Recevoir la newsletter

La France a-t-elle une préférence pour l’hébergement des « personnes âgées dépendantes » ?

Article réservé aux abonnés

La politique publique française de la vieillesse favorise-t-elle l’entrée en institution des personnes de plus de 60 ans, ayant des incapacités importantes, au détriment du « maintien à domicile » ? Ce dernier est pourtant le souhait réitéré par la majorité des personnes dites « âgées » et c’est aussi le discours constamment répété par les différents gouvernements depuis plus de 50 ans. La politique de maintien à domicile, priorité du rapport « Laroque », intitulé « politique de la vieillesse », en 1962, n’a jamais été vraiment financée à hauteur de la promesse politique des différents gouvernements qui se sont succédé : c’est le constat, à plusieurs reprises, de la Cour des comptes.

Le rapport « Laroque » affirmait que le « placement » en hébergement devait demeurer exceptionnel et que « l’accent devait être mis sur la nécessité d’intégrer les personnes âgées dans la société, pour respecter le besoin qu’elles éprouvent de conserver leur place dans une société normale, d’être constamment mêlées à des adultes et à des enfants ». La conservation de cette place nécessitait, selon ce rapport, de préserver le choix des « personnes âgées » qui était de rester dans leur domicile habituel. Ceci donnera ce qu’on a appelé par la suite, dans le VIe plan de développement économique et social en 1970, la politique de « maintien à domicile », grâce notamment à la multiplication des services d’aide-ménagère puis des services de soins à domicile en 1981.

Aujourd’hui, le résultat de cette politique semble néanmoins un succès puisque seulement 3,9 % des personnes de 60 ans et plus (619 000 personnes) sont en Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et en Unité de soins de longue durée (USLD). Mais pourtant, avec 20 % des personnes de plus de 85 ans en Ehpad, la France est un des pays d’Europe qui a un des taux les plus élevés de personnes de 85 ans et plus en hébergement, nous y reviendrons plus loin.

Mais si effectivement 90 % des personnes de plus de 75 ans peuvent rester chez elles jusqu’à la fin de leur vie comme elles en expriment régulièrement le souhait, c’est essentiellement grâce à leur famille proche (conjoints, enfants), qui fournit 80 % de l’aide nécessaire à ce maintien au domicile (aide matérielle, psychologique et bien souvent financière). Car, en raison d’une politique publique insuffisamment financée en direction des services à domicile, ces services professionnels apportent moins de 30 % de l’aide nécessaire. Ce constat est celui de la Cour des comptes en novembre 2005 : « Le maintien à domicile, priorité politique affichée avec constance, repose largement sur l’action des familles ». En 2016, la même Cour des comptes réitère ce constat dans son rapport sur le maintien à domicile des personnes âgées en perte d’autonomie. « Constatant que le choix du domicile est fortement contraint par la disponibilité de l’entourage (…) ou bien encore par les ressources de la famille », elle déplore les cloisonnements entre les différents dispositifs d’aide, qui composent, à cause de leur diversité et de leur complexité, « un système illisible ». Elle souhaite, d’autre part, « un ciblage plus précis du financement de cette politique ». Si donc aujourd’hui un certain nombre d’Ehpad sont en difficulté financière et ont obtenu récemment l’écho des médias, les familles et les services à domicile le sont bien davantage. C’est essentiellement ce point que nous allons développer.

Depuis décembre 2009, suite à la mise en place du plan « Borloo » et à l’ouverture des services d’aide à domicile au secteur lucratif, les fédérations de l’aide à domicile ont tiré le signal d’alarme sur la dégradation financière des Services d’aide et d’accompagnement à domicile (Saad). Cette dégradation a été constatée par des livres, des rapports qui ont amené pendant plusieurs années le gouvernement à mobiliser des fonds de secours exceptionnels qui ont certes permis à certains services de survivre, mais la tarification pérenne de ces services n’est toujours pas assurée. Alors qu’il a été maintes fois démontré que le prix moyen de l’heure d’aide à domicile en service prestataire tournait autour de 24-25 euros de l’heure, une enquête publiée par Handéo’scope en février 2018 a mis en lumière qu’en 2017 les tarifs d’allocation personnalisée d’autonomie (APA) fixés par les départements pour un service prestataire oscillaient entre 15,25 € et 28,58 € de l’heure. De plus, 42 départements déclaraient avoir un tarif inférieur à 22,50 € de l’heure. Ceci signifie très clairement en matière de tarifs que la plupart des services d’aide à domicile prestataires continuent à être déficitaires. De plus, les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM), présentés souvent comme la solution miracle pour solutionner ce problème de tarification, sont loin de faire l’unanimité. En effet, les difficultés financières incontestables de certains départements les ont conduits dans nombre de cas à conclure des CPOM avec un taux horaire inférieur au prix de revient du service… sans qu’il y ait eu un véritable accord entre les services et le département.

Maintenant, si nous nous tournons du côté des personnes à aider, notamment les personnes les plus en incapacité (groupes iso-ressources [GIR] 1 à 3), les dotations APA sont tout à fait insuffisantes. Le nombre d’heures allouées aux personnes classées en GIR 1 et 2 oscille autour de 50 à 55 heures par mois, soit, au meilleur des cas, à peine 2 heures par jour là où la Cour des comptes en demandait 3,5, ce qui est un minimum. Notre estimation basée sur notre fonction de directeur associatif de service d’aide et de soins pendant plus de 30 ans… tournait plutôt autour de 4,5 à 5 heures par jour pour avoir une qualité de vie et de soins suffisante sans avoir besoin de l’aide des familles. Rappelons que les GIR 1 et 2 sont des personnes atteintes de troubles neurocognitifs importants et demandent une attention particulière.

Aujourd’hui, malgré les promesses du gouvernement « Hollande », la loi d’adaptation de la société au vieillissement (dite « loi ASV »), votée en décembre 2015, n’a guère apporté d’amélioration du fait d’un financement complètement insuffisant tant en ce qui concerne l’augmentation de l’APA que l’aide aux aidants (au meilleur des cas, 500 euros par an… une aumône !). Concrètement, dans son discours prononcé à Angers, le 12 février 2014, sur le thème de l’adaptation de la société au vieillissement, Jean-Marc Ayrault, Premier ministre, annonçait à propos de la réforme de l’APA : « Il est temps de fonder un acte II de l’APA à domicile qui garantisse une APA plus généreuse et plus accessible : plus généreuse, grâce à l’augmentation des montants d’aides pouvant être alloués pour faire face aux besoins d’aide à domicile. Pour une personne en perte lourde d’autonomie, l’augmentation des plafonds d’aide pourrait aller jusqu’à augmenter de près d’une heure par jour l’aide à domicile. Pour les bénéficiaires de l’APA les plus autonomes, l’augmentation des plafonds pourra permettre d’augmenter d’une heure par semaine l’aide à domicile ». Dans les faits, au meilleur des cas cela s’est traduit par 6 à 7 heures d’aide en plus par mois pour les personnes classées en GIR 1 et 2, soit 20 % de ce qui avait été promis, ce que nous avions prévu, étant donné la faiblesse des sommes mises en jeu.

On sait par ailleurs qu’un certain nombre de départements ont décidé de ne pas appliquer la loi… Ainsi, deux ans après la promulgation de la loi, quasiment aucune donnée concrète sur l’augmentation de l’APA et sur le financement de l’aide aux aidants n’est remontée des départements. Retenons, sur cette loi « ASV », les conclusions de l’Inspection générale des affaires sociales (Igas) qui parle pour l’aide aux aidants de critères d’accessibilité trop restrictifs. L’Igas note par ailleurs concernant les mesures relatives à l’APA leur peu de lisibilité pour les aidants et les bénéficiaires. Elle insiste elle aussi sur l’hétérogénéité de la mise en œuvre selon les départements qui s’explique à la fois par des politiques différentes de prise en charge des personnes âgées avant la loi et des différences démographiques et économiques.

Le libre choix du domicile

Dès 1981, la gauche arrivant au pouvoir avait fait ce constat : « Ce qui frappe, c’est, en dépit de la pertinence des grandes orientations, la faiblesse des réalisations de services et équipements contribuant au maintien à domicile ; c’est la multiplication souvent de façon incohérente des services d’hébergement collectif (…) certains ont pu écrire que l’enfermement des personnes âgées a continué à prévaloir : cela est évident si on compare les sommes allouées, pourquoi de telles faiblesses dans les réalisations alors que les orientations étaient si judicieuses ». La raison avancée pour un tel manque de réalisation dans le maintien à domicile est « une absence de volonté politique ou une politique peu cohérente ». Cette prééminence de l’hébergement se retrouve aussi dans les développements du plan « solidarité-grand âge » (PSGA), mis en place après la canicule de 2003, plan qui prônait une nouvelle fois « le libre choix du domicile ». En effet, le constat de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) sur l’exécution du PSGA était le suivant : les places programmées sur la période 2006-2012 par le PSGA étaient de 36 000 places de soins à domicile et de 37 500 lits d’Ehpad. Au 31 décembre 2012, les chiffres des places autorisées étaient respectivement de 21 629 et 42 503, soit un taux d’autorisation de 60 % des Ssiad contre un taux de 113 % pour les Ehpad…

Dans le même ordre d’idées, en 2005, le commissariat général du plan (avant sa disparition) avait établi plusieurs scénarios sur la prospective des besoins d’hébergement en établissement pour les personnes âgées dépendantes. Si on renforçait le maintien à domicile (scénario n° 3), à l’exception des personnes âgées les plus dépendantes, la baisse du besoin de places d’hébergement allait de 3 à 8 % pour 2015 à 6 à 16 % pour 2025 sur la base de 406 000 places occupées en 2004 par les personnes de plus de 75 ans. En 2015, on a évalué à 527 000 le nombre de places d’Ehpad occupées par les personnes de 75 ans et plus, donc une augmentation de 30 % des places… alors que la prévision du scénario 5 du commissariat général du plan, scénario correspondant à un taux de résidence accru en établissement pour les personnes âgées les plus dépendantes, était une augmentation de 28 %…

Autre élément qui corrobore le choix fait par les politiques publiques en faveur de l’hébergement, les évolutions respectives du montant de l’APA à domicile et en Ehpad.

Au fil des années, nous avons assisté au recul du montant de l’APA à domicile. En 2005, le montant mensuel moyen de l’APA payé par les conseils généraux était de 413 euros à domicile pour les personnes classées en GIR 1 à 4 et de 268 euros pour les personnes en Ehpad. En 2011, ces sommes sont respectivement devenues 392 et 345 euros, soit une diminution de 5 % de l’APA moyenne à domicile (en euros nominaux, donc environ 14 % de baisse en euros constants, en tenant compte de l’inflation) et une augmentation de… 29 % en Ehpad. Indépendamment de cette augmentation de l’APA en hébergement qui a pu être justifiée, notamment par l’augmentation des personnels (densité et salaires), on doit constater que les gens à domicile perdent ainsi, entre 2005 et 2011, environ 15 % de leurs heures d’aide (et sans doute plus, si on tient compte là aussi de l’augmentation du tarif horaire des services d’aide à domicile supérieur à l’inflation, notamment en raison de la qualification des personnels). Or, comme le disait la Cour des comptes en 2005, ces heures étaient déjà notoirement insuffisantes pour couvrir les besoins d’aide. En 2015, la résultante spectaculaire de cette évolution de l’APA à domicile et en hébergement est illustrée par le graphique suivant.

Alors qu’en 2003, la dépense moyenne d’APA était de 80 % supérieure à celle en hébergement, aujourd’hui elles sont à égalité alors qu’à l’évidence les prestations à couvrir par cette allocation sont beaucoup plus importantes à domicile qu’en Ehpad. Et même si les degrés d’incapacité des résidents d’Ehpad sont plus importants qu’à domicile, la différence n’est pas telle qu’elle justifie une telle diminution de l’APA à domicile, sauf à effectivement amener l’entrée en Ehpad des « personnes âgées », quand leurs incapacités à domicile augmentent et que leur famille ne peut y faire face par son aide et sa présence. Or, comme on l’a vu plus haut, ce n’est pas avec les augmentations dérisoires de l’APA à domicile apportées par la loi « ASV » de 2015 que cela va changer grand-chose à cette situation.

Il est fondamental de revenir sur ce 5e risque

De ces différents constats découle notre interrogation sur la préférence française des politiques publiques pour l’hébergement. Notre constat est d’ailleurs tout à fait corrélé par une carte européenne publiée dans le dernier rapport du Haut Conseil de l’enfance, de la famille et de l’âge. Dans cette carte qui visualise la part des personnes âgées de 85 ans ou plus vivant en établissement en 2011, la France, avec un taux supérieur à 20 %, est largement en tête de l’Europe, notamment avec les Pays-Bas.

Cette pression en faveur de l’hébergement, induite par les politiques publiques malgré la priorité sans cesse réaffirmée pour le choix des personnes elles-mêmes qui est de rester chez elles, est symbolisée par un dossier récent trouvé sur Internet « Ehpad : il en faudrait tellement plus ».

Plus de 50 ans après la publication du rapport « Laroque », on peut donc conclure que ce libre choix du domicile répété en boucle dans leurs discours par les différents gouvernements qui se sont succédé, n’a jamais, jusqu’à aujourd’hui, été mis en place de façon cohérente avec un financement conséquent à hauteur des besoins !

« L’organisation administrative et financière du système n’est ainsi pas en mesure de répondre aux aspirations premières des personnes et de leurs familles qui sont la simplicité, la rapidité de décision, la cohérence des aides. » Malgré ce constat de la Cour des comptes en 2005, il n’y a toujours pas eu, ces dernières années, de réelle volonté politique, dans les actes, de développer le maintien à domicile. Dans un premier temps, il serait judicieux de débloquer environ 2,5 milliards d’euros pour le secteur du domicile, ce qui permettrait une augmentation de l’APA d’une heure par jour pour toutes les personnes classées en GIR 1 à 3. Ceci permettrait enfin l’augmentation d’aide professionnelle promise par la loi « ASV » en veillant à lutter contre les inégalités territoriales d’attribution de l’APA qui conduisent à une grande inégalité entre les citoyens, inégalité territoriale pointée par le rapport de l’Igas mentionné plus haut. Cela permettrait aussi une tarification pérenne des services d’aide à domicile à hauteur de leur prix de revient. Enfin, cette augmentation de l’aide professionnelle permettrait une véritable diminution de la charge de travail des familles, chevilles ouvrières du respect du choix des personnes âgées de rester chez elles. Or on sait très bien que cette charge de travail insupportable pour certaines de ces familles et l’inquiétude qui en résulte amènent un certain nombre d’entre elles, épuisées, à mettre leurs parents en hébergement… On sait par ailleurs que cet investissement financier brut est beaucoup moins onéreux en dépenses nettes, car il permet des économies de dépenses de santé importantes ainsi que des embauches, donc des rentrées de cotisations sociales et d’impôts.

Et puis il est fondamental et urgent, pour la cohésion sociale, de revenir sur ce fameux « 5e risque » de sécurité sociale dont il a été à nouveau question dans l’interview du président de la République du 15 avril 2018. Ce dernier s’est engagé à en jeter les bases à brève échéance (fin 2018-début 2019) en réponse à une question des journalistes.

Ce « 5e risque » de sécurité sociale, « financé par la collectivité nationale » (ce sont les mots du président de la République), financerait, enfin, à domicile et en hébergement ou dans d’autres formes d’habitat alternatif qui se développent, des prestations qualitativement et quantitativement à hauteur des besoins des personnes en situation de handicap, et ce quel que soit leur âge. Ceci permettrait enfin à ces personnes un véritable choix notamment celui de rester chez elles si elles le souhaitent, comme les discours des différents gouvernements le leur ont promis depuis plus de 50 ans…

Repères

Bernard Ennuyer, Docteur en sociologie, habilité à diriger des recherches, ancien directeur d’un service associatif d’aide et de soins à domicile à Paris (17e) 1978-2011, Bernard Ennuyer est actuellement enseignant chercheur associé à l’université Paris Descartes (EA 4569, éthique, politique et santé), auteur de Repenser le maintien à domicile, Paris, Dunod, 2014, deuxième édition, (première édition, 2006) et de Le chez-soi à l’épreuve des pratiques professionnelles, acteurs de l’habitat et de l’aide à domicile (sous la direction de Pascal Dreyer et Bernard Ennuyer), Lyon, Chronique sociale, 2017.

Tribune

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur