Ils se racontent la scène comme des vieux souvenirs de copains, de ceux qui jalonnent les épopées collectives et forgent l’esprit de camaraderie. Sans vanité, aucune. Qu’Olivier Py, le célèbre directeur du Festival d’Avignon, ait été bouleversé par leur spectacle, ému aux larmes lorsqu’il est allé à leur rencontre après la représentation, en 2016, de Ludwig, un roi sur la lune ne les impressionne guère. Au contraire, à l’heure de remonter sur les planches de la Cité des papes, les comédiens de l’ESAT (établissement et service d’aide par le travail) de Morlaix (Finistère) attendent le metteur en scène au tournant. « Quand Olivier Py est entré dans les loges, il y a deux ans, il nous a dit : “Je vous offre le voyage pour aller voir en vrai la Bavière et les châteaux de Louis II” [en référence à la pièce, NDLR]. Il ne l’a toujours pas fait ! », s’amuse goguenard Tristan Cantin, l’un des sept comédiens de la troupe, tous professionnels et porteurs d’un handicap mental.
Olivier Py ne les a pas emmenés en Bavière. Il a fait mieux : il les a programmés une seconde fois à l’affiche du Festival d’Avignon, dont la 72e édition s’achève le 24 juillet. Ils y présentent la nouvelle création de la compagnie de L’Entresort, Le Grand Théâtre de l’Oklahama, une pièce mise en scène par Madeleine Louarn et Jean-François Auguste et librement adaptée des œuvres de Franz Kafka. Jouer à Avignon ? Un privilège dont tout le monde, dans la profession, a conscience. Une reconnaissance aussi de près de trente ans de collaboration entre Madeleine Louarn, metteure en scène de L’Entresort, et l’ESAT Les Genêts d’or, à Morlaix.
Rembobinage. En 1984, l’établissement est encore un centre d’aide par le travail (CAT), et Madeleine Louarn, qui intervient comme éducatrice spécialisée, en est salariée. « L’éducation artistique et culturelle a toujours fait partie de l’ADN des Genêts d’or. On considère que la culture est au cœur de l’humain : elle n’est pas réservée à une élite, le beau peut concerner tout le monde, explique Joël Rolland, directeur des ESAT de Morlaix et de Lanmeur. A l’époque, le théâtre était une activité de loisir, que Madeleine Louarn avait proposée comme on propose du sport ou du cinéma. L’atelier a pris une telle ampleur que la question s’est posée de le professionnaliser. » En 1994, saisie par le virus de la scène, l’éducatrice démissionne et crée la compagnie de L’Entresort, dont elle est aujourd’hui metteure en scène.
D’une activité amateur, Catalyse devient un atelier de théâtre permanent. Une véritable troupe, inamovible, comme n’en connaissent plus guère que la Comédie-Française et quelques rares collectifs d’artistes. Une troupe, donc, mise à disposition de la compagnie, dans le cadre d’une convention de partenariat. L’Entresort assure la démarche artistique, l’ESAT poursuit son travail d’accompagnement des salariés. Avec un projet individualisé pour chacun. Comme il le fait auprès des 130 personnes qui produisent du chocolat, des fleurs ou encore des casiers de pêches. Avec un tout autre modèle économique. « Tout le monde sait que l’atelier Catalyse n’est pas rentable. On facture à la compagnie la mise à disposition des comédiens lors des représentations. Avec, forcément, des années sans représentations. Mais l’existence de Catalyse, qui fonctionne grâce à la solidarité entre les ateliers, est une décision politique et symbolique assumée, insiste Joël Rolland. Avec ce projet, on démontre qu’une personne handicapée peut avoir accès à l’art, et un art reconnu à un très haut niveau. »
En témoignent les critiques des pairs et des journalistes culturels – « Une humanité brute […]. Essentielle. Originelle. Allez les admirer » (Télérama) – qui louent, d’année en année, le travail de la compagnie. Non pas pour sa dimension sociale, mais bien pour ses qualités intrinsèques. « Notre idée, précise Madeleine Louarn, c’est d’explorer la question artistique, non pas de faire de l’art-thérapie ou de créer un quelconque espace de soins. »
Après avoir abordé Samuel Beckett, Lewis Carroll ou, plus récemment, Frédéric Vossier, Madeleine Louarn plonge cette fois dans l’œuvre de Kafka. Pour cette nouvelle création avec Catalyse, elle a adapté, avec son comparse Jean-François Auguste, le dernier chapitre du roman inachevé L’Amérique en lui adjoignant des textes et des personnages de l’univers kafkaïen. La trame, elle, repose sur l’histoire de Karl Rossmann, cet Allemand d’origine juive contraint à l’exil vers les Etats-Unis. Jeté sur les routes, de petits boulots en petits boulots, il découvre le Grand Théâtre d’Oklahama, qui emploie tout le monde et promet un monde meilleur, où il serait enfin accepté. « Mais ce théâtre, qui se révèle une image de la société elle-même, ne fait que reconduire, sous des dehors bienveillants, la stigmatisation qu’il subit depuis son arrivée en Amérique. »
Une fois de plus, la metteure en scène reprend une thématique qui lui est chère : celle de la liberté, de la place de l’homme dans la société. Celle de la domination et de son acceptation par ceux qui la subissent. Comme un écho à la situation de ses comédiens : « L’œuvre de Kafka s’est imposée car elle rencontre les acteurs de Catalyse d’une manière très forte, décrit la compagnie dans sa note d’intention. Une des grandes questions qui traversent l’œuvre de Kafka est celle de l’issue, de la recherche d’une issue. Comment se sortir d’une situation qui nous emprisonne ? Des impératifs ou des contraintes contre lesquels chacun bute ? Kafka nous permet de réfléchir sur notre propre aliénation, sur ce qui nous entrave, et sur ce que nous acceptons sans nous en rendre compte. » Portée par Hélène Delprat, la traduction scénographique de la pièce laisse place à des installations mécaniques qui activent le jeu des acteurs. Et la narration est ponctuée de moments chorégraphiques ou musicaux : après avoir fait appel au guitariste Rodolphe Burger sur Ludwig, la compagnie a confié cette fois la matière sonore à Julien Perraudeau.
Dans ce bâtiment aux peintures défraîchies et à la moquette fatiguée, dédié jadis à une MAS (maison d’accueil spécialisée), les sept comédiens répètent leur texte. Inlassablement. Entre deux résidences de création – l’une qui les a menés en mars au Quartz, la Scène nationale de Brest, et l’autre en juin à la maison de la culture de Bobigny –, ils se donnent la répartie. A la table, sans aucune mise en scène. A la baguette : Erwanna Prigent. Avec sa collègue Mariwenn Guernic, l’animatrice socioculturelle gère l’accompagnement pédagogique de la troupe. Au quotidien, elle fait travailler les comédiens avant l’intervention des deux metteurs en scène. Et agit véritablement à l’interface entre les sphères sociale et culturelle. « Notre travail, note Erwanna Prigent, c’est de permettre aux comédiens de mener au mieux leur travail théâtral et de faire une médiation quand la situation le nécessite. » Apaiser les contrariétés : celles, par exemple, de Christian, dans un mauvais jour et à qui il faudra de longues minutes de dialogue et d’isolement pour se remettre au travail. Rappeler les consignes de jeu : « Pense au joker, prends ta voix de crooner, enchaîne plus le texte tout en cherchant ta respiration », suggère tour à tour Erwanna Prigent, qui est là aussi pour entraîner la troupe dans une séance de relaxation ou rassurer un comédien en délicatesse avec son texte. « Tout va bien, Jean-Claude. Ta mémoire fonctionne très bien, il faut surtout que tu te fasses confiance, lui glisse-t-elle. Si tu oublies une ou deux phrases dans ton monologue, ce n’est pas grave, travaille la concentration, les yeux fermés, et ça va t’aider. » Parfois, il lui faut expliciter le texte. « On découvre des choses qu’on n’imagine pas toujours, explique la pédagogue. Longtemps, quand Karl Rossmann, le personnage principal de la pièce, refuse de donner son nom et préfère dire : “Négro”, ça énervait Christian, parce qu’il comprenait : “Il est gros.” » Parmi les membres de la troupe, certains savent lire, d’autres pas. Qu’importe. Tous révèlent des capacités de mémorisation et d’abnégation. Et lorsque le besoin s’en fait sentir, sur scène, des souffleurs glissent les répliques par le biais d’une oreillette. « On a besoin de temps et de régularité dans le travail, pour rassurer, expérimenter et se forger des repères », explique Erwanna Prigent.
A la même enseigne que leurs collègues des autres ateliers d’ESAT, les comédiens, hébergés en foyer, travaillent tous les jours de 9 heures à 17 heures, avec une pause le midi. Des horaires bornés, qui rappellent les règles de l’établissement. Et qui tranchent avec la vie d’artiste, qui les amène à sillonner, pour une résidence de création ou une représentation, les routes de France. Calendrier en main, Erwanna Prigent revoit avec ses comédiens le déroulé des prochains jours, les déplacements, les essayages de costumes. Une organisation pas toujours simple. Il y a deux mois, lors de grèves de la SNCF, il a fallu lever les appréhensions d’une comédienne, terrorisée à l’idée de prendre l’avion pour se rendre à Saint-Etienne.
Rennes, Brest, Bobigny, Marne-la-Vallée… L’an prochain, pour jouer Le Grand Théâtre d’Oklahama, l’atelier Catalyse assurera près d’une vingtaine de déplacements. Un programme parfois intense, loin des rythmes classiques d’un ESAT. « Ils ont la chance de faire un métier passion. Mais il faut accepter ce genre de vie où le quotidien n’est pas rectiligne. Ce n’est pas facile pour toutes les personnes », remarque le directeur Joël Rolland. A l’atelier Catalyse, les candidats sont, bien sûr, recrutés pour leurs aptitudes théâtrales, mais aussi pour leur capacité à s’adapter et à travailler sans relâche. « On ne demande aucun prérequis en matière de maîtrise de la lecture. En revanche, on est attentif à la résistance physique et psychologique des comédiens », explique Erwanna Prigent. Les appels à candidatures sont diffusés dans les IME (instituts médico-éducatifs) et les ESAT de Bretagne. Joël Rolland se souvient d’une époque, pas si lointaine, aux heures de l’émission de téléréalité Star Academy, où les candidats se pressaient aux auditions : « Ils imaginaient les feux de la rampe, les applaudissements, ils venaient en stage et, au bout de deux ou trois jours, c’était fini. Ils ne voyaient pas tout le travail que nécessite le théâtre. » Lors de ses recrutements, Madeleine Louarn regarde de près les interactions des candidats avec le groupe. Car c’est aussi l’une des forces de cette troupe : former un groupe homogène et uni qui s’est forgé une histoire en partageant des moments de vie lors des temps de création ou en tournée.
Les uns, comme Jean-Claude Pouliquen, 54 ans, barbe blanche pour incarner au mieux son personnage, ou Christian Lizet, 50 ans, sont présents depuis les premières heures de l’atelier. Avec Madeleine Louarn, ils ont tout joué. Les autres, comme Manon Carpentier, 20 ans, font leurs premiers pas au sein de la troupe après deux ans passés en IME. Mais quels que soient l’âge ou l’expérience, tous ont une appétence pour la scène, tous partagent le désir de transmettre des émotions. « J’aime jouer, mettre des costumes et recevoir des applaudissements », fait remarquer Manon Carpentier, qui a revêtu les atours d’un ange pour interpréter Fanny. A ses côtés, Tristan Cantin, 28 ans, interprète Rougeaud, un homme singe capturé en forêt qui essaie de se faire embaucher en tant qu’artiste. « Mettre un costume change le caractère. J’aime aller à la rencontre du public pour me métamorphoser sur scène », dit-il. Mue en souris cantatrice, Christelle Podeur aime, elle aussi, jouer devant le public, donner des émotions, malgré le trac qui l’envahit à l’heure d’entrer en scène.
Ces comédiens ont en commun une présence, une « capacité de métamorphose » – pour reprendre les termes de Madeleine Louarn – qui leur est propre. « J’ai toujours pensé que les comédiens handicapés avaient des qualités scéniques spectaculaires. Et quand on mélange des acteurs handicapés et valides, les seconds disparaissent, constate la metteure en scène. Je ne sais pas à quoi ça tient. » Et si l’art n’est pas thérapeutique, il a transformé la vie de la plupart des comédiens. Sylvain Robic, 27 ans, voix haut perchée et rire diabolique dans l’interprétation des rôles d’autorité du Grand Théâtre d’Oklahama, le reconnaît volontiers : « Le théâtre m’a ouvert aux autres et m’a rendu plus autonome. » Pas avare de plaisanteries, Tristan Cantin loue la vie de groupe. « Avant, j’avais plus l’habitude de rester chez mes parents. Là, on se nourrit des rencontres avec les nouveaux comédiens. On est unis, on s’amuse bien. Et ça change tout. »
L’atelier Catalyse a plus que conquis le monde ordinaire. A Morlaix, les comédiens ont acquis une petite notoriété, se font reconnaître lorsqu’ils fréquentent les magasins du centre-ville. L’inclusion, avec un bémol, toutefois. « C’est pesant qu’on nous ramène toujours au handicap dans les médias », se désole Guillaume Drouadaine, 24 ans. La conversation s’engage. « Quand on vient jouer, on ne le dit pas toujours, abonde Tristan Cantin. Et je n’ai pas envie de le montrer, ce n’est pas l’image que je veux transmettre. » Erwanna Prigent, l’éducatrice, trouve le mot juste : « La maison départementale des personnes handicapées a reconnu une situation de handicap, c’est une réalité, ça fait partie de vous, mais ça ne vous résume pas. » Et en effet, sur scène, le handicap s’efface, plus que jamais. Et les comédiens donnent corps à cette notion de « catalyse » qui accélère la réaction chimique. Et concourt à la métamorphose.
Née en 1978, devenue professionnelle en 1981, la compagnie L’Oiseau-Mouche, à Roubaix (Nord), est le tout premier CAT (centre d’aide par le travail) artistique de France. Les spectacles relevaient alors du théâtre de geste, du jeu de mimes et de masques, et pas une seconde les fondateurs n’imaginaient qu’un jour, des personnes handicapées déclameraient Shakespeare sur scène. Quarante ans plus tard, la compagnie compte à son actif quelque 43 créations, qui ont progressivement évolué vers des écritures de plateau complexes, convoquant des auteurs comme Beckett, Racine ou le contemporain Pennequin. L’Oiseau-Mouche engage 23 comédiens professionnels, porteurs de troubles mentaux. A ses côtés, complétant l’offre culturelle, deux restaurants (L’Alimentation et Le Garage) embauchent au total 18 cuisiniers et serveurs, eux aussi en situation de handicap. Un ESAT presque comme les autres, à la différence que 95 % de son budget provient de subventions sociales et culturelles. L’Oiseau-Mouche diversifie également les possibilités de recrutement. « Beaucoup de gens ne peuvent entrer en ESAT parce qu’ils ne sont pas manuels, souligne Stéphane Frimat, directeur de la compagnie. Nous, on admet des travailleurs handicapés considérés comme non adaptés au marché du travail. » Contrairement à l’atelier Catalyse, qui collabore toujours avec la même metteure en scène, Madeleine Louarn, L’Oiseau-Mouche fait appel à plusieurs metteurs en scène. Pionnière, la compagnie a vu éclore des projets similaires en Angleterre, en Australie, au Québec… Et surtout en Belgique, où naissait en 1979 la troupe du Créahm (création et handicap mental), connue pour avoir formé l’acteur Pascal Duquenne, prix d’interprétation masculine à Cannes avec Le Huitième jour, en 1996. En France, des expériences récentes ont vu le jour en région parisienne ou à Montpellier, avec l’ESAT La Bulle bleue.
(1) L’Entresort : 6, rue Haute, 29600 Morlaix. Atelier Catalyse : ESAT Les Genêts d’or, route de Callac, 29600 Morlaix.