Près de 60 milliards d’euros par an… Tel serait le coût financier du fardeau normatif en France, selon une estimation de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et de la Commission européenne, réalisée en 2010. Malgré de nombreux rapports et des engagements et initiatives politiques, la France peine encore à adopter un véritable « choc de simplification ». En 2013, le rapport « Lambert-Boulard » sur la lutte contre l’inflation normative a établi que la France comptait un peu plus de 400 000 normes et contraintes de toutes sortes, ce qui constitue un record du monde. Collectivités territoriales, agriculture, immobilier… de nombreuses activités économiques sont impactées. Le secteur médico-social et en particulier les EHPAD n’échappent pas à cette « horreur normative ». Dès 2008, la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) a mis en place une commission « normes et moyens » chargée d’étudier l’impact financier et organisationnel des normes sur les EHPAD et de fournir des recommandations relatives à l’allègement de ces normes. Après un premier rapport d’étape en 2012, cette commission a publié une enquête nationale en septembre 2015. « Les normes ont un coût direct (coût des équipements, des maintenances…) et indirect (temps humain…). En EHPAD, ces coûts pèsent sur les départements, les agences régionales de santé [ARS] et les résidents à travers le financement des prix de journée », rappelait ce rapport. Dans un contexte de rigueur budgétaire pour les établissements, un « choc de simplification » serait donc le bienvenu. Mais pour l’heure, trois ans après le rapport de la commission, rien à l’horizon…
« Les normes qui sont aujourd’hui appliquées dans les EHPAD sont calquées sur le schéma hospitalier et sanitaire alors que les établissements sont censés être des lieux de vie. Contrairement aux hôpitaux, les EHPAD n’ont pas le management intermédiaire qui leur permet d’absorber ce millefeuille normatif. Les directeurs d’établissements ont des difficultés majeures à suivre l’ensemble des normes qui leur sont imposées et dont certaines ne sont pas adaptées à un lieu de vie », souligne Julien Moreau, directeur du secteur social et médico-social de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (FEHAP).
Alors qu’il avait présidé, dès l’origine, les travaux de la commission « normes et moyens » de la CNSA, Pascal Champvert perd désormais patience en évoquant ce « choc de simplification » maintes fois promis et qui n’arrive toujours pas. « L’Etat refuse de réformer le système en dépit des discours tenus par deux présidents de la République, Nicolas Sarkozy puis François Hollande, sur l’allègement des normes. Soit l’Etat donne les moyens correspondant aux normes qu’il impose, soit il adapte les normes aux moyens qu’il impose. Arrêtons de mettre les directeurs d’établissements dans des petites boîtes pour ensuite s’étonner qu’ils n’inventent ou n’innovent pas beaucoup », juge le président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA). « Dans un secteur médico-social qui est pauvre, à domicile comme en établissements, l’Etat se contente de mettre des normes sur les objectifs mais pas de normes sur les moyens. Quand il s’agit de mettre en place des normes minimales d’encadrement dans les EHPAD, l’Etat s’y refuse », fulmine-t-il.
« Les normes techniques ont été finalement assimilées par le secteur. Pour ce qui est des normes environnementales issues du Grenelle I et II, le secteur peut les assimiler aussi et y trouver son compte parfois en termes de management, de gestion, de performance, d’ouverture sur le territoire. Aujourd’hui on est plus dans une inflation de normes administratives qui devient relativement insupportable pour les établissements comme pour les autorités », analyse, de son côté, Didier Sapy, directeur général de la Fédération nationale avenir et qualité de vie des personnes âgées (Fnaqpa). « Les directeurs n’y arrivent plus. S’ils doivent répondre à toutes les injonctions administratives, ils ne sortent plus de leur bureau, ne connaissent plus leurs résidents, ni leurs salariés. Le secteur social et médico-social s’occupe de personnes fragiles avec une partie des financements issue de l’argent public. Que la puissance publique contrôle que les personnes fragiles sont bien traitées et que l’argent public est bien utilisé, c’est légitime. Mais demander aux directeurs de fournir des documents à foison, sans arrêt, à longueur d’année, dans des restrictions calendaires injustifiées, ce n’est pas du contrôle ! On est dans une technocratie galopante avec une relation entre les autorités de contrôle et les opérateurs qui perd du sens. On n’est plus dans la discussion autour de projets, de la qualité, mais dans la justification permanente, dans de la traçabilité permanente car tout le monde ouvre le parapluie. La comptabilité a pris le dessus sur le fonds de la relation qui est l’accompagnement médico-social des personnes fragiles. Et quand on perd le sens, on perd la confiance », déplore-t-il.
Si cet excès de normes complexifie, dénature, génère une perte de sens pour le travail des directeurs d’EHPAD et des personnels, il déshumanise également la vie en établissement, au nom du principe de précaution. « Certaines normes mettent en tension le principe d’autonomie et de liberté des personnes. Par ailleurs, sur l’ensemble des normes de sécurité (incendie, hygiène), les établissements ont mis en évidence une difficulté à concilier les exigences de sécurité avec celles issues de la loi 2002-2 », constatait, en 2015, le rapport de la commission « normes et moyens » de la CNSA. Et de citer pour exemple la tension entre des règles d’hygiène très strictes et le souhait des établissements de favoriser le maintien de l’autonomie en permettant aux résidents de participer à des ateliers cuisine ou de cultiver, récolter et consommer leurs propres fruits et légumes. « Quand une personne âgée en perte d’autonomie vit à domicile, le risque pèse totalement sur elle et son entourage. En établissement, les gens sont plus exigeants et estiment que l’on doit être dans la politique du zéro risque. Comment trouver un équilibre entre une vie domiciliaire avec une part de risque et un inconscient collectif qui considère que dès lors que l’on entre dans un établissement le risque zéro doit être primordial ? Par ailleurs, on “concentre” dans les établissements un certain nombre de troubles cognitifs, de problèmes de santé. De fait, le soin prend une part importante et on est dans une culture du risque zéro. Par exemple, la norme HACCP en cuisine ou RABC en blanchisserie[1] empêchent tout résident encore autonome à maintenir une activité autour de la préparation de ses repas ou du traitement de son linge. Ces normes annihilent une partie de la préservation de l’autonomie des personnes accueillies dans les structures », explique Julien Moreau. « La FEHAP milite pour assouplir ces normes ou a minima ou se poser autour d’une table pour s’interroger sur leur pertinence », poursuit-il. Autre exemple fréquemment cité pour illustrer ce principe de précaution qui gangrène les établissements : celui des œufs. Si aucun texte n’interdit le traitement des œufs en coquilles en EHPAD, très peu d’établissements proposent cet aliment à leurs résidents pour respecter un principe de précaution en raison des risques sanitaires liés à la présence de salmonelles.
« Les logiques sécuritaires sont bien plus mortifères et dangereuses que les logiques de liberté. Ces logiques de sécurité sont faites par l’Etat, demandées par les familles ou parfois par les professionnels pour les personnes âgées. Or, quand on donne la parole aux personnes âgées, ce qui est primordial pour elles, c’est leur liberté. La liberté qu’on leur donne est plus importante que la sécurité qu’on leur impose. On est dans une logique de volonté de risque zéro. Mais comme l’Etat ne donne pas les moyens, on est certain de ne pas pouvoir la mettre en œuvre. Donc, on ment ! Et les systèmes de menteurs permanents doivent être battus en brèche ! », insiste Pascal Champvert.
Pour sa part, Claudette Brialix, vice-présidente de la Fédération nationale des associations et amis de personnes âgées et de leurs familles (Fnapaef), reconnaît qu’un travail de sensibilisation des familles des résidents est nécessaire pour sortir de cette logique sécuritaire. « Nous avons à travailler avec les familles car l’exigence du risque zéro entraîne un excès de normes qui charge l’établissement, lui crée des contraintes et dégrade la qualité de vie au quotidien dans l’EHPAD. » Lors de son audition, le 7 juin, par la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS), sur la démarche qualité en EHPAD, Didier Sapy avait plaidé en faveur du droit au risque pour les résidents. « Dans la loi d’adaptation de la société au vieillissement, il y avait une bonne intention au départ de rappeler la liberté d’aller et venir des résidents. Mais à vouloir mettre de la réglementation sur un droit fondamental, on ne fait que le restreindre. Les résidents en EHPAD sont des citoyens à part entière et il n’est donc pas nécessaire de réglementer sur des droits fondamentaux et donc à oublier cette citoyenneté », explique-t-il.
Le 3 juillet dernier, le conseil de la CNSA a adopté à son chapitre prospectif 2018 – « Vers une société inclusive, ouverte à tous » – un document qui revient également sur le principe d’un droit au risque et qui pourrait donc alimenter le débat. On peut y lire : « Il importe donc, et c’est un élément fondateur d’une société inclusive, de s’accorder sur les conditions d’acceptabilité de la prise de risque que peut engendrer l’exercice de sa pleine citoyenneté par la personne comme pour ceux qui l’accompagnent, proches aidants et professionnels. »
Aujourd’hui, face à cette pression normative, aux exigences des autorités, des familles, et à la crainte d’éventuelles actions en justice en cas d’incident ou de litige, de quelle marge de manœuvre disposent les directeurs ? « Les normes positionnent en permanence les directeurs dans une posture de soumission, voire de crainte, vis-à-vis des autorités de contrôle. Elles ne sont pas toujours appliquées pour leur intérêt mais par crainte de sanctions », souligne la Fehap. Dans un avis relatif aux enjeux éthiques du vieillissement, rendu public le 16 mai, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) appelait les directeurs d’EHPAD à « transgresser les normes, les interdits et les lois qui contraignent et interdisent, empêchent de mobiliser les envies et les capacités restantes des personnes ». Les directeurs sont-ils prêts à répondre à cet appel à la désobéissance éthique ? Pas si sûr.
« Comment une instance officielle comme le CCNE peut-elle demander aux directeurs qui sont les garants du droit dans une structure de ne pas le respecter ? », s’agace Pascal Champvert. « Un certain nombre d’adhérents de la Fehap portent des projets qui, en partie, mordent un peu la ligne blanche de certaines normes, car s’ils les respectaient à 100 % pour certaines, ils seraient dans l’incapacité de proposer, ne serait-ce que quelques animations sympas ou quelques modes de préservation de l’autonomie. Mais il y a un côté démagogique de la part du CCNE à appeler les directeurs à transgresser brutalement les normes sans remettre à plat la responsabilité qui pèse sur leurs épaules s’ils s’employaient à le faire », estime Julien Moreau.
En 2013, l’Observatoire national de l’action sociale (ODAS) appelait, quant à lui, les directeurs d’EHPAD à faire le tri entre « les normes utiles et les normes paralysantes ». Et c’est plutôt sur cette ligne de conduite que s’inscrit la Fnaqpa. « Nous conseillons à nos adhérents de ne fournir que les documents qui sont obligatoires et pas les documents superfétatoires. Par ailleurs, nous leur recommandons de demander aux autorités la base réglementaire de toute injonction à fournir tel ou tel document. Quand un directeur fait cela, il fait déjà le ménage », explique Didier Sapy. Et d’ajouter : « Le problème ce ne sont pas les normes, c’est l’utilisation qui en est faite. L’Etat a aujourd’hui un devoir de réinterroger les bonnes pratiques des autorités en matière de contrôle et d’injonctions administratives. La DGCS, la CNSA, le secrétariat général des ministères chargés des affaires sociales peuvent y contribuer. »
La Fehap est, elle, partisane d’un allègement des normes coconstruit avec les pouvoirs publics, les usagers et les gestionnaires d’établissements. Elle demande la réouverture des travaux de la commission « normes et moyens » de la CNSA. « Nous avons exprimé à plusieurs reprises cette demande dans le cadre du conseil de la CNSA, je ne doute pas que l’on réussira à remettre le sujet sur la table et à se reposer la question de la pertinence de certaines normes dans les établissements », assure Julien Moreau.
Selon Pascal Champvert, l’issue doit être plus radicale pour sortir les EHPAD du bourbier normatif et administratif qui dure. S’appuyant sur le texte sur la société inclusive adopté par le conseil de la CNSA qui prône « une logique immobilière pour l’ensemble des lieux où vit la personne », le président de l’AD-PA considère que la plupart des EHPAD doivent devenir des domiciles. « C’est la solution pour sortir d’une situation dont on ne se dépêtre pas. Il faut sortir les EHPAD du code de l’action sociale et des familles [CASF] qui est un système porteur de beaucoup de normes. Si les EHPAD deviennent des domiciles, il y a un nombre très important de logiques de surprotection et de surnormalisation qui tombent d’elles-mêmes », estime-t-il. Reste à savoir si les pouvoirs publics seront ouverts à cette option pour atteindre enfin le « choc de simplification » réclamé et attendu par le secteur.
Selon une circulaire du Premier ministre Edouard Philippe publiée le 26 juillet 2017, tout nouveau décret portant une nouvelle norme contraignante ou formalité administrative (hors décrets d’application d’une loi) doit être compensé par la suppression ou la simplification simultanée de deux normes existantes dans le même champ ministériel ou de politique publique. L’objet de ce texte, entré en vigueur le 1er septembre 2017, est officiellement la « maîtrise du flux des textes réglementaires et de leur impact ».
(1) HACCP : analyse des dangers et points critiques à maîtriser. – RABC : analyse du risque et contrôle de biocontamination.