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« La pauvreté n’augmente pas, mais elle se transforme »

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Le taux de pauvreté en France est stable, et l’un des plus faibles d’Europe. En revanche, selon le sociologue Julien Damon, les pauvres ont changé. Pour ce spécialiste, coauteur d’un rapport sur la « juste prestation » qui vient d’être remis au Premier ministre, les politiques publiques ne se concentrent pas assez sur l’accompagnement social.
On entend souvent que la pauvreté augmente en France. est-ce vrai ?

La pauvreté n’augmente pas, mais elle se transforme démographiquement. C’est un point capital. Depuis les années 1970, la tendance a été à la baisse puis à la stabilisation. Le taux de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté est d’environ 14 % en France. Ce chiffre ne varie pas depuis une quinzaine d’années. Contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie…, dans lesquels il y a plus de pauvres, cette stabilité est liée à notre système de protection sociale, qu’il s’agisse des retraites ou des aides comme le RSA [revenu de solidarité active]. Ce système représente 33 % du PIB aujourd’hui, contre 25 % en 1980. Mais cette constance dissimule un changement majeur : les pauvres ont changé de visage. Avant, les personnes âgées constituaient le gros des troupes car elles n’avaient pas encore accès aux régimes de retraite. Aujourd’hui, les vieux pauvres sont plutôt des femmes, à cause de l’allongement de l’espérance de vie et des séparations. Mais la pauvreté s’est surtout rajeunie. Elle touche les enfants et les jeunes vivant dans des familles à l’insertion professionnelle précaire. Depuis les années 2000, on recense davantage de personnes démunies dans les familles monoparentales que dans les familles nombreuses. De même, la pauvreté s’urbanise. Elle est trois fois plus importante dans les quartiers dits « prioritaires » qu’ailleurs sur le territoire. Enfin, la pauvreté s’est mondialisée. Désormais, aux Restos du cœur, il faut parler presque toutes les langues, alors que le français suffisait à leur création.

Les statistiques englobent-elles les personnes sans domicile fixe ?

Non, la plupart d’entre elles ne sont pas comptabilisées. Les statistiques conventionnelles de la pauvreté se réfèrent à la notion de « ménage » qui, globalement, correspond à celle de « logement ». Voilà pourquoi les sans-abri ne s’y trouvent pas. Or ils représentent la part de la population la plus pauvre, et aussi la plus visible. La dernière grande enquête Insee, qui remonte au début des années 2010, fait état d’environ 140 000 personnes sans domicile, mais, en réalité, on ne connaît pas précisément leur nombre. En la matière, la France n’est pas bonne : elle les recense une fois tous les dix ans et au niveau national. Ce n’est pas pertinent. Pour éviter les sempiternelles bagarres de chiffres, il faudrait savoir combien il y en a localement, à Marseille, à Lille, à Paris…, et ce tous les ans, comme on le fait à Londres, à Bruxelles ou à Madrid. C’est le seul moyen de considérer l’ampleur du phénomène et d’évaluer l’effet des politiques publiques de prise en charge.

Peut-on aujourd’hui sortir de la pauvreté ou est-on condamné à y rester ?

On entend souvent la phrase « pauvre un jour, pauvre toujours », mais c’est moins vrai qu’avant. Des associations comme ATD quart monde mettent l’accent sur certaines familles en situation de grande pauvreté depuis longtemps, mais il n’y a pas de déterminisme. Le premier moyen de sortir de la misère est le travail. La famille est également un garde-fou. L’évolution de la cellule familiale a un impact crucial. Notre système de protection sociale, avec ses qualités et ses défauts, doit permettre aussi de protéger des conséquences individuelles de la pauvreté.

Les politiques publiques de lutte contre la pauvreté sont-elles efficaces ?

Elles pourraient l’être davantage. Les 750 milliards d’euros de dépenses de protection sociale permettent que les chiffres de la pauvreté se stabilisent. Doit-on s’en féliciter ? La réponse est non. Au regard de l’effort social, il devrait y avoir moins de pauvres en France. La lutte contre la pauvreté est érigée comme une priorité des politiques publiques depuis les années 1990. Ce n’était pas le cas avant. Le pauvre, le sans-abri était considéré comme un clochard, en tout cas on le désignait de la sorte. On estimait que c’était de sa responsabilité d’être dans cette situation. Il n’y avait pas de prise en charge, si ce n’est le délit de vagabondage pour l’enfermer… Le RMI [revenu minimum d’insertion], institué en 1988, a constitué une vraie révolution. Après, il y a eu des instruments nouveaux, par exemple, la création du Samu social. Le système de prise en charge de la pauvreté est très dense, mais je pense qu’il pourrait être plus efficace si on le rationalisait.

Dans votre livre sur l’exclusion des SDF, vous proposez l’instauration de travailleurs sociaux référents…

Le système actuel fait que tout le monde s’oriente vers tout le monde. Plus la misère est sévère, plus le nombre de guichets potentiellement ouverts augmente. La multiplication d’interlocuteurs peut constituer un handicap, notamment pour les SDF. Comme on a un médecin traitant, ne pourrait-il pas y avoir un travailleur social référent que la personne pourrait éventuellement choisir. Cette question du référent unique avait été évoquée lors du Grenelle de l’insertion en 2008. C’est une très bonne idée, qui empêcherait le découragement. Les personnes accueillies ne seraient pas obligées de répéter leur histoire à chaque nouvel interlocuteur. Le travailleur social désigné serait amené à traiter l’intégralité du dossier, et ainsi les responsabilités ne seraient pas diluées.

Dans le même ordre d’idées, il est question d’instituer une allocation sociale unique. Qu’en pensez-vous ?

Il est simple de compliquer les règles, mais il n’y a rien de plus compliqué que de les simplifier. Donc il faut réfléchir à la question. Mais pourquoi pas ? Tout dépend des paramètres, autrement dit, quelles prestations seront fusionnées, à quel niveau, etc. Tout ce qui confère de la lisibilité au système génère de la réactivité et permet de mieux aider les bénéficiaires. Mais il ne faut pas attendre de baguette magique. J’ai le sentiment que l’on se focalise bien trop sur les prestations monétaires et trop peu sur l’accompagnement social. Le monde du travail social est un monde d’expertise, il mérite du soutien et beaucoup de travailleurs sociaux ont des idées. Et pour ajuster l’accompagnement, pourquoi ne pas permettre aux personnes qui en bénéficient d’évaluer les dispositifs et les prestations ? Les destinataires des politiques sociales doivent occuper une place centrale dans un système qui est fait pour eux, mais encore insuffisamment avec eux, notamment pour les situations les plus complexes. En leur présentant les réformes en cours, on pourrait déceler les difficultés à éviter et mieux appréhender, par exemple, les causes de non-recours.

Julien Damon

est sociologue, professeur associé à Sciences-Po et conseiller scientifique de l’Ecole nationale supérieure de sécurité sociale (EN3S). Il est l’auteur d’Exclusion : vers zéro SDF ?, (Ed. La Documentation française, 2017) et coauteur du rapport « La juste prestation. Pour des prestations et un accompagnement ajustés » (sept. 2018).

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