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Des écrivains en herbe

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Certains ne savent ni lire ni écrire. Les publics accompagnés du service d’accueil de jour de Bully-les-Mines et du foyer de vie de Grenay, près de Lens, sont pourtant les participants d’un atelier d’écriture et les auteurs de polars burlesques dont ils assurent la promotion. Une expérience originale qui favorise les rencontres et change le regard sur le handicap intellectuel.

Alain Deplomb reprend du service. Ses aventures s’étalent sur les murs de la grande salle qu’abrite la yourte dressée dans le jardin du service d’accueil de jour (SAJ) Le Domaine des écureuils, à Bully-les-Mines (Pas-de-Calais). Ce matin, se tient là l’atelier d’écriture qui a inventé ce personnage de roman policier. Inspecteur dans le premier opus – Tactique de plomb à Bourgville –, le héros est devenu tenancier d’une friterie dans le second, intitulé Pétage de plomb à Gains-Bourg(1). Avant que commence la séance, Thierry Moral, qui anime l’atelier, a accroché de grandes feuilles de papier où sont notés, chapitre par chapitre, les multiples rebondissements d’une intrigue que ne renierait pas le meilleur scénariste.

« Il est important, à chaque fois, de recontextualiser l’épisode sur lequel on va travailler », explique-t-il, tandis que les participants s’assoient, tout sourire, autour de la table, après le rituel du petit café d’accueil. Cédric, Jérôme et Sébastien, personnes accompagnées du SAJ, sont là avec leur moniteur-éducateur Jean-François Beltran. Ils sont bientôt rejoints par Martine, Céline, Daniel et Jean-Bernard, résidents du foyer de vie voisin Les Glycines, à Grenay, qui sont arrivés en minibus avec Laurence Courcelle, leur aide médico-psychologique. Les deux structures, qui constituent le pôle « habitat et vie sociale » de l’APEI (Association de parents, de personnes handicapées mentales et leurs amis) de Lens et environs(2), accueillent des adultes porteurs d’une déficience intellectuelle qui ne leur permet pas de travailler en milieu protégé et dont la plupart ne savent ni lire ni écrire. Thierry Moral, qui a l’habitude d’animer des ateliers d’écriture(3), précise d’emblée la pédagogie qu’il met en œuvre pour des publics comme celui-ci. « On part de l’oral pour arriver à la formalisation de l’écrit », indique l’intervenant de l’association Colères du présent (voir encadré page 26), avec laquelle le projet a été monté.

Il commence l’atelier en proposant de raconter le premier roman. Il y est question d’un kidnapping dans la bonne ville de Bourgville. « Alors qui a disparu ? », demande-t-il. « Juliette Lepère-Lescaut », répond Cédric, alors que les autres hochent la tête en signe d’assentiment. Le jeune homme de 26 ans est entré dans le groupe seulement à l’occasion du second tome, mais il est aussi actif que les autres pour reconstituer le récit. « Oui, oui, et qui a fait le coup ? », poursuit Thierry Moral. Ecrivain, conteur, metteur en scène et comédien, cet artiste polyvalent sait capter l’attention de son auditoire. Très expressif, il n’hésite pas à mimer une action ou une émotion. Comme personne ne trouve la réponse, il la donne lui-même, ne laissant pas le silence s’installer : le coupable est Jean Gabien, le boucher.

Starsky et Hutch

D’un seul coup, Jérôme se souvient des circonstances de l’arrestation et surtout du rôle déterminant joué par les deux chiens de Roger Canin, un voisin de la famille Lepère-Lescaut. Celui-ci a des « caniches de combat » baptisés Starsky et Hutch. Martine fait un signe pour demander la parole. « L’un des chiens est à moitié tondu et l’autre a des bigoudis », dit-elle. Les autres acquiescent en plaisantant du ridicule de ces personnages qu’ils ont inventés. Bientôt, l’un d’entre eux évoque le policier qui conduit les interrogatoires, Jean-Marie Bigzarre. Comme l’humoriste éponyme (ou presque), celui-ci ponctue ses phrases d’un retentissant « connard ! ». Désormais, les participants sont lancés. Quand l’un connaît la réponse, un autre la complète, puis un troisième se rappelle un détail.

Ils connaissent bien leur première œuvre. Tactique de plomb à Bourgville a été écrit en 2016. Pour sa part, Sébastien fait remonter plus loin le début de leur aventure littéraire. Il évoque l’attaque terroriste du 7 janvier 2015 contre la rédaction de Charlie Hebdo, et son visage se fait grave. « Les gens de Charlie Hebdo ont été tués parce qu’ils dessinaient et qu’ils écrivaient, confie-t-il. C’est pour ça qu’on a décidé nous aussi d’écrire. » Sadek Deghima, le chef de service du SAJ, ajoute que Sébastien et ses camarades ont été marqués par l’événement et qu’ils ont manifesté le désir de se mobiliser pour défendre la liberté d’expression.

Écrire un polar

C’est toutefois l’année suivante que le projet d’un livre a vraiment pris corps, à l’occasion d’un débat organisé avec Colères du présent sur le thème de la « ville idéale ». Ouverte à tous, la rencontre s’est tenue au foyer de vie de Grenay. « Ce thème permet d’aborder une foule de sujets, explique François Annycke, directeur de l’association. Il se prêtait parfaitement à notre désir de travailler sur l’imaginaire. » Les volontaires pour l’atelier d’écriture étaient déjà membres des comités de rédaction des journaux internes de leur établissement, La Voix du SAJ ou Glycinew’s.

« Le choix d’écrire un polar est venu des personnes accompagnées elles-mêmes, poursuit le directeur. Elles voyaient leur ville idéale avec un zoo disposant d’un parking. Martine a proposé que, dans une voiture garée sur ce parking, il y ait “une petite fille qui a disparu”. Ce début d’histoire nous a donné l’idée de nous adresser à Thierry Moral qui écrit des romans noirs. » L’écrivain est notamment l’auteur de Reconstitution (IS Edition, 2017), un thriller glaçant et palpitant. Les aventures du héros Alain De­plomb joueront sur un autre registre, celui du burlesque, et Tactique de plomb à Bourgville délivre un message humaniste, concluant que, dans cette ville idéale, « malgré les différences, tout le monde trouve sa place ». Pour Jérôme, le héros de ce roman policier ne pouvait être qu’Alain Delon. « Il avait en tête précisément l’épisode d’une série télévisée. Le fait de déformer les noms a permis de laisser davantage libre cours à l’imagination », ajoute François Annycke.

Le côté matériel du livre n’a pas été oublié. Une séance a été consacrée à la conception d’un ouvrage : le format, la police de caractères et sa taille, les illustrations, les couleurs… Afin de faciliter le repérage dans le texte et ses nombreux rebondissements, chaque personnage est représenté par un pictogramme, dessiné à chacune de ses apparitions. « Pour ces pictogrammes, il a fallu d’abord imaginer le personnage, choisir parmi ses caractéristiques celle qui est la plus parlante : les yeux maquillés pour Murielle Dark, un escarpin à haut talon pour Juliette Lepère-Lescaut, une voiture pour Alain Deplomb… Je proposais des modèles trouvés dans des livres et les participants choisissaient, précise le directeur de Colères du présent, qui s’est chargé de la mise en page. Pour les illustrations faites avec des collages, le principe était le même. » Le livre a été réalisé en quelque huit ateliers. Thierry Moral pour la narration et François Annycke pour la mise en page sont intervenus en alternance par demi-journée, sur une période assez resserrée de trois ou quatre semaines, afin que les participants ne perdent pas le fil du récit d’un atelier à l’autre.

« Tout va plus bien nulle part »

Pétage de plomb à Gains-Bourg, le second livre entrepris cette année, s’est élaboré plus rapidement, car il reprend en grande partie les personnages du premier roman. La commune de Gains-Bourg, où commence la nouvelle histoire, est l’exact opposé de la ville idéale. Les descriptions abondent de la bouche des participants : « Elle est la pire ville des environs », « c’est la plus sale » et « tout est à refaire ». Quant à notre héros, il est en pleine décadence. Alain Deplomb tient désormais une baraque à frites et vit dans une caravane. Il se laisse aller, a les dents abîmées et, souligne Jean-Bernard, « il a grossi ». Martine résume la situation : « Tout va plus bien nulle part ! »

Après le rappel des épisodes précédents, et notamment les exactions d’un gang de clowns, on se met à l’écriture proprement dite. Ce matin, les sept auteurs vont travailler sur un chapitre qui ne figure pas dans la première édition de Pétage de plomb à Gains-Bourg. Thierry Moral lance une idée qui est immédiatement adoptée : Alain Deplomb souffre d’une rage de dents. Autour de la table, il y a débat sur l’origine de la douleur : « Il a un bout de fricadelle coincé dans une dent creuse », « il a douze caries et ça fait mal », « non, il a une carie en haut et deux en bas », « on va lui mettre un appareil, moi aussi j’ai un appareil »… Finalement, un consensus est trouvé et l’animateur écrit sur le tableau qu’il a « des caries sur les trois dents du fond ». Les phrases aussi sont l’objet de discussions. Quand Jérôme mime l’effondrement du personnage piqué par une flèche anesthésiante, Thierry Moral traduit l’action par « il tombe comme une masse », mais Cédric le reprend : « Non, non, il tombe comme une limace ! » Beaucoup de fous rires. Si les situations sont plus improbables les unes que les autres – à Gains-Bourg, tout peut arriver… –, le récit se lit sans problème car, au besoin, les incohérences sont signalées avec un humour bienveillant par les professionnels, intervenant ou travailleur social.

Stimuler l’imagination

Le plus souvent, le travail s’effectue en demi-groupes, accompagnés chacun par un éducateur. « Dans le temps imparti, je ne pourrais pas le faire seul. Il faut parfois cinq minutes pour se mettre d’accord sur un mot ! Ce qu’il faut absolument éviter est que les animateurs du groupe écrivent “à la place de”. J’ai déjà eu ce genre d’expériences malheureuses dans d’autres lieux où, à la fin de l’atelier, les participants disent ne pas se reconnaître dans l’œuvre finale. Ici, ce n’est pas le cas. Les éducateurs sont attentifs aux propos des participants. Ils font un super boulot. Ils respectent cette démarche dont ils sont partie prenante », souligne Thierry Moral. Lui passe d’un demi-groupe à l’autre pour relire, conseiller, rebondir ou partager une bonne idée. A la fin, il « ramasse les copies » et les retranscrit sur informatique.

Consolider la pratique et l’usage de la langue, découvrir les différentes étapes de création d’un livre, stimuler l’imagination sont les objectifs de l’atelier d’écriture. Toutefois, le projet ne s’arrête pas là. « Il conduit les personnes accompagnées de nos deux établissements à sortir hors des murs pour défendre leur création. Le livre est clairement un moyen pour qu’elles entrent dans la cité et qu’elles soient reconnues comme auteurs et avant tout comme citoyens », souligne Sadek Deghima. Les participants sont sensibles à cette reconnaissance dont ils sont fiers. Jean-Bernard et Daniel ont avec eux les photocopies des articles de presse les montrant en pleine promotion de leur livre. Désormais, le groupe a l’habitude de présenter ses romans, de raconter son expérience dans les écoles, de tenir des séances de signatures. Il participe à des salons avec d’autres auteurs, tel le Salon du livre d’expression populaire et de critique sociale, organisé chaque 1er Mai à Arras par l’association Colères du présent. Il était aussi présent au 58e congrès de l’Unapei (Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis) qui s’est tenu à Lille les 31 mai, 1er et 2 juin. Cerise sur le gâteau : deux personnes accompagnées, Céline et Jean-Bernard, ont pu remettre officiellement Pétage de plomb à Gains-Bourg à Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées, en présence de Luc Gateau, président de l’Unapei (voir photo ci-dessous). En octobre dernier, les participants à l’atelier d’écriture ont rencontré des étudiants en formation de moniteur-éducateur à l’IRTS (institut régional du travail social) d’Arras. Plus récemment, toujours à Arras, ils étaient à l’Afertes (Association pour la formation, l’expérimentation et la recherche en travail éducatif et social). Selon le chef de service de Bully-les-Mines, grâce à ces échanges, ils sont passés des statuts de « personnes en situation de handicap » et d’« aidés » à ceux d’« auteurs » et d’« aidants ». Selon lui, ces rencontres avec des publics différents valorisent les personnes accompagnées et développent des aptitudes relationnelles nécessaires à une intégration dans la société. Elles permettent aussi de faire évoluer les représentations sociales.

Sortir de l’entre-soi

Y aura-t-il une suite à Pétage de plomb à Gains-Bourg ? Ses auteurs ne manquent pas d’idées pour un troisième livre. Pour Jean-Bernard, une trilogie permettrait de pouvoir vendre les œuvres en coffret. Il est question peut-être de faire une pièce radiophonique. « On fait aussi du théâtre », souligne Sébastien, qui se félicite de pouvoir pratiquer « plein d’activités ». L’atelier d’écriture n’est en effet pas le seul projet culturel au service de l’inclusion des personnes handicapées mentales. Le SAJ du Domaine des écureuils s’est associé avec un autre service d’accueil de jour pour mettre en place un atelier théâtral, animé par un comédien professionnel, qui donne des représentations très remarquées. La première a eu lieu en 2015 à la Fabrique théâtrale de culture commune, Scène nationale du bassin minier, à Loos-en-Gohelle. En 2013 et en 2016, s’est tenu un défilé de mode, avec atelier de couture ouvert à tous et le plaisir d’être mannequin d’un soir. Il fait aujourd’hui l’objet d’une exposition de photos et de vêtements qui tourne dans la région. « Cette forme de travail, qui nécessite une meilleure prise en compte de l’environnement, provoque du changement dans les pratiques professionnelles, estime Sadek Deghima. Elle implique aussi le développement de nouveaux réseaux et de projets en partenariat. » Sortir de l’« entre-soi » pour « aller vers l’autre », comme le souhaite l’Apei de Lens et environs, c’est aussi inviter l’autre à venir chez soi. La yourte, espace culturel ouvert au public et accueillant des artistes, le permet. S’y déroulent des ateliers de pratique et de médiation autour des contes avec les enfants des écoles, autour des marionnettes et autres spectacles, autour du livre. En plein bassin minier, cet habitat différent chez des gens différents a vocation à encourager le « vivre ensemble ». Et comme le disait Martin Luther King, cité dans la dernière phrase de Tactique de plomb à Bourgville : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir tous ensemble comme des idiots. »

Colères du présent

Promouvoir la littérature d’expression populaire et valoriser la critique sociale est la mission que se donne l’association Colères du présent(1). Créée à Arras fin 2001 à la suite d’un atelier d’écriture dans le centre de formation pour éducateurs Afertes, cette association qui cherche à donner à entendre, à voir et à exprimer toutes les colères, organise à Arras, chaque 1er Mai depuis 2002, un grand salon précédé de deux semaines d’événements culturels. Depuis près de trois ans, elle mène – avec son projet Traverse – des ateliers d’écriture, de dessins, de photos et de conception de livres avec des collectifs d’habitants du bassin minier des Hauts-de-France. On y retrouve des usagers des centres sociaux, des mères suivies par une association de quartier, des jeunes pris en charge par les services de la protection judiciaire de la jeunesse et des adultes en situation de handicap accompagnés. Cette série d’actions permet d’assembler et de mêler les représentations que chacun se fait de son quotidien, en même temps qu’elle consolide la pratique et l’usage de la langue, en échangeant sur le sens donné aux mots employés. Ces espaces de création et d’expression collectives ont permis la réalisation de huit livres et de deux cartes sensibles qui évoquent l’environnement dans ses dimensions historique, géographique, sociologique et économique.

Notes

(1) Le roman Pétage de plomb à Gains-Bourg est vendu 6 € au Foyer de vie des Glycines, 34 bis, rue Napoléon-Lebacq, 62160 Grenay – Tél. 03 21 72 75 80 – foyer.lesglycines@apei-lens.asso.fr.

(2) www.apei-lens.org

(3) Site de Thierry Moral : www.tmorenscene.fr.

(1) www.coleresdupresent.com.

Reportage

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