« Il y a presque autant d’arguments pour affirmer que les leviers de démocratie sont structurellement puissants au sein du champ médico-social que d’arguments tout aussi structurels pour dire, au contraire, que le champ médico-social concentre un certain nombre d’obstacles à l’expression des personnes accompagnées. » Ce paradoxe mis en évidence par Denis Piveteau, conseiller d’Etat (aujourd’hui président de la Commission de promotion de la bientraitance et de lutte contre la maltraitance des personnes vulnérables), lors de son discours en février 2016, à l’occasion du premier forum de l’Institut de la démocratie en santé (IPDS), est-il toujours valable ?
Pour Laurent Barbe, psychosociologue et consultant en politiques publiques et action sociale au cabinet CRESS, la nuance est nécessaire avant d’établir un état des lieux général. « Le secteur social et médico-social n’est pas un champ homogène. Il y a des politiques sociales dans lesquelles la place des usagers a progressé, comme par exemple le champ du handicap, et des domaines où elle est plus faible, comme la protection de l’enfance, la protection juridique des majeurs vulnérables ou lorsque l’on est sur des mesures de l’ordonnance de 1945 relative à l’enfance délinquante », souligne-t-il. « La loi 2002-2 est une loi qui fonctionne bien quand on est dans un cadre contractuel entre les usagers et les structures mais elle n’est pas bien pensée pour les champs d’action qui croisent le judiciaire. La volonté d’appliquer la même loi partout bute forcément sur la grande différence entre les structures. Dès que l’on est dans un cadre judiciaire, la place des usagers pose d’autres problèmes qui n’ont jamais été vraiment traités. Il faut regarder de très près quels peuvent être les espaces de liberté et de coconstruction dans le cadre de mesures judiciaires, autrement on arrive très vite à des faux-semblants qui ne font pas évoluer les pratiques. Quand on parle de “coconstruction” et de “codécision” dans le cadre d’une mesure judiciaire, il faut bien réaliser que n’est pas la même chose que dans un cadre contractuel », insiste Laurent Barbe.
En septembre 2014, l’Agence nationale de l’évaluation et de la qualité des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ANESM) avait déjà mis en exergue les points faibles de la « culture de la participation » des usagers du secteur social et médico-social. « Si la participation est effective dans les temps institutionnels, elle se limite, dans la majorité des cas, à de la consultation. Une participation tendant vers la coélaboration nécessite une modification des pratiques au sein des établissements », soulignait alors le rapport de l’ANESM.
« Dans la pratique des établissements et services, les observations de terrain sont contrastées. On rapporte ici ou là des signes d’essoufflement, une forme de lassitude des représentants des usagers devant l’inertie d’institutions qui évoquent des restrictions budgétaires ou des contraintes d’organisation professionnelle. L’animation de la démocratie en santé est très prenante pour des usagers et leurs représentants confrontés à la maladie et au handicap. Le pilotage de la démocratie se heurte à des questions de savoir faire des dirigeants comme des usagers et de leurs représentants », analyse Rolland Ollivier, directeur de l’Institut du management à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP)(1).
Instance démocratique par excellence, le fonctionnement du conseil de la vie sociale (CVS) reste à parfaire dans certains secteurs des champs social et médico-social. « Majoritairement il y a une volonté commune des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes [EHPAD], des résidents et des familles à faire fonctionner les CVS. Il n’empêche qu’il existe encore des dérives. Dans certains EHPAD, la présidence du CVS n’est pas toujours assurée effectivement par un représentant des résidents ou un représentant des familles mais par la direction ou par l’animateur de l’établissement », constate Claudette Brialix, vice-présidente de la Fédération nationale des associations de personnes âgées et de leurs familles (FNAPAEF). « Il existe encore un nombre important de structures dans lesquelles les familles sont perçues comme des “empêcheurs de tourner en rond” si elles soulèvent des questions considérées comme gênantes. Dans quelques cas isolés, l’établissement va même les menacer d’expulser leurs proches accueillis dans l’établissement ou de déposer des plaintes en diffamation. Cela conduit à une omerta des familles. Nous voulons, par ailleurs, une véritable protection juridique des lanceurs d’alerte pour éviter toute omerta sur les cas de maltraitances », ajoute-t-elle.
Sur le terrain, les initiatives se multiplient pour insuffler un nouvel élan, une nouvelle dynamique à la démocratie en santé. Depuis 2011, le dispositif « Label concours droits des usagers de la santé » prime des expériences exemplaires et des projets innovants mettant en œuvre les droits individuels et collectifs des usagers. En 2016, le périmètre de ce label s’est élargi, en s’ouvrant aux champs du social et du médico-social.
Sélectionné dans le cadre d’un appel à projets lancé fin décembre 2015 par le ministère des Affaires sociales et de la Santé pour promouvoir la démocratie des usagers en santé, l’APF France handicap a piloté, en 2016, le projet « Participations des usagers et démocratie en santé » destiné à impulser une dynamique d’échanges décloisonnés et interassociatifs dans le domaine du handicap et de la santé(2). « Travailler autour de la question de la participation des usagers fait partie de l’ADN de notre association qui est une association de personnes en situation de handicap », souligne Muriel Chauvelle, directrice adjointe de la direction du développement et de l’offre de service d’APF France handicap. « Cette opération a donné lieu à un “carnet de route de la participation” qui est un recueil d’initiatives innovantes sur la mise en place d’une participation plus directe, plus enrichie, plus étendue des usagers. Elle a été également l’occasion d’élaborer un plaidoyer auprès des pouvoirs publics pour une contribution enrichie des usagers du médico-social à la démocratie en santé », rappelle Alexis Hubert, directeur du pôle « qualité performance et développement durable » au sein de l’association. « En 2017, l’APF France handicap s’est dotée d’une feuille de route concernant l’offre de service, travaillée par le conseil d’administration, dont l’un des premiers axes stratégiques prévoit de développer la démocratie en santé en allant au-delà des dispositifs déjà existants et des textes réglementaires et de travailler sur toutes les dynamiques de participation, y compris en utilisant les nouvelles technologies, pour favoriser l’implication des personnes dans les projets et les réponses qui peuvent leur être apportés », ajoute Muriel Chauvelle.
« Dès 2001, l’association s’était dotée d’un comité national des usagers [CNU] composé de 25 présidents de conseil de la vie sociale des établissements et services médico-sociaux d’APF France handicap qui se rassemblent au moins sept fois par an. Le CNU est une instance qui porte la participation directe des personnes accompagnées dans nos 450 structures auprès du conseil d’administration de l’APF France Handicap », explique Alexis Hubert. Depuis 2007, le conseil d’administration du Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux (GEPSO) regroupant 650 établissements et services publics dans le handicap, la dépendance, l’inclusion et la protection de l’enfance, s’est engagé, à son tour, dans une démarche de promotion et de développement de l’expression et de la participation des usagers. Pour libérer la parole des usagers, le GEPSO a mis en place en 2007 des comités régionaux des usagers (CRU) et en 2013, lui aussi, un comité national des usagers.
« Aujourd’hui, cinq régions sont pourvues de comité : le Grand Ouest, la région PACA, le Nord-Est, le Centre-Est, la Bourgogne-Franche-Comté et prochainement l’Aquitaine. Ces comités régionaux d’usagers, qui réunissent entre 50 et 120 personnes, sont des espaces d’échanges ouverts, dénués de toute hiérarchie et de tout jugement. Ce qui permet de provoquer un véritable débat. Ce sont les usagers qui déterminent à l’avance la thématique qu’ils souhaitent aborder lors de ces réunions », explique Daniel Coguic, délégué CRU Grand Ouest pour le GEPSO. « Les comités régionaux d’usagers ne se substituent pas aux conseils de la vie sociale mais en sont complémentaires. Leur objectif principal est de favoriser et de permettre l’émergence de la parole des usagers dans une logique de coconstruction. La place de l’usager doit être améliorée, défendue, confortée. Le secteur est engagé sur la voie de la démocratie en santé et il ne faut pas que l’on cale », ajoute-t-il.
Au-delà des droits individuels des usagers, la démocratie en santé est une démarche qui vise à associer l’ensemble des acteurs (professionnels de santé, usagers, gestionnaires d’établissements de santé et médico-sociaux, partenaires sociaux, élus…) dans l’élaboration et la mise en œuvre de la politique de santé, par le dialogue et la concertation.
« L’organisation de la démocratie en santé entre le sanitaire, le social et le médico-social, se heurte à deux problèmes liés entre eux : la dualité d’instances et de représentations, d’une part, la dualité de compétences entre financeurs et autorités de régulation, d’autre part », constate Rolland Ollivier. « La transversalité, la coopération entre les trois secteurs doivent être encore renforcées », note Laurie Fradin, conseillère technique santé-ESMS au sein de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss). « Dans les conseils territoriaux de santé [CTS, qui remplacent les conférences de territoire], le secteur médico-social est bien représenté. Il y a des articulations à renforcer avec les conseils départementaux de la citoyenneté et de l’autonomie. Mais comme ces derniers ont été mis en place en fin d’année 2017, les coopérations sont en train de se construire. Dans l’élaboration des projets régionaux de santé, les conférences régionales de la santé et de l’autonomie et les CTS ont été très impliqués. On voit aujourd’hui une coopération qui se renforce. La multitude d’instances de démocratie en santé fait toutefois craindre un risque de démobilisation des acteurs impliqués. Au niveau national, la conférence nationale de santé [CNS] a travaillé, cette année, sur les objets connectés et les applications numériques en santé, en lien avec le Conseil national consultatif des personnes handicapées et le Conseil national consultatif des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Ces travaux de la CNS se sont également appuyés sur les conseils méthodologiques de la Commission nationale du débat public[3]. Toutes ces instances renforcent leur coopération et travaillent ensemble », explique-t-elle.
Alors que le parcours de soins tend, de plus en plus, à intégrer les établissements et services sociaux et médico-sociaux, Claude Brialix, vice-présidente de la FNAPAEF, regrette qu’il n’y ait pas d’agrément du ministère des Solidarités et de la Santé pour les associations d’usagers du secteur médico-social. Elles sont exclues de l’Union nationale des associations agréées d’usagers du système de santé, désormais appelée France Assos Santé qui concentre 78 associations agréées du monde sanitaire, et qui est censée être l’« organisation de référence pour représenter les patients et les usagers du système de santé et défendre leurs intérêts ».
« Il y a dans le secteur médico-social des personnes accueillies, qui, pour des raisons différentes, ont des difficultés à s’exprimer. Si on veut faire participer ces usagers à des projets nationaux ou parfois à l’échelle plus modeste d’un établissement ou d’un service, il faut mettre l’accent sur des modalités de communication ou d’expression alternatives », souligne Alexis Hubert, directeur du pôle « qualité performance et développement durable » à l’APF France handicap. Le groupe « Participation usagers loi structures établissements » (PULSE) élabore des supports de communication associant des contenus faciles d’accès (faciles à lire et à comprendre) et une iconographie avec pictogrammes qui permettent aux usagers en difficulté de compréhension et de communication d’accéder aux textes écrits touchant à leurs droits. Le Groupe initiative national difficulté d’élocution et de communication (GINDEC) réfléchit également à ces problématiques.
« Le centre d’expertise et de ressources nouvelles technologies et communication (C-RNT) de l’APF cherche dans les nouvelles technologies des dispositifs qui permettraient de faciliter l’expression de personnes qui jusque-là ne pouvaient pas s’exprimer alors qu’elles en avaient le désir. Les objets connectés, les tablettes tactiles, la reconnaissance vocale sont de formidables leviers de la participation et de l’expression directe de ces personnes », explique Alexis Hubert.
(1) La démocratie en santé en question(s) – Sous la direction de Karine Lefeuvre, Roland Ollivier. Avec la collaboration de Olivia Gross – Editions EHESP, mars 2018.
(2) La Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (FEHAP), la Croix-Rouge française, le Collectif interassociatif sur la santé (CISS) et la Haute Autorité de santé (HAS) se sont associés à l’APF France handicap pour soutenir la démarche.
(3) La Commission nationale du débat public est une autorité administrative indépendante dont la mission est d’informer les citoyens et de faire en sorte que leur point de vue soit pris en compte dans le processus de décision.