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Un bilan contrasté

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Accueil des familles, transport, cantine, restauration… Depuis plus de trente ans, les fonctions techniques de gestion des prisons sont déléguées à des entreprises privées. Le service est-il meilleur ? Le rapport qualité-prix satisfaisant ? L’Etat, les détenus, les personnels de l’administration pénitentiaire ont-ils un intérêt commun au développement de cette gestion déléguée dont les frontières ne sont pas toujours clairement définies ? Certains dénoncent un risque de privatisation de la pénitentiaire, qui remettrait en cause une fonction régalienne de l’Etat.

Née dans les années 1980, la gestion déléguée concerne la moitié des détenus en France. Le leader des marchés est l’entreprise Sodexo, via sa filiale Sodexo justice, qui s’est implantée dans plusieurs autres Etats à travers le monde. Trois entreprises dominent en France : Sodexo, donc, qui possédait 42,8 % du marché en 2015, Gepsa (groupe Engie, 23,3 %) et Idex (13,3 %). La loi leur donne un champ de compétence étendu. Selon leurs contrats, elles peuvent se charger de la restauration des détenus et du personnel, de la blanchisserie, des cantines, de l’accueil des familles, du transport ainsi que du travail des détenus. Face à l’accroissement du phénomène, certains dénoncent la « privatisation » des établissements pénitentiaires. C’est le cas notamment du député Jean-Luc Mélenchon, qui a usité ce terme dans une question écrite à la garde des Sceaux le 6 mars 2018.

Sur le terrain, d’autres y voient cependant des avantages. C’est le cas de Damien Pellen, directeur d’un établissement pénitentiaire et premier secrétaire du Syndicat national des directeurs pénitentiaires qui a exercé son métier avec les deux modes de gestion : publique et déléguée. Il l’assure, ce dernier mode a des avantages concrets sur le terrain : « Pour nous, il est très pratique en termes de management et d’opérationnalité. On exige, c’est fait, peu importe les moyens et les ressources humaines. En gestion publique, nous n’avons pas de budget alloué au technique. Par exemple, quand il y a une fuite, un problème sur la vidéosurveillance, une armoire électrique à changer ou autre, se posent les questions des moyens, de qui va le faire… Le retour en gestion publique est difficile de ce point de vue. » La gestion déléguée a aussi vu naître un avantage cocasse : le contrat qui lie l’Etat avec les sociétés privées l’oblige à maintenir un loyer constant. « La gestion privée est une sécurité pour l’administration pénitentiaire car le montant des loyers est consolidé, affirme Damien Pellen. Ainsi, l’Etat ne peut pas décider d’une coupe budgétaire drastique d’une année sur l’autre. »

Manager et client

Avec la gestion déléguée, les directeurs des établissements doivent à la fois manager les fonctionnaires de l’administration pénitentiaire et se comporter en client d’une société privée. Une gymnastique que Damien Pellen réussit à exécuter sans trop de soucis. « A condition de n’être pas trop à cheval sur ses propres compétences, les relations sont bonnes. Quand on est dans le dialogue, on travaille bien », raconte le directeur. Des problématiques transposables, au fond, dans n’importe quelle collectivité, qu’elle soit publique, privée ou mixte.

Mais la pénitentiaire n’est pas une collectivité comme les autres. Leader de la gestion déléguée, Sodexo l’a bien compris. « La prison est un milieu spécifique, explique Nicolas Thomazo, directeur général de Sodexo justice. Pour certains, ça peut ne pas coller. C’est comme être marin de surface ou marin de sous-marin : on peut être très bon à l’extérieur mais moins à l’intérieur. » Sodexo a donc mis en place un système d’entretiens spécifique. Les candidats sélectionnés sont invités à visiter un établissement avant de donner leur décision définitive. Et, « souvent », ils restent, touchés par le « côté social du job ». Ils partent ensuite en formation : « On distribue une formation sur deux jours, qui s’ajoute à celle donnée par l’administration pénitentiaire, indique Nicolas Thomazo. On forme les nouveaux sur le comportement à tenir vis-à-vis des personnes détenues. Cela porte sur la gestion de conflit et l’absence de connivence. Il s’agit de garder de la distance avec les personnels de l’administration et les détenus. Le vouvoiement est obligatoire, et on ne raconte pas sa vie en prison. C’est une question de savoir-être. »

Et la personne détenue dans tout cela ? En principe, pour ses clients, Sodexo fait des enquêtes de satisfaction, mais pas en établissement. Dans certaines prisons, Sodexo a cependant mis en place des « commissions menus ». « L’administration implique deux ou trois détenus dans ces commissions, explique Nicolas Thomazo. Globalement, nous avons plutôt des bons retours. Beaucoup de détenus souhaitent devenir auxiliaires, pour aider à la préparation des repas. » Le directeur général veut aussi insister sur les « cahiers des charges extrêmement précis », ce qui même à des pénalités qui peuvent atteindre plusieurs milliers d’euros : « Les grammages sont contractuels. Si par exemple on met 10 % de carottes râpées en moins dans un repas de détenu, on encourt une pénalité de 4 500 €. On a des délais de résolution qui vont de une minute à plusieurs jours selon la criticité de l’événement. Le contrat est performanciel, si on ne fait pas le job, on casque. Il y a entre un et trois contrôleurs de la direction de l’administration pénitentiaire par prison. Nous ne sommes pas laissés en roue libre. » Le montant précis des pénalités pour Sodexo, Nicolas Thomazo n’a pas voulu le donner. Il n’en a pas le droit, conformément au contrat qui le lie à l’administration. Il a revanche consenti à donner un ordre de grandeur : plusieurs centaines de milliers d’euros par an.

Chaque mois, l’entreprise a une réunion avec le chef d’établissement et « la collaboration se passe bien », affirme le directeur général de Sodexo justice, qui confirme à ce sujet les propos de Damien Pellen. Chaque direction interrégionale fait aussi sa part du contrôle. Au plan national, le suivi s’effectue au niveau de la direction de l’administration pénitentiaire (lire notre interview, page 24).

Baisse des prestations

Cependant, le bilan de la gestion déléguée n’est pas tout rose. En lisant les contrats de gestion déléguée, ultra-techniques, « imbuvables », même, Damien Pellen a constaté une baisse des prestations. « Dans les nouveaux contrats on se rend compte qu’à loyer égal, il y a moins de prestations. Par exemple, les plages horaires de réservation de parloirs diminuent d’un jour par semaine, les heures de transport baissent, la dotation du paquetage pour les personnes indigentes baisse… On a vu des baisses de prestation sans comprendre. » Du côté de l’administration pénitentiaire, on explique cette baisse par le remplacement de certaines prestations par une autre beaucoup plus coûteuse : le « niveau 5 de maintenance ». Les titulaires des marchés de la gestion déléguée n’auront plus à fournir les shampoings, mais devront changer les gros équipements qui vieillissent à vitesse grand V : toitures, chaudières, armoires électriques… Selon Damien Pellen il s’agit d’un « pari sur l’avenir ». « Le ministère des Finances voulait baisser le montant global des marchés. La direction de l’administration pénitentiaire a dit non. » L’Etat a donc intégré ces gros travaux, pour l’instant encore hypothétiques, dans les contrats. « L’Etat sacrifie la vie quotidienne du détenu pour ne pas avoir à faire le chèque aujourd’hui », déplore Damien Pellen.

L’autre chèque que l’Etat ne veut pas faire, c’est quand les établissements repassent en gestion publique. « Ils n’ont pas le même budget, indique Damien Pellen. Sur un établissement de 600 places, la gestion déléguée coûte un loyer de 8 millions d’euros par an. Si un établissement en gestion publique équivalent avait les mêmes moyens, bien sûr que ça fonctionnerait aussi bien. Mais on ne les a pas. »

La gestion publique a pourtant quelques avantages, dont celui de la souplesse. « Dans l’ancienne prison des Baumettes, tous les détenus étaient pris en photo par le greffe à leur entrée, raconte Pierre-Yves Lapresle, membre du bureau national de la CGT-SPIP(1). A la maison d’arrêt de Luynes, qui est en gestion déléguée, ça coûte 10 € au détenu par pack de huit. Ce sont des petits exemples comme cela qui font qu’il y a des différences en termes de vécu de la détention. Je pense que confier certaines missions au privé est un vrai problème. Autre exemple, la réservation des parloirs. La surveillance sait faire car elle connaît les détenus, en fonction des situations particulières, pour que la famille puisse être une soupape pour le détenu. Avec le privé, c’est un fonctionnement rigide. »

Autre problème relevé par Pierre-Yves Lapresle, travailleur social, la gestion de la comptabilité, en particulier sur les cantines. Rien à voir avec la restauration, il s’agit du seul moyen, pour les détenus, d’acheter des produits de l’extérieur (nourriture supplémentaire, tabac…). Elles aussi peuvent être en gestion déléguée. « La somme pour les cantines est prioritaire, rapporte le professionnel. A Luynes, c’est donc très compliqué de mettre en place des prélèvements à destination des parties civiles [pour la réparation de leur préjudice, NDLR]. Le privé est rémunéré d’abord. »

Question de philosophie

« Petit à petit, le privé prend le pas sur le public sur un certain nombre de missions, dénonce de son côté Juliane Pinsard, juge des libertés et de la détention et secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature. Travail pénitentiaire, insertion… tout cela est délégué. C’est une question de philosophie : jusqu’où on va quand on donne accès au privé sur des missions régaliennes ? » La magistrate ajoute que la gestion publique participe à la réinsertion des détenus : « En gestion publique, les détenus font la cuisine et en sortant ils ont un boulot. Avec la gestion déléguée, ils réchauffent des plats déjà faits. Cela a un impact sur le sens de la peine. »

Son collègue du parquet, Vincent Charmoillaux, vice-procureur au tribunal de grande instance de Lille (Nord) et aussi secrétaire national du Syndicat de la magistrature, a connu deux établissements en gestion déléguée à Lille : Annœullin et Sequedin. « Cela n’apporte pas de la simplicité, estime le magistrat. Le principal problème est philosophique. Cela complexifie les choses en les démembrant. Notre contestation, elle se situe surtout à ce niveau-là. » Même son de cloche du côté de l’Observatoire international des prisons (OIP). « La principale problématique, c’est que les entreprises font du bénéfice sur la captivité, elles s’enrichissent sur le dos de l’Etat, explique Marie Crétenot, responsable du plaidoyer dans l’organisation. On a une extension du champ des mesures en gestion déléguée. Il y a eu le pilotage de la formation professionnelle, la santé… » Ces deux compétences sont ensuite sorties pour revenir dans le droit commun : la santé des détenus dépend désormais du ministère de la Santé, et la formation professionnelle dépend des régions, comme pour n’importe quel citoyen. « Au moment où il y a eu le transfert aux régions, poursuit Marie Crétenot, les privés ont fait du lobbying pour garder la fonction. »

L’opposition à la gestion déléguée est en fin de compte presque uniquement philosophique. Sur le terrain, en effet, la gestion déléguée a ses avantages. Une chose est certaine : elle n’a pas permis d’améliorer les conditions de détention plus que jamais problématiques.

Notes

(1) Confédération générale du travail-Service pénitentiaire d’insertion et de probation.

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