, et surtout apprendre que l’on peut éduquer sans crier, ni punir, juste en encourageant les enfants dans ce qu’ils font de bien. Avec les jeunes du Stemo, l’idée est avant tout de leur offrir une récréation, une bouffée d’oxygène avec les chiens en pleine nature. Leur permettre de ne plus penser, juste d’être et d’oublier leurs soucis. » Cadre dans l’industrie pharmaceutique, Estelle Fritschy est venue au club canin pour apprendre à dresser Sam. Elle y a découvert le travail des Truffes câlines, qui interviennent aussi dans les maisons de retraite auprès de patients atteints de la maladie d’Alzheimer. « Au contact de l’animal, ces personnes se mettent tout à coup à sourire, alors qu’elles étaient sans vie dans leur chambre. Quand je vois ce résultat, j’ai vraiment envie de continuer », s’émerveille la bénévole.

L’éducatrice a sollicité les Truffes câlines sur les recommandations de la Commission nationale d’éducation et d’activités cynophiles (Cnéac). Mais, à l’origine, elle voulait travailler avec la SPA : « Je trouvais pertinent de faire se rencontrer des jeunes en souffrance affective et des chiens abandonnés, mais la SPA a refusé pour des raisons de sécurité. » Bien qu’il soit encore trop tôt pour qu’Isabelle Delahaye tire des conclusions de son activité, ses premières impressions sont prometteuses : « Les jeunes de la PJJ ont du mal à respecter l’autorité. Mais à travers les conseils des maîtresses des chiens, tout en douceur, ils arrivent à admettre des règles. » L’éducatrice note également que la médiation canine favorise l’expression des jeunes et brise certains tabous : « En entretien, après, ils se confient plus facilement. L’unique image qu’ils avaient du chien – un animal qui attaque et mord – change. Ils se rendent comptent que cela peut être un ami. » Pour ces jeunes, sûrement un premier pas vers plus de bienveillance à l’égard des autres et d’eux-mêmes, même si le chemin à parcourir reste long, comme le souligne modestement l’éducatrice : « Dans notre travail, il n’y a pas de miracle. Nous lançons des petites graines. Les jeunes évoluent lentement. Cette activité fera simplement partie des petites choses qu’on aura pu leur apporter. »

De retour au parking, les chiens sont assoiffés. Salem les fait boire à une fontaine. Toujours aussi peu loquace, le jeune homme semble ravi de sa matinée. Soudain, l’adolescent raconte : « Oui, ça m’a plu. Et je reviendrai. C’était bien. Il y a des chiens chez moi, à Montbelliard [Doubs], mais si tu les lâches ils partent et tu ne les revois plus. » Pour lui, il est l’heure de rentrer au foyer. Salem serre la main de chacun : « Merci, merci ! », répète-t-il en rejoignant la voiture de son éducatrice.

Prix de la Fondation Sommer

Créée en 1971, la Fondation Adrienne-et-Pierre-Sommer soutient le développement des pratiques fondées sur les interactions entre humains et animaux(1). Elle est le seul financeur en France de la recherche sur la médiation animale. Chaque année, elle lance un appel à projets pour soutenir de nouvelles initiatives. Depuis 2009, elle encourage les innovations des futurs travailleurs sociaux, infirmiers, kinésithérapeutes, psychomotriciens, orthophonistes et ergothéra­peutes à travers son prix Marie-Claude-Lebret, institué en hommage à la fondatrice de l’association Handi’Chiens. Isabelle Delahaye en a été lauréate en 2017 pour son mémoire de validation professionnelle. Les ASH participent au jury 2018 et sont partenaires du salon Askoria, à Rennes, où le prix sera remis le 12 octobre. Le prochain colloque de la fondation, « Naître, grandir et devenir. La place de l’animal dans le développement de l’enfant », se tiendra à Paris le 10 décembre.

Les Truffes câlines

L’association d’Habsheim Les Truffes câlines compte 25 bénévoles et 30 » chiens visiteurs ». Tous les volontaires doivent suivre une formation : une journée de théorie pour le maître et une de tests pour le chien. L’animal est manipulé, soumis à des odeurs et des bruits forts, à des gestes brusques face auxquels il ne doit pas montrer de signe d’agressivité. C’est la Commission nationale d’éducation et d’activité cynophile (Cnéac) qui délivre les licences « chiens visiteurs ».

Notes

(1) Le prénom a été changé.

(2) « Ce chien entre nous : la médiation canine comme levier de la relation éducative et du développement émotionnel ».

(1) http://fondation-apsommer.org.

Reportage

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