A la microcrèche sociale Le P’tit Home, à Strasbourg, il est 9 h 30. L’heure d’arrivée des enfants… Dans la salle de vie de ce petit appartement, quelques bambins jouent déjà. La mère d’Ola doit filer à son cours de français. Elle prend néanmoins le temps de se présenter dans le bureau de l’équipe. Amina est nigériane. Avec sa fille, elle est hébergée dans un foyer Adoma, conçu à l’origine pour accueillir les travailleurs immigrés. « Quand je suis arrivée en France en 2016, je ne parlais pas français, tous les rendez-vous étaient difficiles, se souvient la jeune femme. J’étais isolée et dépressive. Et j’étais tout le temps avec ma fille. » Avec émotion, elle confie son soulagement, pour elle comme pour Ola, d’avoir obtenu cette place : « Ça m’a fait du bien qu’elle vienne ici. Avant, elle était agitée, elle faisait des colères. Maintenant, elle a des amis et on communique mieux toutes les deux. » Néanmoins, il n’est pas facile pour la petite d’aller tout de suite se mêler aux autres. Elle reste dans les bras de Muriel Dommanget, éducatrice de jeunes enfants (EJE) et directrice du P’tit Home. Toutes les deux regardent le tram partir par la fenêtre : « Au revoir le tram ! Au revoir maman ! », la soutient la directrice.
Chaque année, depuis 2010, cette crèche atypique accueille dans un appartement loué à un bailleur social une trentaine d’enfants de familles aux conditions de logement précaires. Inutile d’être affilié à la caisse d’allocations familiales (CAF) pour y avoir recours : la structure pratique le tarif minimal (0,30 € de l’heure). A raison de dix places à la fois, elle reçoit des enfants trois jours et demi par semaine(1). Une offre conçue pour s’adapter aux familles n’ayant pas encore accès aux structures de garde classiques qui donnent priorité aux parents en emploi. « On en arrive presque à faire de la discrimination à l’envers en faveur des personnes les plus en souffrance », ironise Muriel Dommanget.
La microcrèche Le P’tit Home est née de la réflexion commune de deux associations protestantes : L’Etage, dont le public historique se composait de jeunes et de jeunes couples précaires, et Home protestant, qui s’occupe de femmes en difficultés. « Nous voulions favoriser leur accès à l’autonomie », explique Régine Kessouri, directrice de Home protestant et gestionnaire de la crèche. Ensemble, les deux associations ont répondu à un appel à projets de la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF) dans le cadre du plan « Espoir banlieues » en 2009. Par la force des choses, la structure concentre aujourd’hui son action sur les plus précaires, à savoir les familles étrangères, aux droits incomplets, déboutées du droit d’asile ou en attente de régularisation. « Depuis quatre ou cinq ans, ce sont elles qui sont à la rue. Elles représentent les trois quarts de nos bénéficiaires », souligne Muriel Dommanget.
Les enfants admis ici ont entre 8 mois et 3 ans. De fait, le développement moteur de l’enfant débute autour de 9 mois, et le garder en chambre d’hôtel peut alors devenir infernal. Le P’tit Home s’est adapté progressivement aux particularités de son public comme à ses propres contraintes financières (voir encadré page 30). « Au départ, notre idée était de faire une halte-garderie à la carte, se souvient la directrice. Mais on s’est vite rendu compte que l’adaptation de ces enfants allait mettre plus de temps. Ils ont besoin d’un accueil plus régulier leur permettant d’avoir des repères. »
A l’origine, Le P’tit Home s’appuyait sur deux EJE. L’une, mise à disposition par L’Etage, se consacrait à l’accompagnement social des parents. Mais, faute de moyens, le système n’a pas pu perdurer. Malgré cela, aucun accès au P’tit Home ne se fait sans l’entremise d’un travailleur social référent. Un travail en réseau indispensable, selon Muriel Dommanget, pour permettre une prise en charge appropriée de l’enfant dans sa réalité. Protection maternelle et infantile (PMI), service mère-enfant de l’hôpital psychiatrique de jour, centres d’hébergement… Les partenaires qui sollicitent la microcrèche sont multiples et la liste d’attente est longue. La PMI, confiée en délégation par le Département à la ville de Strasbourg, dédie depuis cinq ans sur son territoire une infirmière puéricultrice, Patricia Bouton, aux familles hébergées par le 115. C’est elle qui oriente aujourd’hui le plus de bambins vers cette crèche unique en son genre : « Pour ce public, il n’y a que Le P’tit Home. » Mais, pour la puéricultrice, ce lieu constitue d’abord « un outil de soin » : « A l’hôtel, les enfants évoluent dans des milieux exigus et inadaptés. Les parents sont pris dans une telle logique de survie qu’ils ne sont pas dans l’éducation. Entre 12 et 24 mois, on peut constater des retards de langage, des comportements alimentaires inappropriés, de la sous-stimulation… Ce n’est pas la place de l’enfant de suivre ses parents à la Banque alimentaire ou à la préfecture. Le mettre en collectivité peut redonner plus d’harmonie, d’oxygène et de distance afin qu’il ait son univers à lui, en dehors des problématiques des parents. »
Mais persuader un parent de confier son petit à la crèche peut être long. Selon les cultures d’origine, cela ne va pas forcément de soi. « Je dois mener tout un travail avec les parents, assure Patricia Bouton. J’arrive plus facilement à les convaincre si leur enfant présente une agressivité démesurée. En revanche, pour un enfant trop calme et sous-stimulé, il faut plus de temps pour qu’ils admettent ses besoins. » Les premiers rendez-vous à la crèche se font souvent en présence d’interprètes : « Il faut faire preuve d’une grande délicatesse car nous avons besoin de connaître l’histoire et les conditions de vie de la famille, précise Muriel Dommanget. Or celle-ci s’est souvent déjà beaucoup racontée au cours de ses différentes démarches administratives. » Pour apprivoiser la crèche en douceur, Le P’tit Home propose des places d’adaptation le vendredi matin où les parents peuvent rester. La tâche de l’équipe consiste alors à travailler la séparation parent-enfant, que l’on préfère appeler ici le « lien à distance ».
Il est 10 heures, et quatre enfants manquent encore à l’appel. Difficile de faire respecter par tous les parents l’horaire d’arrivée à la crèche « C’est notre combat », lâche Muriel Dommanget. Pourtant, ce matin, personne n’a utilisé le forfait mobile mis en place pour prévenir gratuitement d’une impossibilité de venir. En l’absence d’Elsa, une fillette déjà malade les jours précédents, la directrice se demande si elle doit considérer qu’un créneau s’est libéré et prévenir une nouvelle famille. Finalement, l’enfant arrive, en pleurs, et ne veut pas quitter sa mère. « Madame est enceinte et monsieur est très préoccupé. Les enfants sont comme des thermomètres », commente la directrice. La petite Marie, autre habituée des lieux, n’est pas encore là. L’équipe décide de commencer la journée sans l’attendre. C’est l’heure de se dire bonjour en chanson : « Bonjour Jazy, bonjour Muriel, bonjour Ola… » Le rituel se termine par les applaudissements de tous, et Marie pointe enfin son nez. Puis, à tour de rôle, chaque enfant tire au sort le dessin d’un animal qui annonce une mélodie. Pendant la comptine du poisson, Ola se met à danser. Certains entonnent les paroles, d’autres se contentent de fredonner l’air. Une histoire contée par Muriel Dommanget prolonge ce moment de tranquillité. Un bain de langue française précieux pour ces petits.
Aujourd’hui, pas de sortie au parc, les enfants vont exercer leur motricité. Mercedes Rizzardi, assistante maternelle, installe dans la pièce principale les éléments en mousse et le toboggan, tandis que sa consœur Delphine Breun emmène un groupe dans le dortoir pour y manipuler des grains de riz. Les odeurs de la cuisine commencent à se diffuser dans le couloir de l’appartement.
En cuisine, Rudina Ahmeti et Nana Tsulaia préparent le repas. La directrice leur a demandé de faire des boulettes de viande avec une purée de pommes de terre et de céleri. L’Albanaise et la Géorgienne sont bénévoles. En tout, chaque semaine, huit volontaires prêtent comme elles main-forte à la crèche. Avec des missions diverses : faire la cuisine et le ménage, jouer avec les enfants, et surtout aider lors des sorties en poussettes. « Sans elles, on ne pourrait rien », insiste la directrice. Bénéficiaires de l’association partenaire L’Etage, leur engagement à la crèche leur garantit des attestations de travail bénévole, gage de leur volonté d’intégration, à présenter aux instances de régularisation. Il leur permet aussi de bénéficier de cours de français gratuits dans une association du réseau de Home protestant. Rudina Ahméti dort à la rue depuis plusieurs semaines avec son mari et ses deux enfants de 19 et 17 ans. « Je suis très contente de travailler ici, dit elle dans un français hésitant. Je ne pourrais pas supporter de ne rien faire. Ici, tous les jours, on nous apprend à cuisiner français, on nous montre des recettes. On prend des photos des plats et des ingrédients. »
Vers 11 heures, alors que le calme est revenu parmi les enfants, l’équipe improvise un petit divertissement qui enthousiasme beaucoup les filles. S’enchaînent une ronde et des danses à deux sur des comptines telles que Trois p’tits chats. Tout le monde se défoule. Bella Ciao clôt la petite fête. Mais Jazy pleure. Pour l’appaiser, Mercedes Rizzardi lui parle en anglais, sa langue maternelle, puis lui fait un gros câlin. Pendant que les autres enfants se reposent sur de la musique douce avant de manger, la directrice transforme la salle de jeu en salle de repas. Jazy semble inconsolable, jusqu’au chant en espagnol de l’assistante maternelle qui accompagne l’installation à table. « Nous avons fait beaucoup de réunions au sujet de Jazy, confie Muriel Dommanget. Au début, il était dans la colère permanente. Ça va beaucoup mieux maintenant. »
Mercedes Rizzardi est arrivée à la crèche Le P’tit Home « par hasard », il y a quatre ans. « Mon rêve était d’ouvrir une maison pour les mamans qui n’arrivent pas à faire le lien avec leur enfant, raconte-t-elle. Cette structure me permet de développer le côté social qui m’intéresse. » Mais, selon elle, tous les parents ne sont pas ouverts à la discussion : il y a ceux qui ne disent rien et ceux qui ont besoin de parler. « Pour certaines familles, la crèche est une bouffée d’air frais, constate-t-elle. Elles veulent oublier ce qui se passe dehors. D’autres se confient juste au moment de venir récupérer leur enfant. On les reçoit dans notre bureau autour d’un café. » Une présence qui peut être lourde sur le plan psychologique. « Parfois, on est très touché par les situations. On essaie de rester le plus professionnel possible, mais on reste humain. Cela nous est arrivé de faire dormir dans le dortoir une maman qui en avait besoin. »
Les enfants ont terminé leur repas, et quelques-uns réclament déjà leurs parents. Delphine Breun leur montre alors la frise du déroulé de la journée. C’est l’heure de la sieste. L’appartement ne dispose pas de salle de bains. Pour le change, c’est la débrouille. Muriel Dommanget s’affaire à déshabiller les bambins dans le coin lecture. A l’autre bout de la pièce, sur les tapis de jeu, l’assistante maternelle titulaire d’un CAP petite enfance les réceptionne un par un pour leur mettre une couche. La sieste est un moment sensible, prévient la directrice : « On réfléchit beaucoup sur ce point en réunion d’équipe. Ces enfants dorment dans le lit de leurs parents, ils ont besoin d’une présence pour les endormir. » Pour apaiser leur angoisse, l’équipe a renoncé aux lits dans le dortoir. Des matelas à même le sol sont pour eux plus rassurants. Et Delphine Breun va rester à leur côté pendant tout leur sommeil.
Pour Jazy, rien à faire : le dortoir est encore trop angoissant. Mercedes Rizzardi le berce sur de la musique dans la salle de jeu. « Au départ, la relation avec la mère était compliquée. Elle était très fermée, témoigne l’assistante maternelle. On a essayé de lui faire comprendre qu’il fallait établir un lien avec son enfant. Aujourd’hui, ça va mieux dans sa vie personnelle, mais cela reste difficile du côté éducatif. Je lui ai expliqué qu’il ne fallait pas crier. Elle a beaucoup écouté. J’essaie de lui parler du sommeil, lui conseille de lire d’abord un livre à son fils. »
Pour Danielle Jehl, assistante sociale, les avantages de la crèche pour les parents sont évidents : « Elle leur permet de venir nous voir en entretien sans enfant. En présence de celui-ci, ils cherchent d’abord à le protéger. Et se confient quand il n’est pas là. » Son secteur, près de la gare de Strasbourg, concentre de très nombreux hôtels où sont hébergées des familles étrangères. Elle reçoit beaucoup de jeunes femmes aux parcours de vie chaotiques. « Dans la majorité des cas, les enfants ont été conçus en France, mais ces très jeunes mères se trouvent démunies. Ici il n’y a pas une grande famille pour les aider comme dans leur pays. Et avec leur passé, ce sont des mamans psychologiquement très fragiles. »
Mais si l’orientation vers Le P’tit Home est aussi un moyen de soulager les parents, elle est, pour l’assistante sociale, avant tout une mesure de protection de l’enfance. Danielle Jehl intervient en appui de Patricia Bouton dans deux cadres. D’abord, l’infirmière puéricultrice peut repérer d’elle-même, lors de ses visites de naissance, l’utilité de sortir un enfant d’un milieu carencé sur le plan éducatif ou précaire. Mais les deux travailleuses sociales sont aussi parfois amenées à orienter vers la microcrèche sociale des petits à la suite de demandes d’évaluation « enfance » du Département consécutives à des signalements. « Dans ce cas, l’orientation vers Le P’tit Home est clairement une mesure d’étayage pour maintenir l’enfant dans sa famille », affirme Danielle Jehl.
Une fois l’enfant pris en charge à la crèche, le but ultime du P’tit Home est de servir de tremplin vers un mode de garde standard ou directement vers l’école. Murielle Dommanget consacre un quart de son temps plein à accompagner les parents vers des dispositifs classiques une fois que leur situation est stabilisée et qu’ils peuvent travailler. Chaque année, deux à trois familles rebondissent ainsi vers d’autres structures. Une façon comme une autre, résume Régine Kessouri, de faire « le service après-vente en restant disponibles pour les familles et pour les crèches ».
Boucler le budget annuel de la crèche (105 000 €) est un exercice d’équilibrisme. La caisse d’allocations familiales finance la prestation de service unique (PSU) sur la base de la liste de présence des enfants, soit 42 000 € en 2017. Elle verse aussi 30 000 € annuels sur les fonds « publics et territoires », qui ont pris le relais en 2013 des fonds nationaux « espoirs banlieues ». Le service d’hébergement d’urgence de la ville de Strasbourg donne quant à lui 14 000 €. Reste la participation des familles. La plupart étant sans ressources, elles parviennent souvent à bénéficier de l’aide financière d’aide sociale à l’enfance (Afase) de la part du département du Bas-Rhin. Mais, chaque année, il reste des impayés pour lesquels la crèche sollicite un don de l’association Semeur d’étoiles. Déficitaire, Le P’tit Home pèse sur les fonds propres de son association gestionnaire, Home protestant. Sur les deux assistantes maternelles, un poste était en contrat unique d’insertion jusqu’à ce que le gouvernement mette fin au dispositif en juillet 2017. La crèche a alors embauché une personne en CDD non aidé, en attendant de solliciter cet été le nouveau dispositif de l’Etat « parcours emploi compétences ». Quant au soutien exceptionnel de la CAF, sa pérennité n’est pas garantie : la convention d’objectifs et de gestion qui lui permettait de bénéficier depuis 2013 de fonds « publics et territoires » touche à sa fin et n’est pas encore redéfinie.
(1) Les lundis, mardis et jeudis de 9 h 30 à 17 h 30 et les vendredis de 9 h 30 à 12 h.