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Plongée en surdité

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Depuis huit ans, le centre d’éducation spécialisée pour déficients auditifs de Montpellier propose à des jeunes de 8 à 13 ans de faire de la plongée sous-marine. Ce qui était supposé impossible pour des sourds est désormais entré dans les mœurs de cet établissement qui travaille en partenariat avec un club de plongée pilote de Sète. Une pratique qui a permis à ces enfants de s’ouvrir aux autres en transformant un handicap en compétence.

« Communiquer sous l’eau, ça crée des liens, mon univers s’est agrandi. » Fanny, 13 ans, vient d’enfiler sa combinaison de plongée et s’apprête à faire une randonnée palmée dans l’anse d’une plage de Sète (Hérault). Cette collégienne du centre d’éducation spécialisée pour déficients auditifs (CESDA) de Montpellier fait de la plongée depuis cinq ans dans le cadre d’un projet monté par son établissement. Elle vient de passer quatre jours avec Sylvano, Manon, Wissem, Inès, Théo, Malo…, dix camarades sourds ou malentendants et autant d’enfants entendants issus d’un quartier de Montpellier. Chacun a fait équipe en binôme « mixte » CESDA 34-Hérault Sport. Ilan, 10 ans, en CM2 au centre et en binôme avec Shaynez, est assez fier. « Je vois que je peux faire des choses comme tout le monde et parler avec des personnes qui n’ont pas la langue des signes. Mes parents vont me féliciter. » Au programme : épreuves mixtes de plongée en piscine, exercices d’éveil tels que l’acrobatie subaquatique pour découvrir la flottabilité et la position de sécurité (en étoile de mer), ramassage de coquillages au fond de l’eau avec un masque et des palmes, apprentissage des codes de navigation (« bâbord », « tribord ») et du mouillage (« jeter l’ancre »), plongée en mer en combinaison, chasse au trésor… Avec à la clé, un diplôme. « On en fait des acrobates dans l’eau », s’amuse Emmanuel Serval, conseiller technique handisport en plongée pour la région Occitanie et président du club sétois Odyssée Plongée.

La plongée accessible aux sourds

Des acrobates, mais pas seulement. Avec l’instauration, il y a huit ans, de cette pratique parmi les activités sportives possibles dans l’établissement, le centre médico-social a fait de la plongée un moyen de se socialiser, de s’ouvrir à d’autres, enfants ou adultes, en amenant une compétence : la langue des signes. « En plongée, ces sourds ou malentendants ne sont plus considérés comme des personnes avec un handicap, car ils peuvent communiquer sous l’eau », précise Emmanuel Serval. La plongée sous-marine était inaccessible aux sourds et aux malentendants. Au CESDA 34, elle est devenue une institution. Le centre a noué un partenariat avec le club sétois. Et, là encore, c’est un binôme – Benoît Rigaud, chef de l’équipe éducative, et Didier Salvador, enseignant en activités physiques adaptées – qui a relevé le défi. Le duo a fait preuve dans cette démarche d’un volontarisme et d’un dynamisme plutôt remarquables, développant l’activité bénévolement sur leurs jours de congés. Leur établissement a longtemps reçu des publics sourds avec un ou plusieurs handicaps associés (comportemental, psychomotricien, neurologique). « Ces publics ont évolué. On ne peut plus se limiter à une seule focale, n’avoir que l’école comme porte d’entrée, il faut aussi une dimension éducative et de loisirs. Si on ne leur propose que l’orthophonie ou le médical le mercredi, à l’adolescence, ils font tout péter ! », confie Benoît Rigaud. Pour autant, mettre en place, chaque année, l’apprentissage de la plongée pour une douzaine d’enfants de 8 à 13 ans n’a pas été une sinécure. C’était même… interdit. « C’était écrit où ? s’insurge encore Benoît Rigaud. Le seul point de vue des médecins se résumait à “pression égale danger”… » En effet, si être sourd complet ne pose pas de problème car il n’y a rien à perdre, il en va tout autrement pour un malentendant qui entend faiblement ou qui porte un implant cochléaire. Plonger peut ruiner le peu d’audition qu’il lui reste. Il faut donc respecter des règles liées aux variations de pression entre le monde subaquatique et la surface. « A 10 mètres, on multiplie par deux la pression qui s’exerce sur le corps, comme au niveau du tympan », explique Emmanuel Serval.

Finalement, au bout de deux ans de travail avec les médecins, ce qui paraissait jusque-là impossible est devenu possible. « Il fallait sécuriser en adoptant les bonnes dispositions, trouver un médecin “hyperbare” qui soit en lien avec nous », explique Benoît Rigaud. Après avoir hésité au départ, le spécialiste qu’ils ont fini par débusquer a accepté de se lancer dans l’aventure. Depuis, Michel Bru, médecin ORL, référent du comité départemental de plongée, reçoit les jeunes du centre pour des visites d’aptitude, afin de voir si aucun paramètre ne va les mettre en situation de risque, et de dicter les précautions à prendre par rapport à d’éventuels implants. « Nous sommes empiriques, nous limitons la profondeur de plongée », précise le praticien, qui explique ce qui est acceptable en termes de pression selon le degré de surdité : plonger de 0 à 2 mètres, de 0 à 3 mètres, jusqu’à 5 ou 6 mètres (le maximum autorisé pour les enfants mineurs du CESDA).

La langue des signes sous l’eau

Tous ces jeunes pratiquants sont licenciés en plongée et leur activité est validée par un certificat médical de médecin « hyperbare » qui les autorise à venir de leur propre initiative pour une pratique de droit commun, dans n’importe quel club. « Les autres sports ne demandent pas une démarche psychique très compliquée, fait observer le médecin. La pratique de la plongée qui se passe dans un milieu moins naturel, plus exceptionnel, est plus complexe. » Mais réussir à progresser dans un tel milieu, comme toute activité extraterrestre, le ciel par exemple, relativise la notion d’« inaccessible ». « La plongée réintègre socialement le handicapé, c’est un facteur d’épanouissement manifeste », avoue-t-il maintenant. Elle permet également de progresser dans son parcours personnel en parvenant à réduire l’appréhension que ces enfants handicapés ont de la réalité quotidienne. Selon le centre, beaucoup de ses élèves veulent intégrer un club de foot ou de basket et se heurtent à une barrière dès lors qu’ils font état de leur surdité. « Cela fait peur et, à force de leur rappeler qu’ils ont une déficience auditive, les jeunes se sentent dévalorisés », note Didier Salvador, dont l’objectif est d’adapter le sport aux différentes situations de handicap. Nous sommes entrés dans ce projet-là justement parce que nos jeunes peuvent échanger, se raconter beaucoup de choses sous l’eau. C’est une sacrée capacité que les autres n’ont pas, et c’est gratifiant. »

De fait, dans cette approche du handicap sensoriel, ce qu’ont apporté les jeunes du CESDA, c’est la langue des signes française (LSF), à laquelle n’étaient pas formés les moniteurs d’Odyssée Plongée, plutôt spécialisés auparavant dans le handicap moteur et mental. Les codes gestuels de plongée normalisés ne dépassent pas dix signes : monter descendre, gauche, droite, salut… « Les moniteurs qui accompagnaient les enfants attendaient que leur conversation se termine, se rappelle Didier Salvador. Ils se sont sentis frustrés alors que leurs élèves signaient sous l’eau pour se raconter la richesse des profondeurs. » Du coup, les professionnels ont pris conscience de la nécessité d’apprendre à signer, et il y a eu une appétence pour la langue des signes. Une façon de modifier le regard porté sur ce handicap : « Nos jeunes se sont sentis à l’aise lorsqu’ils ont su que leur langue pouvait servir aussi à des entendants, cela a créé beaucoup d’échanges. » Résultat : « Lorsqu’ils sortent de l’eau, ils ont le sourire, ils voient qu’ils peuvent apporter des choses, alors que sur terre ils ne se sentent pas comme les autres », pointe Didier Salvador.

Le constat est positif, et va en s’amplifiant. « Les demandes vont se faire de plus en plus nombreuses », prédit l’enseignant. Les parents aussi s’impliquent. Certains ont fait un baptême, d’autres viennent le samedi au club de Sète, avec leurs enfants, indépendamment du centre. « La pression de l’eau sur les oreilles leur a fait comprendre la surdité de leur enfant », observe Benoît Rigaud. Surtout, ils découvrent une approche différente de sa socialisation. Les parents n’ont, en effet, généralement pas l’habitude de voir leur enfant se comporter comme un poisson dans l’eau au sein d’un collectif. Il n’est plus un enfant « à part », cantonné dans l’entre-soi. Parfois réticents au début face à l’idée de faire plonger des malentendants, au fil du temps, la confiance s’est établie avec le CESDA et les parents ont pris une place plus importante dans le projet.

Celui-ci a rebondi aussi, depuis trois ans, sur un travail d’envergure avec les jeunes autour de l’écocitoyenneté, notamment sur la protection des fonds marins. Ce qui a donné lieu, fin avril, à un nettoyage de berges à Sète, tout comme ces jeunes l’ont fait sur le sentier des tortues au Grau-du-Roi. Un manuel technique de plongée sous-marine en LSF a été réalisé avec la fédération de tutelle et les jeunes du centre. Il décrit les espèces de la faune et de la flore les plus fréquentes de Méditerranée avec photos et signes correspondants ainsi qu’un « question-réponse-code » renvoyant vers une fiche explicative et les codes de plongée… « L’objectif est de pouvoir communiquer sous l’eau avec des sourds mais aussi entre entendants, qui pourront continuer à échanger entre eux comme à l’air libre. La langue des signes, c’est une langue », résume Benoît Rigaud. L’initiative va plus loin : diffuser le livret dans tous les clubs de plongée. D’ailleurs, l’équipe du centre compte bien se rendre au Salon de la plongée de Paris, en 2019, avec ses jeunes pratiquants pour présenter le livret.

Devenir soigneur d’otaries

Benoît Rigaud et Didier Salvador le revendiquent : cette philosophie loisir-plaisir fait partie du projet de vie de chaque enfant scolarisé au CESDA. Aujourd’hui, la prise en charge des élèves dans cette structure s’est équilibrée autour de trois pôles : éducatif, paramédical et pédagogie. Mais faire évoluer les mentalités prend du temps. « Il faut sortir de sa zone de confort, arrêter de faire ce qu’on a fait longtemps, c’est-à-dire un projet pour le jeune que l’on faisait signer aux parents, point ! », martèle Benoît Rigaud. Le paradigme a changé, et ce qui a réussi en plongée est appliqué aussi au sens large dans le projet de vie des enfants du centre, particulièrement le projet professionnel. « Il y a sept ou huit ans, on était encore sur des représentations anciennes, ce qu’on leur proposait était relativement limité », affirme le chef de l’équipe éducative. Dans cet établissement, il n’est désormais plus d’actualité de cantonner les sourds et les malentendants à des tâches manuelles et répétitives et à des métiers tels que cuisinier pour les garçons et femme de ménage ou coiffeuse pour les filles. Le centre avait un partenariat avec le lycée Jules-Ferry-La Colline, qui incluait trois à quatre jeunes sur des formations en restauration collective, et les stages dépendaient de leur niveau d’oralisation. Actuellement, il dispose d’un réseau de 400 entreprises de domaines très divers. « Nous les accompagnons pour déconstruire certains clichés, souligne Benoît Rigaud. Cela veut aussi dire que nous devons nous-mêmes être capables d’être plus ouverts. »

Un financement aléatoire

Le CESDA a également noué des partenariats avec des lycées qui se sont créés dans la région et qui proposent des formations aux métiers de la mer. Ils permettent notamment d’aller faire des stages, par exemple au Seaquarium ou au CestMed (centre d’étude et de sauvegarde des tortues marines de Méditerranée) du Grau-du-Roi (Gard). « Cela peut amener les jeunes qui peuvent signer sous l’eau vers des professions en lien avec la mer, puisque nous en sommes proches, pointe Benoît Rigaud. Les soigneurs de requins ou d’otaries aussi ont une communication qui n’est pas orale mais corporelle ou gestuelle. C’est la compétence de nos jeunes. » Une réflexion est menée à ce sujet car, « dans la relation aux animaux, beaucoup de choses se passent ». Au Marineland d’Antibes (Alpes-Maritimes), les jeunes ont également rencontré les soigneurs, qui communiquent avec les dauphins à l’aide de sifflets à ultrasons. « Ils ont posé beaucoup de questions sur ces métiers de communication », déclare Benoît Rigaud. Dans leurs démarches d’orientation, des jeunes vont aussi s’essayer dans des animaleries, et un lien avec l’insertion professionnelle se construit par ce biais.

Depuis plusieurs années, la Fédération française d’études et de sports sous-marins considère que des sourds peuvent devenir moniteurs de plongée. A ce jour, il n’en existe que deux en France. En 2011, dix cadres de la fédération étaient certifiés pour pouvoir dispenser une formation « encadrant Handisub », laquelle permet d’accueillir des personnes frappées de handicaps légers ou plus lourds, en pratique mixte. « Sur l’arc méditerranéen, nous avons formé aujourd’hui 310 encadrants avec une spécialité « Handisub » adaptée aux sports subaquatiques. C’est énorme », précise Emmanuel Serval. Le projet du CESDA, qui a commencé avec la modeste ambition de faire découvrir une activité à des élèves sourds ou malentendants, ne cesse de se développer. Ses initiateurs reconnaissent toutefois que l’institution ne peut pas tout financer. Il faut donc reprendre chaque année son bâton de pèlerin et frapper aux portes. Et si l’activité de plongée se maintient, c’est grâce au club de Sète, qui prête ses combinaisons et met ses moyens à disposition. En effet, Odyssée Plongée accueille un public handicapé important et voit ses aides institutionnelles et les mécénats se renouveler spontanément. « Nous les mettons dans un pot commun et ainsi les plongées sont gratuites », explique Emmanuel Serval. Une chose est sûre : pas question de les supprimer, les enfants du centre y ont pris goût. Fanny a trouvé une passion et veut devenir plongeuse. Théo est pressé d’aller voir les épaves et de nager avec des dauphins. Ilan, lui, rêve : « Après, peut-être qu’on ira plonger plus loin que l’Afrique. Didier et Benoît essaient de trouver les sous… »

CESDA 34 : 14, rue Saint-Vincent-de-Paul – 34090 Montpellier – Tél. 04 67 02 99 00 – secretariat@cesda34.org

Modifier le code du sport

La loi n° 2005-102 du 11 février 2005 relative à l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées édicte que toute personne handicapée a les mêmes droits qu’une personne valide et que la société doit s’adapter pour favoriser cet accès. Cette loi a ouvert la porte à une réflexion au sein de la Fédération française d’études et de sports sous-marins. Ce qui a permis de modifier le code du sport après la signature, en 2011, d’une convention Handisub tripartite au centre régional d’éducation populaire et de sport (CREPS) d’Antibes. Les Fédérations françaises handisport, du sport adapté et de sports sous-marins ont ainsi rendu la plongée accessible aux personnes handicapées, en palanquée mixte, avec une adaptation d’encadrement et, le cas échéant, de matériel. Aujourd’hui, en Occitanie, 48 structures (clubs associatifs ou professionnels) sont capables de recevoir des personnes handicapées. « Ces clubs ont reçu une formation, une sensibilisation qui leur permet de démystifier le handicap, de s’adapter en se disant que plonger, ce n’est pas si compliqué », commente Emmanuel Serval.

Reportage

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