« Une action fraternelle dans un but humanitaire. » C’est avec ces mots que la présidente du tribunal correctionnel de Nice a qualifié l’acte de Martine Landry(1), une militante de 73 ans, avant de prononcer sa relaxe, vendredi 13 juillet, à l’issue d’une procédure qui aura duré un an. Comme elle, nombre de militants et de simples citoyens sont tombés sous le coup de ce qu’on appelle depuis les années 1990 le « délit de solidarité », un délit introduit dans le droit français par un décret-loi datant de 1938. Celui-ci énonce, dans l’article L. 266-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile (Ceseda) que « toute personne qui aura, par aide directe ou indirecte, facilité ou tenté de faciliter l’entrée, la circulation, ou le séjour irrégulier d’un étranger en France encourt cinq ans d’emprisonnement et 30 000 € d’amende ». Des immunités ont été apportées dans l’article L. 266-4 : ne peuvent être poursuivis ceux qui ont apporté une aide juridique, des prestations de restauration, d’hébergement, des soins médicaux, « ou tout autre acte visant à préserver la dignité ou l’intégrité physique » de la personne sans obtenir en échange de contrepartie directe ou indirecte. Ces exemptions ne s’appliquent qu’à l’aide au séjour, et non à l’entrée et à la circulation.
Si ces articles visaient principalement à pénaliser le trafic d’êtres humains, depuis quelques années, ils servent également à criminaliser l’aide apportée aux réfugiés. A celle emblématique de Cédric Herrou, agriculteur condamné à quatre mois de prison avec sursis en 2017 pour avoir aidé près de 200 migrants à traverser la frontière franco-italienne par la vallée de la Roya, s’ajoutent de nouvelles condamnations quasiment chaque mois. Dans un avis du 4 juin 2017, la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH) dénombrait pour la seule année 2017 plus d’une douzaine d’affaires à l’encontre de 19 personnes. Le 6 juillet, le Conseil constitutionnel, saisi d’une question prioritaire de constitutionnalité sur le cas de Cédric Herrou, a cependant rendu une décision qui pourrait faire date. Se fondant sur le fait que le mot « fraternité » intervenait à trois reprises dans la Constitution, le conseil a estimé qu’il s’agissait là d’un « principe à valeur constitutionnelle ». « Il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national », ont jugé les sages.
Mais si de nombreux commentateurs politiques ont salué là « une victoire » faisant office d’abolition du délit de solidarité, rien n’est moins juste. « Le Conseil constitutionnel a étendu le champ des exceptions de l’article L. 266-4 à l’aide à la circulation – dès lors qu’elle constitue l’accessoire de l’aide au séjour et que ces actes ont un mobile humanitaire – mais pas à l’entrée sur le territoire, explique le constitutionnaliste Julien Jeanneney. Il est possible désormais d’invoquer ce principe dans le cadre d’un procès, même si le conseil en concède d’emblée la portée relative : il doit être concilié avec l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière que la juridiction rattache à la sauvegarde de l’ordre public. »
Le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, s’en est félicité dans un communiqué : « Le Conseil constitutionnel a estimé qu’il serait disproportionné […] d’étendre les exemptions existantes à l’aide à l’entrée irrégulière sur le territoire français, confortant ainsi pleinement la politique du gouvernement. »
Par ailleurs, la question de la « contrepartie », qui avait valu à Cédric Herrou d’être condamné, les juges estimant qu’il avait tiré de ses actes une contrepartie d’ordre moral et politique, n’est pas davantage explicitée par le Conseil. « Cette difficulté pourrait donc se poser de nouveau pour un autre militant », estime le juriste.
C’est une décision en demi-teinte », considère Jean-François Dubost, responsable du programme « protection des populations » à Amnesty International France. « On parle surtout du délit de solidarité à travers les poursuites pénales, mais il faut savoir que, sur le terrain, la pression exercée sur les citoyens et les militants est multiforme : convocations au commissariat, contrôles d’identité et procès-verbaux à répétition, interdictions d’entrer sur tel ou tel terrain… C’est toute une palette de pratiques qui vient freiner ou dissuader l’action militante. Dans ces conditions, aménager la loi n’empêchera qu’une petite partie de ces intimidations. »
D’autant que, dans l’état, ni la décision du Conseil constitutionnel, ni les amendements proposés par la majorité pour assouplir le délit de solidarité ne sont encore conformes au droit européen et international(2). Dans son avis, la CNCDH en appelait donc à la modification de l’article L. 622-1 du Ceseda : « Dans ce nouvel article, seule l’aide à l’entrée, à la circulation, ou au séjour irréguliers apportée dans un but lucratif doit être sanctionnée. Il s’agit en effet de pouvoir punir les filières de passeurs […] et toutes les personnes qui profitent de la détresse des exilés pour en tirer un profit financier. » « Il ne faut pas oublier que si des personnes se mobilisent notamment à la frontière italienne, souligne Jean-François Dubost, c’est parce que les pratiques à l’œuvre sont illégales, au regard du droit international en ce qui concerne l’intérêt supérieur de l’enfant ou le respect du droit d’asile. Le problème profond qui se cache derrière l’engagement des associations ou des civils, c’est la défaillance de la politique migratoire de l’Etat. »
(1) Il était reproché à Martine Landry d’avoir, le 28 juillet 2017, convoyé à pied, depuis le poste frontière italien de Vintimille jusqu’à celui de Menton côté français, deux mineurs guinéens qui pouvaient être pris en charge par l’aide sociale à l’enfance.
(2) Les restrictions apportées par la France aux actions de solidarité sont en contradiction avec plusieurs engagements internationaux (Directive européenne n° 2002/90/CE du 28 novembre 2002, résolution du Conseil de l’Europe, recommandations de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance, Déclaration des Nations unies sur les défenseurs des droits de l’Homme de 1998).