Calais a été un camp, dans le sens où une décision municipale a été prise pour signifier aux migrants désireux de partir en Grande-Bretagne qu’ils n’étaient plus acceptés dans les campements de la ville et que le seul endroit où ils étaient tolérés se situait dans la lande, à sept kilomètres de là. Cela s’apparente clairement à une forme de décret de ségrégation. Mais Calais a été aussi un bidonville, car les migrants ont été abandonnés à eux-mêmes, obligés de se débrouiller, de construire des baraquements, de planter des tentes… Au fil du temps, ils ont « habité » le lieu et la « jungle » s’est muée en un brouillon de ville. Une sorte de société expérimentale dans la précarité où toute une organisation s’est mise en place pour trouver de l’eau, de la nourriture, s’inquiéter de la présence policière… Des petites échoppes, des églises, une mosquée, des lieux d’enseignement, de culture ont vu le jour. Progressivement, le camp est devenu un lieu de vie sociale et économique qui, en bonne partie, a échappé au contrôle de l’Etat. Mais ce qui a été surtout très spectaculaire à Calais, c’est la rapidité des processus de transformation de l’espace. Ils sont généralement beaucoup plus lents dans les camps que l’on trouve ailleurs dans le monde. Ce phénomène est dû, notamment, à un énorme élan de solidarité de la part de bénévoles et de militants venus de tous les coins du monde et qui étaient entre l’engagement citoyen et la professionnalisation. La « jungle » est devenue un camp emblématique, le plus grand bidonville d’Europe, une sorte de carrefour cosmopolite des solidarités. Paradoxalement, alors que l’Etat avait mis les migrants à l’écart dans le but de les rendre invisibles et ne pas être dérangé par leur présence indésirable, ceux-ci ont pris une place considérable. La « jungle » a même acquis une petite autonomie. Avec ce camp-bidonville, les migrants ont inventé eux-mêmes la ville hospitalière que le gouvernement leur refusait.
La situation contribue, en tout cas, à poser la question. Le problème est complexe, particulièrement en France, où les discours officiels mettent en avant une certaine hostilité et où les procès pour « délit de solidarité » se multiplient envers les citoyens apportant leur soutien à des migrants. Ce n’est pas forcément pareil ailleurs en Europe. En Allemagne, il y a un lien très fort entre le tissu associatif et l’administration, ce qui induit une prise en charge très organisée et, sauf au moment du pic migratoire de 2015, on n’a pas vu de gens dormir dans la rue. Toujours dans ce pays, ce n’est pas là où il y a le plus de migrants qu’il y a le plus fort taux de vote d’extrême droite, contrairement à ce qui est dit. Cela va peut-être changer avec la montée du populisme, mais jusqu’à présent, en Italie, les associations d’aide aux migrants sont soutenues par l’Etat et il y a un accueil dit « diffus » dans les villages. Le cas français est un peu à part, car il n’y a pas tant de primo-arrivants comparé à l’Allemagne, à l’Italie ou encore à l’Espagne et à la Grèce. En accueillant les migrants, l’Etat craint un appel d’air, mais cela ne correspond à aucune réalité. En réaction, la société civile se mobilise plus ou moins. Les gens disent : « J’accueille des migrants chez moi parce que l’Etat ne le fait pas. » Entre la peur, la compassion, le besoin de sécurité, de frontières, et le sentiment d’un devoir de sauvetage de victimes d’un monde chaotique, n’y a-t-il pas la place pour un principe universel qui ferait des migrants non pas un problème mais une cause pour tous ?
L’hospitalité, c’est accueillir quelqu’un chez soi. Au-delà des drames et des crises, il faut réfléchir à des décisions politiques et juridiques afin que les migrants qui circulent dans tout un tas de pays ne soient pas, à chaque fois, confrontés à l’absence de droits. Est-ce qu’on les met dehors ou est-ce qu’on adapte le droit à cette vie mobile qui, de toute façon, ne va pas cesser ? C’est un mouvement global : 17 millions de personnes vivent actuellement dans un camp ou un campement. Pour éviter qu’ils soient retenus systématiquement de l’autre côté d’une frontière ou d’un mur ou concentrés dans des camps du type de Calais, il faudrait que les Etats soient contraints à un devoir d’humanité et que l’hospitalité soit érigée en principe minimal à l’égard de quiconque arrive sur un territoire. L’idéal serait de faire avancer, au plan mondial, l’idée d’un droit à l’accueil opposable, sur le modèle du DALO [droit au logement opposable], qui permettrait que tout étranger soit reçu convenablement plutôt que considéré comme un ennemi. Il est fondamental que les migrants aient des droits et un statut afin de ne pas se retrouver dans l’illégalité. Un architecte – qui a collaboré au livre – réfléchit à des quartiers d’accueil pour migrants avec des maisons qui soient pérennes, même s’ils ne font que passer. Dans ces conditions, aucun camp n’aurait besoin d’exister. Le maire de Palerme, lui, propose l’abolition de la carte de séjour, autrement dit la liberté d’aller et venir. Sans supprimer les frontières, il est temps de porter un autre regard sur l’accueil en organisant la circulation des personnes.
La manière dont on caractérise les gens n’est jamais anodine. C’est toujours quelque chose de très polémique et politique. Le terme de « migrants » me convient car il est neutre. Utilisé dans son sens large, il désigne des personnes en mouvement. S’il est devenu problématique, c’est qu’elles sont maintenues dans le même état. Normalement, quand on est migrant, à un moment donné, on s’installe quelque part et on devient un immigré. Là, le processus est interrompu et le statut de migrant devient durable. Quant au terme de « réfugiés », il est devenu très institutionnel car conditionné au droit d’asile et donc aux critères qui permettent d’obtenir une carte de résidence. Or ceux-ci sont aléatoires d’un demandeur à un autre. J’ai rencontré un certain nombre de personnes à qui le représentant de l’OFPRA [Office français de protection des réfugiés et apatrides] a déclaré : « Vous avez menti sur votre histoire. » Y aurait-il une vérité d’un côté et pas de l’autre ? Ceux qui n’ont pas le statut de réfugiés n’auraient-ils pas souffert ou n’auraient-ils pas été persécutés ? Beaucoup de militants associatifs préfèrent parler d’« exilés ». Mais, pour moi, ce terme se rapporte à un ressenti et au sentiment d’avoir perdu quelque chose jamais retrouvé… Un migrant et un réfugié peuvent tous deux se sentir exilés.
Avant, les gens n’avaient pas forcément envie qu’on les désigne ainsi. Aujourd’hui, devenir réfugié apparaît comme une sorte de privilège dérisoire mais désiré, éventuellement négociable. Comme si ce droit à l’asile donnait une légitimité dans un environnement soupçonneux, comme s’il y avait des raisons valables ou non à la migration. Mais ou bien nous sommes tous égaux dans la mobilité ou bien il y a un problème. Les migrants que l’on va repousser ou laisser mourir en mer viennent parfois des mêmes régions d’Afrique que les médecins étrangers qui travaillent dans nos hôpitaux ou nos cliniques. D’un côté, on donne des aides au développement aux pays pauvres afin qu’ils gardent leur main-d’œuvre et, d’un autre, on n’a aucun scrupule à faire venir certains professionnels dont on manque dans les pays riches. Il y aurait le bon et le mauvais tri. C’est assez cynique. Le migrant représenterait-il la face négative d’une mondialisation moins visible sur les autres plans ?
Depuis toujours, les grandes vagues migratoires jalonnent l’histoire. Au plan international, il y a eu la grande migration des Européens vers l’Amérique. L’Europe a connu des invasions. Elle a toujours été un monde mélangé, avec des peuples de toutes provenances, de toutes langues, de toutes cultures. Les migrants représentent toujours à peu près 2,5 à 3 % de la population mondiale. Mais, de tout temps, ces mouvements de population ont causé du rejet, de la xénophobie… Ce sont même, parfois, les habitants du village d’à côté que l’on traitait de dangereux étrangers. L’exclusion, les conflits ont toujours existé. En avoir conscience, le savoir, pourrait servir à calmer un peu le jeu, à relativiser ce qui se passe aujourd’hui. Qu’on le veuille ou non, la mobilité va dans le sens de l’histoire. Je n’idéalise pas : l’altérité est une épreuve. Mais on peut aussi apprécier que le monde devienne de plus en plus partagé.
L’anthropologue Michel Agier est directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales et directeur d’études à l’Institut de recherche pour le développement. Il est l’auteur de Les migrants et nous (éd. du CNRS, 2016) et a dirigé l’ouvrage La jungle de Calais (éd. PUF, 2018) écrit avec Yasmine Bouagga, Maël Galisson, Cyrille Hanappe, Mathilde Pette et Philippe Wannesson.