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« Une femme qui reste avec un homme qui la bat n’est pas masochiste »

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Chaque année, en France, plus de 200 000 femmes sont victimes de violences conjugales. Julie Bodelot en a fait partie. Dans un livre intitulé J’aimais le diable, elle raconte sa descente aux enfers jusqu’à frôler la mort, et comment elle s’en est sortie. Un témoignage qui confronte la réalité d’une victime à l’expérience de l’accompagnante qu’elle est devenue.
Comment, dans votre histoire personnelle, la violence conjugale a-t-elle commencé ?

Au début de notre relation, mon compagnon s’est montré jaloux à l’égard des hommes auxquels je parlais. Mais j’étais très amoureuse de lui et j’ai pris sa jalousie comme une marque d’amour, presque légitime. Je ne me suis pas méfiée. Je l’avais rencontré au lycée à l’âge de 15 ans mais notre histoire n’a commencé que lorsque j’avais 19 ans. Dès le départ, j’ai eu le coup de foudre. C’était un très bel homme, sportif de haut niveau et très bon élève. Il avait beaucoup de charisme et paraissait super gentil. Donc, forcément, quand il s’est intéressé à moi, j’étais heureuse. C’était comme un rêve, j’étais tellement amoureuse de lui en cachette depuis longtemps… Tout de suite, notre relation a été très passionnelle, je n’ai pas compris que sa jalousie était pathologique. Le premier événement que j’ai caractérisé de violent a été la première gifle qu’il m’a donnée quelques mois plus tard. C’était la première claque de ma vie, j’étais sidérée. Il m’a d’abord dit que c’était de ma faute, puis il s’est excusé. Ça a été le début de l’engrenage et de l’escalade dans la maltraitance.

En avez-vous pris conscience tout de suite ?

Je me suis retrouvée dans des émotions très confuses et très contradictoires, comme si j’avais perdu le sens de la réalité. Je ne comprenais pas ce qu’il se passait. Un cycle de la violence se met en place : l’agresseur prépare le terrain psychologiquement, il frappe, inverse la culpabilité – « Si j’ai fait ça, c’est à cause de toi ! » – puis demande pardon en déclarant son amour et en promettant de ne jamais recommencer. Si je partais, il me faisait du chantage au suicide. Il m’a même fait croire qu’il avait entrepris un travail thérapeutique pour changer. Je l’aimais et j’ai pardonné à chaque fois. Je n’étais pas dans l’absolution ni dans la culpabilisation mais dans l’adaptation de mon comportement pour que ça cesse. Comme toutes les victimes, je me disais : « Si je fais ce qu’il me demande, ça va s’arranger. » Il paraissait après tellement malheureux que ça finissait par gommer le reste. J’avais juste envie de l’aider. Dans la violence conjugale, souvent, la culpabilité et la protection sont inversées. L’agresseur finit par être protégé par sa victime. Petit à petit, mon seuil de tolérance devenait de plus en plus grand : j’acceptais toujours plus de violence.

Combien de temps a duré votre descente aux enfers ?

Un peu plus de quatre ans. Au bout de six mois à un an de vie commune, j’ai déposé ma première plainte, mais je l’ai retirée. A l’époque, c’était possible ; ça ne l’est plus aujourd’hui. Plus tard, j’ai déposé une main courante, mais il m’a fallu quatre ans pour comprendre qu’il ne changerait pas et qu’il fallait que je sauve ma peau, sinon c’était la mort. Je me suis fait aider par une professionnelle et j’ai porté à nouveau plainte. J’avais enfin compris qu’il n’y avait aucune excuse à sa violence. Ce déclic a été salvateur : il a été convoqué par la police et, à partir de là, j’ai su que je n’étais pas coupable. Mais c’est seulement quand je suis sortie de la spirale que j’ai réalisé ce que j’avais vécu. Son procès a eu lieu un an après. Il a été reconnu coupable avec interdiction de m’approcher, versement de dommages et intérêts et obligation de se soigner.

Quel est, dans ces cas-là, le rôle de l’entourage ?

J’ai perdu tout contact avec mes amis pendant cette période, donc ils ne pouvaient pas m’aider. En revanche, j’ai gardé des relations avec mes parents. Ils se sentaient totalement impuissants, mais heureusement qu’ils étaient là. Même si je ne les voyais pas, je savais qu’un jour je pouvais revenir chez eux. J’ai la chance d’avoir des parents qui m’adorent et qui ont tout fait pour que je reprenne le dessus dans ma vie. Ils ne comprenaient pas pourquoi je restais avec cet homme, mais ils n’ont jamais été dans le jugement ou l’ultimatum. Ma mère a très vite compris que j’étais dans un processus de dépersonnalisation. De fait, elle ne me reconnaissait pas. Je suis passée d’une vie ultra-sociale à une vie ou rien d’autre que mon couple ne comptait, alors que j’étais une grande sportive et que je faisais la fête tout le temps avec mes copains. Quand ma mère s’est rendu compte qu’il y avait aussi de la violence physique, elle m’a donné le numéro d’une association spécialisée. J’ai appelé et j’ai eu un premier entretien qui n’a duré que cinq à dix minutes car je me demandais ce que je faisais là. Mais je connaissais désormais l’existence de cette association et j’y suis retournée quand je me suis sentie prête à me faire aider.

Les autres peuvent-ils comprendre ce qu’il vous arrive alors ?

Non. A force de violences, on finit par perdre toute logique et toute capacité d’analyse. Mon compagnon était un bourreau, sauf que je ne le voyais pas comme tel. Je le voyais toujours comme l’homme de ma vie, même si c’était l’enfer. Et c’est ce que les autres, souvent, ne peuvent pas comprendre. Le conseil que tout le monde donne est de partir dès le premier coup, mais c’est sans connaître les mécanismes en jeu ni la toile d’araignée dans laquelle les victimes sont engluées. Si on dit à une femme violentée de partir immédiatement, on lui inflige une autre violence. Il faut d’abord l’écouter. J’ai accompagné une centaine de femmes. Lorsqu’elles arrivent, certaines sont, comme moi la première fois, perdues et empêtrées dans leur histoire et dans l’incapacité de prendre une décision ; d’autres ont déjà déposé plainte et vont être davantage dans l’action. C’est encore plus compliqué quand il y a des enfants : ce n’est plus du mari ou du conjoint qu’il s’agit, mais du père. Pourtant, les enfants sont des covictimes qu’il faut prendre également en charge, mais, faute de moyens, ce n’est pas souvent le cas.

Les professionnels sont-ils bien formés à l’accompagnement ?

Pas toujours. Je rencontre des professionnels très sensibilisés à cette cause mais qui ont, parfois, un sentiment d’impuissance et d’incompréhension. car ce sont des problématiques complexes. D’autres ont encore des préjugés et estiment, par exemple, qu’une femme qui reste avec un homme qui la bat ou la maltraite psychologiquement est masochiste. Ou alors ils considèrent qu’il n’y a rien à faire pour celles qui, après être parties du domicile conjugal, sont revenues. Ce n’est pas par complaisance qu’une femme ne quitte pas son bourreau. Elle n’a pas à justifier non plus pourquoi elle aime encore cet homme. Et, de toute façon, elle va forcément trouver des raisons, sinon c’est qu’elle est folle. Donc ce type de remarques ou de questions ne l’aide pas. Toutes les victimes savent qu’elles doivent partir. Je le savais aussi. Mais il faut du temps : sept, c’est le nombre moyen de retours d’une victime auprès de son agresseur. Ça a été à peu près pareil pour moi. Parfois, je suis partie deux heures, d’autres fois, trois mois. Il y a des couples qui se séparent au bout d’un an – tant mieux – et d’autres qui restent ensemble jusqu’à la mort. J’ai aidé des femmes de 70 ans qui ne quitteront jamais leur mari violent. Plus la violence est intense et plus le temps passe, plus les difficultés de partir augmentent car les capacités physiques et psychiques diminuent. Les gens pensent que plus on subit, plus on part. C’est plutôt l’inverse : plus on subit, plus on a peur et moins on se sent capable de partir.

Quels conseils donneriez-vous aux femmes victimes de violences ?

La plus grande difficulté, c’est de parler. Il est difficile d’envisager un dépôt de plainte ou une séparation sans percer ce secret. Mais la femme battue a honte d’être battue. Elle se tait d’autant plus qu’elle se sent coupable. J’étais honteuse de vivre ça, de l’aimer malgré tout, de ne pas partir… Du coup, je n’osais pas appeler au secours. J’avais du dégoût pour moi-même. Quand j’étais trop mal, je me réfugiais dans ma voiture, je roulais et je pleurais loin du regard des autres. La première façon d’aider est de permettre la parole des victimes et de les écouter, vraiment, sans les assommer d’injonctions. Il ne faut pas rester seule, et appeler le 3 919 – le numéro d’urgence Violences femmes info de la Fédération nationale solidarité femmes, qui oriente vers des dispositifs locaux de prise en charge. La verbalisation permet de se déculpabiliser progressivement. Et le grand secours des professionnels est de ne pas être dans l’affect comme l’entourage ou la famille. Je pouvais dire à ma référente : « Je l’aime et je le déteste », elle comprenait. Ma reconstruction a pris du temps, c’est du pas à pas. Je suis partie en Espagne. Il fallait que je m’éloigne géographiquement. Aujourd’hui, j’ai 37 ans, je suis mariée et je vais très bien.

Repères

Formatrice indépendante, Julie Bodelot a été référente départementale aux violences conjugales de 2009 à 2017. Ses domaines d’action vont des agressions faites aux femmes à la relation d’aide ou encore à l’enfant face aux sévices intrafamiliaux. Elle est l’auteure de J’aimais le diable (éd. Formbox, 2018), qui raconte son histoire, celle d’une femme sous l’emprise de la violence de son compagnon.

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