« LES DERNIERS MOIS ONT ÉTÉ RUDES pour l’ensemble des acteurs de la protection de l’enfance et de la lutte contre les violences sexuelles.
Rudes, eu égard à la situation en France, qui est toujours aussi dramatique. On estime que 130 000 filles et 35 000 garçons sont victimes de viols et de tentatives de viols chaque année, dans 96 % par des proches, selon l’association Mémoire traumatique et victimologie. 40 % des femmes violées et 60 % des hommes violés l’ont été avant 15 ans (dans plus de 80 % des cas, ces viols avant 15 ans sont incestueux)(1). Les enfants handicapés subissant quatre fois plus de violences.
Or « les viols sur les enfants bénéficient d’une impunité quasi totale », souligne la docteure Muriel Salmona, psychiatre et présidente de l’association. Seuls 4 % des viols sur mineurs font l’objet de plaintes. Au final, 10 % des plaintes sont jugées pour viol aux assises, soit 0,3 % de l’ensemble des viols(2).
Rudes, car le projet de loi sur les violences sexuelles et sexistes voté le 1er août dernier avait suscité beaucoup d’espoirs, en pleine vague MeToo. Le chef de l’Etat lui-même avait évoqué son ambition de faire de ces questions « une grande cause » de son quinquennat.
En septembre 2017, l’affaire de Sarah, 11 ans, dont le parquet a requalifié en atteinte sexuelle un viol commis par un homme de 28 ans, a brutalement fait prendre conscience à l’opinion publique qu’aucune présomption d’un non-consentement permettait de protéger strictement nos enfants en France. Une mobilisation massive a abouti à ce que le tribunal correctionnel de Pontoise se déclare incompétent et renvoie l’affaire à l’instruction. A l’unisson, tous les professionnels ont réclamé que soit adopté un seuil d’âge strict en deçà duquel tout acte sexuel commis par un adulte sur un enfant serait un crime. Le gouvernement s’y était engagé, et pourtant…
Définitivement voté en toute fin de session parlementaire, un 1er août, devant un hémicycle parsemé où seuls 92 députés étaient présents, le projet de loi a failli à cette mission, provoquant l’extrême déception des associations et de nombreux parlementaires. Finalement, l’article 2 et désormais article 222-22-1 du code pénal, qui concentre la majorité des critiques, fixe un âge « plafond » sous lequel la contrainte ou la surprise sont caractérisées par l’abus de vulnérabilité d’un mineur incapable du discernement nécessaire pour ces actes.
L’INTRODUCTION DE LA NOTION DE DISCERNEMENT pour caractériser la contrainte pourrait se révéler fatale. En effet, la jurisprudence, s’appuyant sur le discernement, retient de façon générale la responsabilité pénale d’un enfant dès l’âge de 7 ou 8 ans. Inscrire cette notion pour caractériser la contrainte ou la surprise en précisant que cela ne concerne que les enfants de moins de 15 ans est une mystification. Un adolescent de 15 ans et plus qui manquerait de discernement, au sens où cette notion est entendue en droit, aurait donc un problème d’ordre mental.
En outre, la pratique ne faisait pas de différence entre mineurs de moins de 15 ans et de plus de 15 ans. La vulnérabilité pouvait donc être retenue, selon les circonstances, pour des mineurs de plus de 15 ans. Ce qui ne sera donc plus le cas désormais. Plus grave encore, l’appréciation est strictement encadrée. La loi ne pense la vulnérabilité que pour un enfant incapable de discernement en cas de plainte pour viol. Et les juridictions devront vérifier non pas la vulnérabilité mais un abus de celle-ci.
Il convient aussi de préciser que la contrainte pouvait déjà être déduite de la différence d’âge et de l’autorité de fait ou de droit. La loi « Schiappa » reprend cette disposition, mais en exclut l’auteur mineur pour ce qui est de l’autorité de fait. Il s’agit donc d’un net recul. Le texte n’envisage pas une autorité de fait entre un mineur de 18 ans et une victime très jeune. « Oubli » gravissime car, désormais, l’autorité de fait entre un auteur majeur et une victime mineure suppose non une simple différence d’âge, mais une différence d’âge « significative » ; cela peut a contrario indiquer, en raison de l’exclusion du cas auteur/victime mineure, qu’une différence d’âge très importante sera requise, certainement de plus de dix ans. Or 25 % des agresseurs d’enfants sont des mineurs(3). Ce n’est donc pas une disposition de progrès mais, au contraire, une disposition qui pourrait se révéler régressive.
Depuis le vote du texte, le secrétariat d’Etat à l’égalité et ses soutiens ont tenté de faire croire à l’opinion que cette loi posait un seuil de non-consentement pour les mineurs de 15 ans. Une pure malhonnêteté intellectuelle. Pire, des militants de la majorité s’en sont pris de façon extrêmement virulente sur les réseaux sociaux à tout professionnel, activiste ou victime critiquant cette loi. Et ceci avec mépris et arrogance, tout en continuant d’affirmer, à tort, que la loi « Schiappa » serait davantage protectrice pour les enfants.
Experte indispensable en France pour son engagement envers les victimes de violences et la reconnaissance du psychotraumatisme, Muriel Salmona a même vu son travail détourné par le secrétariat d’Etat, qui a estampillé sur son site officiel une de ses infographies sur l’absence de seuil d’âge en France en la barrant d’une mention « fake news ». Cette contrefaçon a provoqué une levée de boucliers de l’ensemble des militants et associations, qui ont appelé au retrait de cette publication mensongère, dont l’impact est potentiellement gravissime pour l’ensemble des victimes. Ce qui a été enfin fait en catimini, au terme de trois semaines de diffusion.
Dans ce contexte, les quelques avancées du texte – tels l’allongement des délais de prescription pour les viols sur mineurs, qui est passé de vingt à trente ans après la majorité (même s’il ne prend pas en compte les agressions sexuelles aggravées, rendant son effet minime), ou encore l’outrage sexiste et autres dispositions – sont passés inaperçues, au regard de l’urgence qu’il y a à mieux protéger nos enfants.
Nous a été opposé l’argument de l’inconstitutionnalité d’une éventuelle présomption de non-consentement. Mais les solutions alternatives qui ont été proposées, comme celle de criminaliser tout acte sexuel commis par un adulte sur un enfant, ont toutes été rejetées. Les associations et professionnels relayés par les élus de l’opposition ont été une force de proposition majeure totalement ignorée par la secrétaire d’Etat, qui les a pourtant reçus.
DURANT L’ÉTÉ, LES INVECTIVES ET AUTRES MENSONGES des personnes soutenant cette loi ont contraint les militants à répondre pied à pied pour ne pas laisser l’opinion publique être induite en erreur. Les méthodes de communication utilisées par l’entourage de la secrétaire d’Etat à l’égalité nous ont tous sidérés, à commencer par celles de son conseiller spécial en communication, qui a récemment bloqué sur Twitter l’ensemble des auteurs et plusieurs signataires d’une tribune du JDD critique de la loi « Schiappa ».
Dans la foulée, 84 députés et sénateurs ont même répondu à notre tribune pour soutenir ce qu’ils qualifient de « loi de progrès » ( !) et affirmer, encore une fois de façon erronée, que la loi « Schiappa » prévoit un âge seuil. 84 parlementaires sur les 334 de LREM, soit à peine un quart…
Cette campagne ahurissante de calomnies envers les lanceurs d’alerte aura cependant eu le mérite de nous souder comme jamais, nous, les acteurs de la protection de l’enfance, secteur en grande souffrance. Et à l’approche de la rentrée, nous avons à cœur de nous concentrer à nouveau sur les problèmes essentiels. Qu’allons-nous répondre désormais aux enfants victimes se présentant dans nos bureaux ? Leur rendre justice consiste d’abord à reconnaître que ce qu’ils ont subi est bien une agression sexuelle ou un viol, et que tout sera mis en œuvre pour que ces violences ne se reproduisent pas. Or, à travers cet échec législatif dont il est responsable, le secrétariat d’Etat fait le choix de désarmer les professionnels de terrain en lien direct avec les victimes, et ce, alors qu’ils sont déjà privés de moyens à la hauteur de l’urgence.
Cette malheureuse expérience montre une fois de plus les limites de l’absence d’un interlocuteur ou d’une interlocutrice spécialiste de ces questions, et remet donc en lumière la nécessité de mettre en place un ministère entièrement dédié à l’enfance et à ses problématiques, dans la continuité des travaux menés par la précédente mandature.
SEUL(E) UN OU UNE EXPERTE DE CES SUJETS peut comprendre l’urgence de fixer un seuil d’âge réel pour mieux protéger les enfants à 15 ans et à 18 ans en cas d’inceste. Rappelons qu’un sondage IPSOS commandé en juin 2018 par l’association Mémoire traumatique et victimologie révèle que 81 % des Français sont favorables à l’instauration d’un seuil d’âge en dessous duquel toute pénétration par un adulte sur un enfant est un crime. Et une pétition lancée sur le même sujet par Madeline Da Silva, militante au Groupe F pour le droit des enfants, a recueilli à ce jour plus de 500 000 signatures.
Le gouvernement ne peut donc pas rester indifférent à ce que souhaite une très large majorité des Français, qui ne sera pas dupe face au triomphalisme fallacieux et aux mensonges distillés par les auteurs et les soutiens de la loi « Schiappa ». Espérons que le gouvernement saura tirer tous les enseignements de l’échec de cette loi en instaurant un véritable seuil d’âge qui pourrait tout à fait s’inscrire dans la prochaine réforme de la justice. »
(1) CSF, 2008 ; ONDRP, 2012-2017 ; OMS, 2014 ; Virage, 2017.
(2) CSF, 2008 ; ONDRP, 2016 ; Infostat Justice, 2016 ; Virage, 2017.
(3) IVSEA, 2015.