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Une « échelle » pour grandir

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Unique en France, le service hospitalier d’Escala, dans les Hautes-Pyrénées, accueille de jeunes autistes et psychotiques dans une ferme thérapeutique où se pratique la psychothérapie institutionnelle fondée sur le « vivre ensemble ». Les professionnels partagent le quotidien des jeunes, s’occupent avec eux des animaux, du potager et créent un spectacle musical.

« On vit avec les enfants. Notre vie collective est la plus simple et la moins bavarde possible, car le langage les embarrasse », ex­plique Jean-Marie Brossard, psychologue clinicien à la ferme thérapeutique pour adolescents d’Escala (Hautes-Pyrénées). Unique en France, ce lieu dépend de l’hôpital psychiatrique de Lannemezan et accueille une quinzaine de jeunes de 12 à 18 ans souffrant de troubles autistiques et psychotiques. La moitié d’entre eux y résident la semaine, les autres y viennent en hôpital de jour. Dans cette structure encadrée par des soignants, des éducateurs et une enseignante, ils apprennent à calmer leurs peurs, à comprendre le monde et à vivre avec les autres. L’équipe pratique une approche particulière, inspirée des fondateurs de la psychothérapie institutionnelle (Jean Oury, François Tosquelles, Pierre Delion), qui consiste à partager le quotidien avec ces jeunes. « Ils ont beaucoup de mal à faire confiance à l’autre, à ne pas en avoir peur, décrit Jean-Marie Brossard. Ils ont la certitude que ça va mal se passer. Pour les rassurer, nous avons peu de leviers thérapeutiques autres que le “vivre ensemble”. Ainsi, ils peuvent reproduire des expériences réussies vécues collectivement. » D’où cette ferme, avec ses animaux dont il faut prendre soin, le potager qu’il faut entretenir, le repas du mercredi préparé en commun, et bien d’autres activités qui rythment la vie à « l’Escala » – comme on la nomme ici…

Il n’en a pas toujours été ainsi. « Quand, en 1981, j’ai été nommée chef de secteur psychiatrique des Hautes-Pyrénées, se souvient Christine Perrot, une centaine d’enfants âgés de 4 à 18 ans souffrant de pathologies diverses et parfois très lourdes étaient hospitalisés ensemble en psychiatrie à l’hôpital de Lannemezan. » Avec « innocence, naïveté et courage », elle a signalé l’aberration de la situation à l’administration hospitalière et a obtenu de mettre en œuvre une politique de désinstitutionalisation. « C’était dans l’air du temps, il y avait des tas d’expériences à cette époque. » L’unité hospitalière a été totalement transformée avec, par exemple, la création d’une unité ambulatoire, d’un centre d’accueil thérapeutique à temps partiel (CATTP) et de la ferme thérapeutique, laquelle appartenait à l’hôpital mais ne fonctionnait plus. « L’idée était que les enfants et les adultes s’occupent des animaux et fassent la cuisine ensemble, avec le moins de hiérarchie possible pour que chacun trouve ses responsabilités », souligne-t-elle. Aujourd’hui, avec l’inflation des normes d’hygiène, il n’est plus possible de préparer le repas avec les produits de la ferme, mais la psychothérapie institutionnelle, pivot de la structure, existe toujours. Elle se caractérise par de nombreuses réunions d’équipe et une réflexion poussée sur le travail réalisé en commun auprès des jeunes. Et parce que la vie psychique est fragile et qu’il faut la maintenir en éveil pour ne pas qu’elle s’éteigne, la ferme thérapeutique n’a cessé d’innover.

Sécurisé mais pas fermé

En ce matin du 22 mai, les Pyrénées se détachent sur le ciel bleu. L’Escala (« l’échelle », en gascon) est situé dans le petit village du même nom niché au pied de la chaîne montagneuse, à 4 kilomètres de Lannemezan. Philippe Hébrard, éducateur technique, est né non loin de là ; il scrute le ciel et affirme : « Ce soir, il pleuvra. » Il parle aussi de ces pintades qui ne peuvent se déplacer qu’en groupe ou de ce renard qui, à la nuit tombée, guette et enlève la poule têtue qui aura refusé de regagner le poulailler, ou bien encore « de la vache qui remet les choses en place par sa gentillesse ». Mais surtout il connaît ces enfants, auprès desquels il déploie une présence rassurante, protectrice, souple et ferme à la fois. « Ces jeunes se sentent persécutés, affirme-t-il. S’ils ont l’impression d’être surveillés, ça leur devient vite insupportable. Notre objectif est de sortir le plus souvent possible. Ici, c’est sécurisé mais pas fermé. »

Comme tous les matins, les jeunes se réunissent pour organiser leur journée dans une salle aux murs décorés de fleurs peintes. Cette fois, il y a Ronan et Matthieu, 13 ans, et Kévin, 15 ans (les jeunes étant scolarisés à temps partiel, ils sont rarement présents en même temps). Pour ces enfants inquiets, il est important de baliser la journée, de semer des repères comme autant de petits cailloux qui vont leur permettre de se projeter dans les différentes activités quotidiennes.

Aujourd’hui, c’est Matthieu qui écrit avec application l’ordre du jour sur un cahier à petits carreaux. Philippe Hébrard le guide dans les différentes étapes et lui demande d’écrire la date, le temps qu’il fait, les prénoms des présents et les tâches qu’ils auront choisies. A la question de la date, Matthieu hésite : « Au hasard, le 19 mai », répond-il. « On va essayer de ne pas faire trop au hasard, on est le 22 mai », sourit l’éducateur. Même incertitude à la question sur la météo. Les deux autres avant lui, moins à l’aise avec l’écriture, ont dessiné un soleil maladroit. A leur manière et avec leurs moyens, ils participent à l’élaboration du planning. Ensuite, les jeunes décident s’ils s’occupent des animaux ensemble ou s’ils se répartissent le travail. Ils optent pour le partage. Matthieu note qui fait quoi et récupère, malgré lui, les poules et les pintades, dont personne ne voulait. Il va falloir leur ouvrir la porte, les nourrir, changer l’eau, et il rechigne un peu. Les ânesses, Cannelle et Safran, braient quand les enfants passent, tandis que la vieille chienne, la mascotte de la ferme, suit le groupe en cherchant l’ombre. « C’est une ferme qui n’est pas rationnelle, reconnaît Philippe Hébrard en regardant les jeunes enfiler leur combinaison de jardinage, pas toujours dans le bon sens. On se complique. Au lieu de rassembler les activités, on les sépare car les jeunes aiment bien les relations duelles. Plus le groupe est petit, mieux ça se passe. »

« Ils me font grandir »

Les volailles vivent au grand air et sont nourries sainement, mais comme les jeunes ne sont pas autorisés à les consommer, ce sont les salariés qui les achètent, tout comme les œufs. Dans un an, la ferme déménagera dans de nouveaux locaux situés sur les vastes terrains de l’hôpital de Lannemezan. Ce sera l’occasion d’organiser un point de vente des produits et des légumes du potager et d’apprendre ainsi aux adolescents à rendre la monnaie ou à gérer les stocks. « Pour des jeunes atteints de troubles autistiques, le quotidien est une lutte permanente, précise Jean-Marie Brossard. Pour imaginer l’avenir, ils ont besoin de nouvelles expériences, de nouveaux défis. » Dans cet esprit, la ferme va renouveler son cheptel de moutons pour préférer une race locale (l’auroise ou la lourdaise), moutons qui seront confiés à des bergers qui les garderont avec les leurs. « Cela nous permettra d’aller leur rendre visite l’été. C’est important de montrer aux jeunes que la vie continue même quand on n’est pas là. Car pour eux, quand on n’est pas là, on n’existe pas ! », pointe Philippe Hébrard. Outre leur petit potager individuel, les jeunes participent également au grand jardin collectif, à la tonte des moutons, au fauchage du foin et à la production du jus de pomme qu’ils apprennent à mettre en bouteille après en avoir eux-mêmes extrait le jus dans un pressoir associatif. « Ils restent en moyenne quatre ans avec nous, annonce Alain Guillen, infirmier psychiatrique. L’idéal est qu’ils arrivent à l’âge de 12 ans car il faut du temps pour les préparer à l’avenir. »

L’objectif de la ferme est tout à la fois thérapeutique, éducatif et pédagogique. Un tiers des jeunes sont scolarisés dans un établissement spécialisé (ceux qui viennent en hôpital de jour), un tiers assistent à des cours au collège accompagnés d’un auxiliaire de vie scolaire, et un tiers dans la classe de la ferme où une institutrice dédiée leur propose un enseignement individualisé, assistée par une éducatrice. « Ici, il n’y a pas de programme, pas de cloche qui sonne pour battre le rappel, raconte Mathilde Pucheu, enseignante. Quand j’arrive, les enfants sont parfois encore en train de se laver les dents. J’attends qu’ils aient terminé et on commence quand ils sont prêts. J’adapte les activités à leurs besoins, comme apprendre à lire l’heure. » Elle apprécie particulièrement le travail en équipe et les échanges permanents sur les jeunes. « J’ai beaucoup appris auprès d’eux, je les fais grandir et ils me font grandir, note-t-elle. Ici, c’est d’abord le soin. L’école, c’est que du bonus. »

Un projet audacieux

En classe, ce jour-là, il y a Tom, Thomas et Yohan. Après la séance, comme pour toutes les activités, il y a le débriefing, où chacun donne son ressenti. Tom a particulièrement apprécié le projet du Parvis. Le Parvis, c’est la scène nationale de Tarbes, où ils vont aller jouer dans une semaine une reprise de leur spectacle créé l’année dernière, Un voyage en Autistan. Ils ont visité la salle quelques jours auparavant et pris des photos des différents espaces pour mieux repérer les lieux et s’approprier le cheminement des loges à la scène. Ils refont mentalement le chemin et révisent ce qu’ils ont le droit de faire ou pas.

Ce projet est le plus audacieux qui ait été imaginé à l’Escala. « Quand on a proposé à nos jeunes de monter sur scène, ils ont dit « oui » tout de suite », se souvient Jean-Marie Brossard. S’il y a toujours eu des professionnels qui aimaient la musique et la partageaient avec les jeunes, notamment pour ses vertus apaisantes, le fait que Jean-Marie Brossard ait joué en 2011 – l’année de son arrivée à l’Escala – avec son groupe Décalage horaire pour la fête de fin d’année a ouvert d’autres possibles. Depuis, plusieurs groupes de musique sont venus à l’Escala, dont Boulevard des airs, qui a même invité deux fois les jeunes à venir sur scène chanter avec eux quelques-uns de leurs tubes. C’était en 2014 et en 2015. Face à la joie qui transparaissait sur le visage des adolescents, l’idée de bâtir un spectacle musical a émergé peu à peu. « Tout naturellement, nous sommes passés de la réflexion sur la musique à la psychose et l’autisme. Et nous nous sommes dit, pourquoi ne pas parler de ces pathologies en musique ? », commente Jean-Marie Brossard.

Un autre monde

L’équipe a présenté le projet aux jeunes. A la base, une trame autour de la communication. Il ne fallait pas que les questions soient trop ouvertes pour qu’ils puissent s’exprimer et que leurs réponses soient intégrées à l’écriture du texte. Par exemple, qu’est-ce qui est difficile quand on parle avec quelqu’un Qu’est-ce qu’il a voulu dire ? Que se passe-t-il quand on cherche un mot ? Comment parler des sentiments ? Doit-on avoir peur des autres ? Peut-on approcher d’une personne en imaginant qu’elle est gentille ? « Nous, on sait faire dans ces situations, pas nos jeunes, indique Jean-Marie Brossard. Il fallait leur poser la question de savoir ce qui était compliqué pour eux, et pourquoi. » Assez unanimes sur l’attitude à adopter en la matière, les jeunes ont résumé la réponse par une expression : « Il faut se tenir à carreau ! »

Les scénaristes – qui devaient mettre en forme toute cette matière – sont allés en classe voir comment l’institutrice travaillait avec les adolescents et sont revenus avec l’idée d’un voyage, un peu comme Ulysse. Un voyage en Autistan raconte l’histoire d’un groupe d’enfants et d’adolescents qui décident de quitter la terre infestée de cactus. Ils partent à l’aventure et, d’île en île, découvrent de nouveaux peuples et affrontent différentes épreuves comme le regard des autres, les règles ou la frustration… Sur scène, se croisent une centaine de personnes : un acteur, les jeunes, les professionnels de l’Escala, parfois des parents qui ont décidé de rejoindre l’aventure, une chorale et deux orchestres (un moderne et un classique). « Notre groupe, Le Shanghaï, joue les parties modernes du spectacle, précise Jean-Paul Canovas, l’un des musiciens. Nous ouvrons le spectacle avec la chanson Les cactus de Jacques Dutronc, les jeunes chantent avec nous. Avec eux, c’est un autre monde, comme hors du temps, un univers suspendu que j’aime beaucoup. Nous sommes portés par leur énergie. » Une dynamique palpable pendant l’atelier musique du mardi après-midi, qui permet de répéter les chansons du spectacle. Pieds nus, à l’aise et en rond, ils entourent Jean-Marie Brossard, qui les accompagne à la guitare, avec Muriel Dupuy, infirmière psychiatrique, et Cathy Manent, éducatrice. Ils échauffent leur voix avec la chanson de William Sheller Un homme heureux : « Pourquoi les gens qui s’aiment sont-ils toujours un peu les mêmes ? » Après l’atelier, ils se tiennent par la main et forment le cercle magique en fermant les yeux. L’occasion de dire, à tour de rôle, leur sentiment : « C’était joli », lance Ronan.

Pour trouver les 30 000 € nécessaires au spectacle (tous les professionnels et techniciens sont rémunérés) et au financement d’un DVD et d’un documentaire(1), l’association Les Chiens jaunes de l’Escala a été créée. « Nous avons choisi ce nom en clin d’œil aux hommes habillés de jaune qui guident les avions sur les porte-avions. C’est un peu comme ces jeunes qui se posent chez nous, comme ils se poseraient sur la mer pour se ravitailler afin de mieux repartir », souligne Jean-Marie Brossard. Pari gagné pour cet accompagnement si particulier des jeunes : non seulement la somme a été réunie grâce à un financement participatif, à des aides de l’hôpital et du Rotary et aux bénéfices d’un concert du groupe Décalage horaire, mais le spectacle est un véritable succès. Au point que Frédéric Hardy, psychiatre référent de l’hôpital de Lannemezan, se prend à rêver que « la psychothérapie institutionnelle redevienne moderne ».

Et après ?

A l’issue de leur séjour à la ferme thérapeutique, les jeunes sont orientés vers différentes structures. Depuis 2015, l’un d’eux a été orienté en foyer d’accueil médicalisé (FAM) pour adultes handicapés, un autre en maison d’accueil spécialisée (MAS), un troisième en hôpital de jour, deux en psychiatrie adulte, six en institut médico-professionnel (IMPro). « L’hôpital de Lannemezan est propriétaire d’un parc de loisirs – créé en 1950 pour réadapter les personnes par le travail à travers une activité touristique – et d’un hôtel-restaurant dont la gestion est confiée à un établissement et service d’aide par le travail [ESAT] depuis 1988 », indique Yasmina Gayrard, directrice de l’hôpital de Lannemezan. Modernisé, il offre toutes les activités que l’on trouve traditionnellement dans ce type de lieu : parcours accrobranche, tyrolienne, lac avec pédalos, animaux, petit train, minigolf, aires de jeux, carrousel… Des conventions lient l’hôpital avec l’hôtel-restaurant et le parc de loisirs pour permettre aux jeunes atteints de troubles autistiques et pressentis pour y travailler de tester leur projet.

Notes

(1) Ferme thérapeutique : 26, rue des Chênes, 65250 Escala – Tél. 05 62 99 55 59

(2) La passerelle, vendu 20 € le coffret.

Reportage

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