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Les atouts et les limites du baluchonnage

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Légalisé par la loi du 10 août 2018, le baluchonnage – inspiré du Québec – est une véritable solution d’aide aux aidants selon ses promoteurs, qui mettent en avant les expérimentations et une formule inachevée pour ses détracteurs qui soulignent les obstacles organisationnels et les entorses au droit du travail qu’il implique. Faut-il poser ou déposer le baluchon ? Enquête.

ELLE A 60 ANS, LUI, 82. DEUX RETRAITÉS DE L’ÉDUCATION NATIONALE – elle, depuis quelques mois seulement – à la vie de couple, hier rythmée par des activités physiques et intellectuelles, aujourd’hui bousculée par la maladie d’Alzheimer. « Il faisait plein de choses avant : du ski de fond, de la sculpture… Maintenant, il passe sa journée sur le divan et il m’appelle pour se rassurer. Il n’a pas perdu les mots mais je n’ai plus de discussion avec lui. Ce n’est plus la personne que j’ai connue », décrit Brigitte Lavastre. Au quotidien, elle s’occupe de son mari dans sa maison savoyarde. Jour et nuit. « Il a besoin d’une présence permanente. S’il se lève la nuit, il se perd et n’est pas capable de se recoucher. Il ne se reconnaît pas chez lui et, comme un enfant, a besoin d’être rassuré. On n’a pas idée à quel point c’est un souci constant : il fait des crises, il faut alors contourner les obstacles, ne jamais être de front, ni agressif. On apprend à vivre avec un “Alzheimer”… philosophe-t-elle. Mais j’ai besoin qu’on me remplace. »

Selon le baromètre 2017 de la Fondation April, la France compte 11 millions d’aidants qui s’occupent d’un proche, de manière plus ou moins régulière, et qui, pour certains, ont besoin d’un répit. Car à la fatigue physique de nuits parfois agitées, s’ajoutent une fatigue psychologique et souvent de l’isolement. Selon l’étude de la fondation, prendre soin d’un proche aurait des effets négatifs sur la santé et le moral de près d’un quart des aidants. Le stress et l’angoisse seraient ainsi à l’origine d’une surmortalité au sein de cette catégorie de population.

Deux écueils : le droit et le coût

Longtemps occultée, la question de l’épuisement des aidants a émergé par le biais des plans « Alzheimer », dans les années 2000. Les plateformes de répit, aujourd’hui étendues à l’ensemble des proches accompagnant une personne âgée en situation de dépendance, en sont l’émanation. Groupes d’échanges, informations, activités, propositions d’hébergement temporaire : ces plateformes, financées par les agences régionales de santé (ARS), apportent un soutien aux aidants. Parfois même des temps de répit pendant lesquels une aide à domicile prend soin de la personne aidée. Mais bien souvent, ces offres sont limitées à quelques heures dans la journée. Et pour cause : l’intervention, en continu, d’un professionnel au domicile se heurte à deux écueils. Celui du droit, qui limite à 12 ou 13 heures par jour le temps d’intervention, et celui du coût d’une telle prestation.

A qui faire appel lorsque l’aidant lui-même est hospitalisé, qu’il veut s’octroyer un week-end en famille ou tout simplement prendre des vacances ? A qui s’adresser pour accompagner son proche, en lui évitant un placement en établissement, parfois douloureux et risqué pour sa santé ? Au Québec, Baluchon Alzheimer (voir page 26) met en place depuis 1999 une solution de répit répondant à des critères précis. Le baluchonnage se déroule sur une période longue, de quatre à quatorze jours, et il est effectué par un seul et unique intervenant. Deux conditions qui favorisent – et c’est là toute la spécificité du modèle – l’accompagnement de l’aidant et de l’aidé. « La baluchonneuse, par ses compétences, participe à l’amélioration de la vie quotidienne de l’aidant en imaginant et en testant des solutions aux difficultés qu’il peut rencontrer, explique la psychologue Frédérique Lucet, secrétaire générale du Réseau Euro-Québec de coopération autour de Baluchon Alzheimer. Si l’aidant rentre à la maison après avoir sorti la tête du guidon et que tout reste comme avant, on ne fait qu’accélérer l’entrée en établissement. »

En France, l’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) le Village des Aubépins applique depuis 2008 cette philosophie du baluchonnage axé sur l’accompagnement (voir page 25). Ailleurs, des solutions semblables existent. Mais elles sont souvent le fait d’initiatives isolées qui, quoi qu’il arrive, ont dû composer avec la législation française et trouver des financements particuliers. C’est le cas de l’association Répit Bulle d’air(1). Créée en 2010 par la Mutualité sociale agricole (MSA), elle intervient en Rhône-Alpes et, depuis peu, dans une dizaine d’autres départements avec l’objectif de couvrir à terme l’ensemble du territoire. « On est très attendus par les familles, chez qui on sent un réel soulagement de ne plus être seules », explique la relayeuse Sylvie Fivet. Cette infirmière à la retraite est employée non pas par l’association mais par l’aidant. En tant que mandataire, Répit Bulle d’air reçoit les demandes et met à disposition ses intervenants. Un choix juridique qui lui permet d’appliquer la convention collective des salariés du particulier employeur. Un même intervenant peut alors travailler jusqu’à 48 heures d’affilée – même si dans les faits, l’an dernier, seules 12 % des demandes ont excédé 24 heures – et surtout il coûte moins cher. L’an dernier, plus de 200 familles ont ainsi bénéficié de ce service pour un coût horaire moyen de 16,20 € contre environ 25 € si l’association était prestataire, avec des frais de fonctionnement fixes. Pour les familles, le reste à charge s’élevait, en moyenne, à 6,30 € de l’heure, grâce à des aides spécifiques de certains départements, à l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) ainsi qu’au concours de trois caisses de retraites complémentaires.

Chouchoutage et cousinage

A Paris, l’association Notre-Dame de Bon Secours, plateforme de répit depuis 2009, s’est inspirée de l’expérience québécoise, en l’adaptant aux particularités françaises. Pour mettre en place ce qu’elle appelle du « cousinage », elle fait appel à l’association d’aide à domicile, Atmosphère services. Elle aussi mandataire, elle met à disposition du particulier employeur son personnel qu’il rémunère selon deux types de formule : nuit calme où le salarié est payé en heures de présence responsable, ou nuit mi-active lorsque la pathologie de la personne aidée nécessite une surveillance du professionnel. Avec l’enveloppe de l’ARS dédiée à la plateforme de répit, l’association Notre-Dame de Bon Secours finance 50 % du coût de la prise en charge. « On table sur un reste à charge de 85 € par 24 heures (soit 3,50 € par heure) », indique Isabelle Chaudron-Ranc, coordinatrice de la plateforme. Dans le Maine-et-Loire, le collectif des Chouchouteuses est composé d’une vingtaine de femmes et d’un homme. Des salariés indépendants qui partagent les tâches administratives et un téléphone commun pour recevoir les demandes et les répartir entre eux. « On voulait rester autonome dans nos choix, sans qu’on nous impose une façon d’être avec la personne aidée », explique Sylvie Poulain, 56 ans, ancienne infirmière libérale. Pour ces chouchouteuses, dont certaines se sont parfois relayées pour intervenir 24 heures sur 24 pendant 14 mois, la rémunération se fait au forfait : 120 € net pour 24 heures. Un tarif horaire de 5 € qui paraît dérisoire. « Sauf qu’en dix jours, on a fait un Smic », argumente-t-elle.

Dans les faits, rares sont les structures prestataires à proposer un service de relayage. L’ADMR l’a testé en Corse du Sud, avant de renoncer pour des raisons de coût. « On l’a fait une fois en 2015 pendant cinq jours. Trois salariés se sont relayés nuit et jour sur des amplitudes de douze heures, explique Gabrielle Garner, infirmière coordinatrice de la plateforme de répit. Le coût était tellement conséquent pour l’aidante qu’on n’a pas souhaité recommencer sans avoir réfléchi à des aides extérieures pour le réduire. »

La France, aujourd’hui, semble s’orienter doucement vers la possibilité d’un baluchonnage. Emmanuel Macron l’avait évoqué dans son programme électoral. La loi du 10 août 2018 pour « un Etat au service d’une société de confiance », reprenant au mot près un article rejeté lors de l’examen de la loi d’adaptation de la société au vieillissement adoptée en 2015, l’a confirmé. L’article 53 ouvre la possibilité d’expérimenter pendant trois ans un service analogue à celui du baluchonnage. Avec à la clé des dérogations au code du travail qui permettront de travailler, non pas quatorze jours d’affilée comme au Québec mais six jours. Seulement, pour les acteurs du domicile, la loi fait l’impasse sur l’essentiel : les questions de financement, de formation et de santé des intervenants. Les décrets d’application, attendus, selon la direction générale de la cohésion sociale, pour le mois de décembre, devraient préciser ces points. Mais pour l’heure, le texte suscite plus d’inquiétudes que d’enthousiasme.

« Il aurait fallu définir la prestation du relayeur avant de savoir quelles dérogations sont souhaitables », déplore Vincent Vincentelli, responsable de la réglementation sectorielle à l’Union nationale de l’aide, des soins et des services aux domiciles(UNA). L’UNA est favorable à une meilleure prise en charge des aidants mais pas à n’importe quel prix. « Si ces dérogations sont une manière de considérer que le droit du travail coûte cher et qu’on va pouvoir abaisser les coûts, alors, c’est un très mauvais signal dans un secteur où l’on demande de plus en plus à moyens constants, où la sinistralité est très importante et où l’on a de grosses difficultés à recruter. » Mêmes réserves du côté de la Fédération française des services à la personne (Fedesap). « Le relayage répond à un besoin, à condition de l’expérimenter avec des structures prestataires qui garantissent un accompagnement du salarié, prévient son vice-président Franck Nataf. Le régime mandataire, en introduisant des heures de travail effectif et de présence responsable, permet une souplesse sur la rémunération des salariés qui n’est pas acceptable. Cela revient à faire du dumping social franco-français. »

Baluchon Alzheimer France, l’ancien réseau Euro-Québec, se réjouit de ce qu’il considère être une première étape. Et la possibilité, enfin, d’encadrer la pratique. « Comme rien ne s’est fait pendant dix ans, beaucoup d’acteurs font du relayage au “black”, avec des bénévoles, des systèmes mandataires, des libéraux. Et plus personne ne sait ce qu’est vraiment le relayage », juge Marie-Pascale Mongaux, membre de Baluchon Alzheimer. Favorable au portage par des plateformes de répit, l’association défend un modèle qu’elle considère être « radical mais cohérent ». « Il s’agit d’une prise en charge globale, insiste Frédérique Lucet. Et on devra veiller à ce que l’employeur n’utilise pas cet article pour déroger aux règles du travail, en oubliant le reste : la liberté du baluchonneur de choisir ses missions, la qualité de l’accompagnement ou encore la formation des salariés. » Frédérique Lucet le sait : les trois ans qui viennent seront décisifs. « Si on échoue, ça ne se fera jamais. Or, après vingt ans d’expérience au Québec et en Belgique, on sait que c’est possible et que ça marche. »

Ce que dit la loi

L’article 53 de la loi pour « un Etat au service d’une société de confiance » autorise les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) à expérimenter pendant une durée de trois ans la mise en place « de prestations de suppléance à domicile du proche aidant d’une personne nécessitant une surveillance permanente ». Dans ce cadre, les salariés des établissements ou du particulier employeur ne sont pas soumis aux dispositions du code du travail ou des conventions collectives relatives aux régimes d’équivalence, aux temps de pause, aux durées maximales quotidienne et hebdomadaire de travail et au travail de nuit ainsi qu’à la durée minimale de repos quotidien. La durée d’intervention d’une personne ne peut excéder six jours consécutifs et 94 jours dans l’année.

Notes

(1) Voir ASH n° 3001 du 10-03-17, p. 20.

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