La démence touche dans le monde entre 5 et 8 % de la population âgée de plus de 65 ans, soit 47,5 millions de personnes, selon les données 2015 de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Si cette maladie croît de manière significative avec l’âge, elle peut également toucher des sujets jeunes. Alors que la maladie d’Alzheimer est la forme la plus commune de démence (elle concernerait 60 à 70 % des cas), en France, le nombre de personnes atteintes est estimé à 900 000. Avec 225 000 nouveaux cas chaque année, le nombre de malades devrait dépasser le million en 2020 et les deux millions en 2040. Or cette pathologie est incurable : l’espérance de vie des personnes malades est, en moyenne, entre huit et dix ans après le début des symptômes.
Pour l’heure, il existe deux approches différentes pour « soigner » cette maladie : des traitements médicamenteux dont l’efficacité fait débat (preuve en est la polémique autour de l’arrêt du remboursement des médicaments anti-Alzheimer au 1er août 2018) et des approches non médicamenteuses faisant appel à différentes disciplines et visant à stimuler les capacités cérébrales, à aider le patient et son entourage afin d’améliorer sa qualité de vie. C’est dans ce cadre-là, cet esprit-là qu’a été pensé le village Alzheimer actuellement en construction à Dax (Landes). Plus précisément, le 4 juin dernier, la première pierre d’un lieu entièrement dédié aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer a été posée à quelques minutes à peine du centre-ville de cette commune du sud-ouest de la France.
« En novembre 2013, le journal Le Monde a publié un reportage sur un site d’accueil novateur pour malades d’Alzheimer : De Hogeweyk, aux Pays-Bas. A la recherche de solutions nouvelles, Henri Emmanuelli, alors député et président du conseil départemental des Landes, a pris la décision de se rendre sur place pour voir s’il était possible d’exporter le projet, rappelle Francis Lacoste, directeur de la « solidarité » au département des Landes. Et nous nous sommes rendu compte que, effectivement, autre chose était possible. C’est pourquoi nous avons immédiatement souhaité lancer un projet de village équivalent dans les Landes. »
Mais pourquoi à Dax précisément ? « Il faut savoir que, dans les Landes, le nombre de malades d’Alzheimer et maladies apparentées est estimé à 8 000 cas, précise-t-il. Ensuite, nous avons fait un appel à candidatures dans le département, et c’est à Dax que se trouvait le terrain le plus adapté au projet, le moins éloigné du centre-ville. Enfin, la zone dacquoise est la région la plus âgée du département, dans laquelle il y a une grande tradition de prise en charge médicale autour du thermalisme. Autant de facteurs qui ont fait que le choix s’est porté sur cette ville. »
Concrètement, cette structure d’accueil unique en France accueillera 120 résidents, dont 10 de moins de 60 ans, accompagnés par 120 personnels et 120 bénévoles. A l’intérieur, pas de blouse blanche visible et une approche non médicamenteuse, un espace organisé en forme de bastide, lieu de vie et de services, qui se veut le cœur du village. On y retrouvera un café-restaurant, une salle de spectacle, une supérette, un salon de coiffure, une médiathèque, un auditorium ouvert à tous et même une miniferme. Bref, « un lieu ouvert sur la vie et sur la ville », se réjouit le professeur Jean-François Dartigues, neurologue, consultant au CHU de Bordeaux.
« La philosophie du village est de développer une participation maximale des résidents à la vie sociale. C’est-à-dire que l’on fera tout pour que, malgré leur handicap, ils puissent avoir la vie la plus normale possible, y compris dans le domaine des relations humaines, des loisirs et des activités de la vie quotidienne. Pour cela, on s’attache à une architecture adaptée, fondée sur l’environnement dans lequel ils ont pour la plupart vécu, à savoir un village landais », ajoute-t-il. Ainsi, dans un espace boisé de cinq hectares, se trouveront quatre quartiers de quatre maisonnées, chacun permettant d’accueillir les 120 futurs résidents : le quartier Chalosse, le quartier Côte Atlantique, le quartier Bas-Armagnac et le quartier Haute-Lande.
Au total, il y aura donc 16 maisonnées de 300 m2 inspirées de l’architecture traditionnelle landaise (couleurs, matériaux, essences locales) et qui accueilleront sept à huit résidents. Chacune d’elles a été pensée pour respecter les différents styles de vie des habitants, mais aussi pour respecter leur autonomie et leur intimité. « On regroupe les résidents dans différents quartiers en fonction de leurs affinités socioculturelles. C’est-à-dire que l’on va mettre ensemble les personnes qui aiment bien tel ou tel loisir, telle ou telle activité, renseigne le professeur Dartigues. Ainsi, on ne va pas imposer des activités aux résidents : par exemple, quelqu’un qui n’a jamais été à l’opéra, on ne va pas lui imposer de faire de l’art lyrique. Ceux qui aiment la pétanque seront avec ceux qui aiment la pétanque, ceux qui aiment la peinture seront entre eux, et ainsi de suite. La participation à la vie sociale doit permettre, on l’espère, de réduire les troubles du comportement et, par conséquent, de réduire les prises de psychotropes. »
« L’objectif est d’avoir des animations qui parlent aux résidents. En effet, l’un des problèmes des activités dans les maisons de retraite est que souvent elles ne correspondent qu’à deux ou trois personnes sur des groupes de 30, insiste Francis Lacoste. Là, nous partons du postulat inverse en ayant à l’esprit que, dans la maladie d’Alzheimer, il y a cette idée de réminiscence. C’est-à-dire que les malades, avec des souvenirs d’adolescence ou de jeunesse, peuvent retrouver une forme de sociabilité. » Et, pour cela, « les bénévoles vont jouer un très grand rôle car, en apportant la vie locale dans le village, ils vont participer à l’innovation thérapeutique du projet », précise-t-il. « Tout le monde peut être bénévole. On leur demande simplement de venir avec leur empathie et de faire en sorte d’amener de la vie dans le village. Toutes les associations autour de Dax ont été sollicitées, que ce soit celles de randonnée pédestre, du bridge, de la belote… Aujourd’hui, près d’une centaine de personnes ont déjà fait part de leur volonté d’être bénévoles. »
Mais la particularité du village de Dax par rapport à celui déjà existant aux Pays-Bas (voir page 24) est qu’il accueillera des scientifiques qui vont lancer des programmes de recherche sur la maladie, sous la responsabilité du professeur Jean-François Dartigues. « Le village de Dax est innovant à beaucoup d’égard, notamment car, dès sa conception, un lien avec la recherche scientifique a été prévu, confirme Hélène Amieva, professeure des universités en psychogérontologie et chercheure à l’Inserm Bordeaux. Plus précisément, un pôle de recherche va être en mesure d’évaluer l’impact de ce village sur les résidents : leur qualité de vie, leur vie sociale, puisque l’un des objectifs est de les maintenir dans une vie sociale “ordinaire”. Cet objectif sera-t-il atteint ? Il faudra le démontrer » (voir ci-contre). « Tout comme il faudra démontrer, poursuit-elle, si cela a un impact au niveau des soignants, notamment sur leurs conditions de travail en comparaison avec un Ehpad [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes]. Enfin, nous allons chercher à voir si ce village a un impact sur les familles. On sait très bien que la décision de placer un proche en Ehpad est extrêmement difficile à prendre. Beaucoup de familles, qui devraient se sentir “soulagées” de l’avoir fait, se sentent coupables parce qu’elles ont le sentiment que leur proche n’est pas heureux. » Le professeur Dartigues complète : « Il y aura aussi une recherche interne, c’est-à-dire que des chercheurs travailleront au sein même du village pour réaliser l’expérimentation de nouvelles technologies, de nouvelles techniques de prise en charge non médicamenteuse, éventuellement de traitements médicamenteux, voire des recherches en neurosciences (sur le sommeil, les troubles comportementaux…). »
Mais les scientifiques ont aussi un autre espoir : que ce village Alzheimer permette de faire évoluer le regard de la société sur cette pathologie. « La maladie d’Alzheimer est l’une des plus craintes et redoutées, après le cancer », déplore Hélène Amieva, avant d’estimer : « Avec ce village, avec cette philosophie différente de construire un espace “pour” les malades, adapté aux résidents, et non l’inverse, l’image de la maladie peut changer. Si on voit les malades se balader, aller prendre un café, si on encourage davantage les familles à venir visiter leurs proches, peut-être pourra-t-on changer l’image de la maladie ? » Puis d’annoncer : « Pour répondre à cette question, nous avons lancé une première étude, dans Dax et ses alentours, afin de “sonder” l’image de la maladie avant et après l’ouverture du village, pour voir si cela a changé. Nous allons aussi mener la même enquête dans une ville du Lot-et-Garonne où un Ehpad est actuellement en construction. Ce qui nous permettra de comparer les données et de savoir si le village, à lui seul, modifie l’image de la maladie. »
Et Francis Lacoste d’enchérir : « Je pense que ce village va permettre de changer le regard sur la maladie. C’est d’ailleurs l’un des premiers objectifs de la recherche : il y aura un questionnaire sur le regard sur la maladie avant/après le village. Théoriquement, on doit accompagner sur Dax une démarche « dementia friendly » (en français, « ami de la démence »). L’idée étant de donner un maximum d’informations aux habitants sur la maladie et ses conséquences. Mais pour jouer sur les mentalités, il faut du temps et il faut que le mouvement se généralise. C’est aussi à ça que va servir le pôle de recherche : savoir si le projet peut s’exporter. »
A Copenhague (Danemark), 124 résidents souffrant de démence sont accueillis au sein du « Dementia Center Pilehuset ». L’établissement n’est pas destiné exclusivement aux personnes âgées : il dispose en effet de 15 places réservées à des personnes plus jeunes souffrant de maladies neurodégénératives génétiques. Une rue avec des commerces a été créée au sein de l’établissement et les résidents doivent tous les jours aller y chercher ce dont ils ont besoin, afin de maintenir leur autonomie. L’établissement compte 150 employés, dont cinq en permanence la nuit.
A noter que d’autres villages de ce type sont actuellement en projet en Suisse, au Québec, mais aussi en Norvège et en Italie, sans compter celui existant déjà à Vancouver (Canada).