Il faut tout un village pour élever un enfant, dit le proverbe africain. À l’association La Cloche, on ajouterait volontiers qu’il en faut un tout entier aussi pour trouver sa place d’homme. Électron libre dans le paysage de l’action sociale, ce réseau d’échanges et de solidarité entre riverains et personnes à la rue, qui plaide pour une autre conception de l’aide aux plus démunis, connaît un développement exponentiel depuis son lancement à Paris fin 2015.
À l’origine, un jeune économiste, Louis-Xavier Leca, 30 ans à peine, spécialisé dans le développement, la finance responsable et le micro-crédit, qui, de retour en France après plusieurs années à l’étranger, a décidé de faire voler en éclats la barrière invisible de l’exclusion et de la plus grande pauvreté à ses yeux : l’isolement. Dans la capitale d’abord, puis partout où cela sera possible en France et ailleurs. « Il existe tout un tas de professionnels qui s’occupent des sans-abri mais peu de place est faite aux citoyens, laissés de côté sur les questions d’action sociale, à l’exception des maraudes et des distributions alimentaires », explique le natif parisien à la fine moustache blonde qui, depuis l’enfance, trouve « naturel » d’aller vers les personnes sans abri. « Ce qui manque toujours aux gars de la rue, c’est un peu de contact et de lien humain au quotidien, en proximité, dans leur quartier, pour sortir du sentiment d’exclusion qui les abîme. »
Après une expérience de chef de projet au sein de Lulu dans la rue, une conciergerie de rue solidaire initiée par Emmaüs Défi visant l’emploi de personnes en insertion via de petits services rendus aux riverains, Louis-Xavier Leca a voulu porter plus loin l’inclusion. Son certificat de Social Business-Entreprise & Pauvreté à HEC en poche pour compléter un master en gestion de projet, il a choisi de créer sa propre association aux allures de start-up, La Cloche, pour sonner la mobilisation en faveur de ceux que l’on n’appelle plus… les clochards. Avec, en tête, un modèle d’engagement innovant pour les particuliers à la fois « souple et léger », mais aussi « conscientisant et responsabilisant » au quotidien, précise l’entrepreneur particulièrement créatif.
Son idée, « toute simple » comme il le dit, consiste à s’appuyer d’un côté sur les commerçants et leurs infrastructures (750 en France aujourd’hui dont 450 à Paris), en les incitant à proposer des petits services élémentaires : utiliser les WC, boire un verre d’eau, recharger son téléphone, lire les journaux, se raser, passer un coup de fil, accéder à Internet… Et de l’autre côté à informer les gens à la rue de leur existence. Une initiative à peu de frais pour les participants et « quasiment H24 » à même de tout changer en termes d’accès à la dignité et à un minimum de relation humaine. Pour concrétiser ce premier projet, intitulé « Le Carillon », l’association s’est appuyée sur des bénévoles – au nombre de 220 aujourd’hui – qui sont allés de porte en porte pour expliquer la démarche aux commerçants, leur proposant de s’engager à accoler à leur vitrine des petits pictogrammes autocollants représentant l’aide qu’ils veulent bien apporter aux sans domicile fixe (SDF) et à toute autre personne qui se présentent. « Si l’idée est d’être réellement inclusif, la cohérence du projet tient dans son ouverture à tous, sans discrimination ! », souligne Louis-Xavier Leca, qui estime à 30 000 déjà le nombre de services ainsi rendus.
Pour les citoyens désireux de faire leur part, le fondateur a également initié avec sa jeune et bouillonnante équipe – 35 personnes à temps plein dont treize salariés permanents – un système de bons solidaires prépayés chez les partenaires. Reprenant l’idée des cafés « suspendus » (voir encadré), le dispositif permet d’offrir à ceux qui en ont besoin un repas, une boisson chaude, une coupe de cheveux… « L’arrondi en caisse », mis aussi en place dans les commerces adhérents et directement reversé à l’association, leur permet également de contribuer précieusement au financement de son budget à hauteur de 20 %, le reste provenant principalement du soutien de fondations et d’appels à projets (La France s’engage, le Grand prix de l’innovation de la mairie de Paris) mais aussi de la Ville de Paris qui verse 30 000 € par an, ou encore de celle de Nantes et du département de Loire-Atlantique.
La démarche du Carillon ne serait pas complète sans une autre dimension essentielle : la convivialité qu’elle cherche à développer à travers l’organisation d’événements réguliers aux formats pour le moins atypiques. Plus de 120 ont eu lieu à ce jour, de la « soupe impopulaire » réalisée par les sans-abri à partir d’invendus distribués aux passants, à l’organisation d’une visite guidée animée par une personne à la rue, du quizz musical aux sorties cinéma entre SDF et habitants… Chacun est invité à participer. À ces rencontres s’ajoutent des formations gratuites construites par les professionnels de l’association en lien avec d’autres (autour des personnes exilées, d’autres sortant de prison…) pour lever les préjugés et ne plus craindre d’« aller vers » ces publics trop souvent invisibles. Dans la constitution de cette chaîne bien vivante, un relais s’est avéré décisif : celui des associations du quartier (équipes de rue, accueils de jour, centres d’hébergement d’urgence, hôpitaux psychiatriques…) parmi lesquelles de nombreux acteurs sociaux historiques comme Les Restos du cœur, la Croix-Rouge, le Secours catholique, l’Armée du salut… « Tout ce que l’on a pu initier a été fait en réseau avec des partenaires sociaux. Sans leur connaissance des personnes et leur transmission d’informations, des listes de commerçants carillonneurs, des bons prépayés, des flyers annonçant les événements, nous ne sommes rien. Cette collaboration, c’est ce qui légitime notre action », insiste le directeur, dont l’équipe permanente compte deux travailleurs sociaux, apport capital pour se relier et s’accorder.
Si son positionnement relève d’un nouveau genre, il se veut sans ambiguïté : pas de concurrence qui tienne, mais le souci d’une réelle complémentarité. « Pour nous, c’est une posture constante en tant que professionnels de se dire que chacun peut avoir sa place. Ni palliatif ni substitut à l’accompagnement social, l’idée est de se situer comme un appui décentralisé aux ressources institutionnelles ou associatives pour sortir de la relation aidant-aidé classique », souligne Elsa Delouche, titulaire d’un master en gestion de projet humanitaire et associatif, recrutée depuis un an et demi en tant que coordinatrice du pôle « inclusion » de La Cloche. « Nos partenaires apportent quelque chose qui va au-delà de l’aide sociale pure, de la forme d’entre-soi et de concentré de pauvreté, que l’on peut parfois y trouver : le contact avec les gens de tous les jours. La possibilité d’un échange, d’un retour à la vie ordinaire, en les accompagnant si besoin à franchir ce pas parfois très difficile, à reprendre pied et confiance sur le chemin de la réinsertion », estime Isabelle de Gaulejac, chef de projet au sein du centre d’hébergement d’urgence Mouzaïa dans le XIXe arrondissement parisien, licenciée en éducation et intervention sociale.
« Cette humanisation par le collectif, à la fois essentielle et difficile à quantifier, constitue un maillon clé dans la chaîne de l’inclusion », considère pour sa part Natacha Millaud, directrice locale de l’action sociale pour la Croix-Rouge dans le XIXe arrondissement. « La continuité est évidente entre nous, on a besoin de forces vives comme celles-ci dans notre société hyper-individualiste, chacun peut faire sa part ! Ce qui s’initie là est de l’ordre d’une culture. » Dans un esprit très « colibri » où chacun fait sa part comme dans la fable préférée de Pierre Rabhi, Louis-Xavier Leca l’appelle la brique du « tout un chacun », propice à un début de changement systémique. « Dans un monde idéal, Le Carillon disparaît et la société civile prend le relais auprès des plus fragiles ! », rêve le jeune directeur, fier d’être interpellé aujourd’hui par les directeurs de l’innovation de structures sociales historiques pour repenser leurs modèles.
En attendant, La Cloche relie, décloisonne, cherche à mettre en synergie toutes les bonnes volontés, qu’elles soient professionnelles ou citoyennes, là où souvent encore les interventions dans le champ de l’action sociale restent conçues en silo et morcelées. L’équipe, dont le siège est un vaste open space interassociatif en effervescence permanente au cœur du XIe arrondissement de Paris, qui traduit la philosophie d’action, en est persuadée. L’efficacité et la cohérence des pratiques pour accompagner les personnes au plus près de leurs besoins sont à ce prix. Celui de l’exigence et de la patience. Pour assurer ce travail « d’intermédiaire et de facilitateur entre le secteur social et l’opinion publique », comme le désigne Isabelle de Gaulejac, la définition de contours clairs est nécessaire. Elle a été l’objet d’un séminaire de travail récent pour affiner collectivement la visée. Sans oublier des process bien structurés pouvant être systématisés et démultipliés, soit sous la forme d’antennes locales de l’association aujourd’hui à Lyon, Lille, Bordeaux, Nantes, Marseille ; soit sous la forme de franchises « libres » comme c’est déjà le cas à Melun et bientôt à Grenoble, Arras ou encore Saint-Nazaire.
« Pour l’instant, on a tout misé sur l’humain et nos outils de suivi restent très “low tech”, mais c’est désormais une priorité pour essaimer ! », indique le jeune entrepreneur aux nombreux anglicismes, parfois taxé de bonne guerre de « jeunisme ». Il s’est fixé un objectif de présence dans 60 villes l’an prochain et il travaille à marche forcée avec l’équipe au développement d’une nouvelle plate-forme Web incluant cartographies et réseau d’échanges en ligne. « Nous avons 1 000 idées, on va vite, les sollicitations extérieures affluent. Cette pratique professionnelle, à la fois très proactive et diversifiée, que s’autorisent peu d’autres structures du social, constitue notre force. Pourtant, elle peut aussi devenir notre faiblesse si l’on perd de vue l’intérêt supérieur et le rythme des personnes que l’on accompagne dont le profil apparaît, aujourd’hui, plus en risque de décrochage social que réellement en situation de grande exclusion », souligne Elsa Delouche, dont la veille « inclusive » au cœur des actions de l’association permet à l’équipe de tenir son cap éthique.
Dans sa méthodologie d’action, La Cloche détonne aussi par sa façon de « faire ensemble » en misant beaucoup sur le travail participatif. Ici, pas de catégories ni d’étiquettes, mais l’ambition d’un autre regard qui affirme avec force le rôle unique et inégalable des personnes à la rue elles-mêmes, invitées à prendre part et à s’associer aux décisions de l’association. Avec un message fort : « Sans abri mais pas sans talent ni compétence, à soutenir, à développer et à rendre visible ! » Le groupe des « ambassadeurs » en est l’un des principaux vecteurs. À Paris, il réunit une dizaine (une trentaine en France) de personnes sans domicile ou qui ont connu la rue, mobilisées pour parler de l’association autour d’elles dans le quartier, à travers les actions de formation ou de sensibilisation prévues dans les écoles, les entreprises, les médias. Chaque semaine, Gilles, Ludo, Isa et leurs collègues se réunissent ainsi pour parler des actions à venir et des projets partagés par le comité de pilotage de l’association, accompagnés par Julia Dumont, directrice du projet Le Carillon à Paris, qui, sans être leur référente sociale, apporte les coups de pouce dont ils ont ponctuellement besoin.
« Ici, il n’y a pas de guichet, de protocole, de justification nécessaire, mais un accueil très direct et une main tendue de la rue à la vie. Ils cherchent à te valoriser sans t’obliger, à développer ton propre projet. Tu n’es plus un SDF, tu es une personne avant tout », témoigne Lyes, 48 ans, d’origine algérienne, nouvellement arrivée et « engagée » depuis quatre mois au sein du Carillon. « Là où habituellement les associations font juste du raccord, ici un vrai lien durable se crée. On n’est plus tout seuls et c’est énorme », confie Gilles, 54 ans, derrière sa longue moustache. Avec la fougue de ses 23 ans, Giovanni, grand gaillard massif, enchaîne : « J’avais la haine contre le système, je me sentais comme un cas à régler. Le Carillon m’a appris à gérer cette colère en me donnant les moyens de parler, de m’exprimer, de faire comprendre aux autres que même dans la rue, on existe. Il y a une réciprocité dans cette association. Grâce à elle, je peux moi aussi répandre un peu de solidarité autour de moi et me sentir utile. »
Cette volonté de promouvoir les ressources de chacun – même les plus ténues – s’est traduite au sein de l’association par l’ouverture depuis novembre 2017 d’un premier projet d’insertion professionnelle, « La Cloche à biscuits », qui sera suivi demain peut-être d’une conciergerie solidaire. « L’objectif est de montrer que l’on peut faire de l’insertion via la fabrication de produits de qualité. Notre capacité à mobiliser tant les personnes à la rue que les citoyens passe aussi par-là », explique Élodie de Courtivron, conseillère en insertion professionnelle, chargée de ce projet inscrit et financé dans le cadre du dispositif « premières heures » de la Ville de Paris1. Pour y accéder, « nous n’avons aucun critère de recrutement, à part l’envie des personnes et la recommandation des travailleurs sociaux qui les connaissent », explique la jeune professionnelle qui s’occupe de l’encadrement technique, social et professionnel (ouverture des droits, régularisation, inscription à Pôle emploi, revenu de solidarité active…) des six salariés accueillis pour un an au sein du chantier : quatre hommes, deux femmes, dont la moitié vit encore à la rue.
Dans la cuisine récemment installée de l’association, fleurant bon la cannelle et d’autres épices, la confection et la mise en sachets des 3 gammes de biscuits vont bon train. Avec les activités de livraison et de vente itinérante bientôt peut-être animées par eux-mêmes chez les commerçants partenaires à travers Paris, le chantier offre la possibilité aux salariés de développer des compétences et des savoir-faire très différents.
De quoi mettre le pied à l’étrier, espère l’équipe qui travaille avec les référents sociaux à un partage des tâches « en bonne intelligence » pour l’accompagnement des personnes. « L’ambition, c’est que les choses avancent. Idéalement, on aimerait que cette expérience les aide à se lancer ensuite dans le milieu du travail classique et à sortir complètement de l’univers protégé de l’IAE2 », enchaîne Élodie de Courtivron.
Pour renforcer davantage l’inscription de son action et celle de ses adhérents dans la ville, La Cloche expérimente un troisième projet depuis quelques mois : « Les Clochettes ». « Basé, lui aussi, sur des ateliers participatifs, le projet vise la création d’une dynamique qui permet aux riverains et aux personnes sans abri d’un même secteur de se rejoindre dans toutes les initiatives urbaines d’embellissement de la ville (collectif d’habitants ou d’artistes qui décorent la rue, jardins partagés…) », explique Goli Moussavi, la responsable, chargée de repérer tous les lieux d’investissement possibles aujourd’hui dans le Nord parisien. Le message est plus percutant encore : cette rue, cet espace commun, les personnes sans abri non seulement l’investissent, mais également l’enrichissent.
Payer deux cafés, n’en boire qu’un et offrir l’autre à une personne dans le besoin que l’on ne connaît pas et qui viendra le boire plus tard. C’est le principe des « cafés suspendus », une initiative solidaire qui a vu le jour en 2013 en France. Un autocollant est apposé sur les devantures des bistrots qui participent à cet élan de générosité. Désormais, il est aussi possible de trouver des baguettes, du fromage, voire des livres « suspendus » dans certains magasins. Si l’idée essaime, elle n’est pas nouvelle. Elle s’inspire d’une tradition napolitaine de la première moitié du XXe siècle où une cagnotte était mise en place chaque jour pour les commerçants qui ne pouvaient pas se payer leur café. Aujourd’hui, il existe une journée dédiée à ce geste en Italie : le 10 décembre.
B. B.
(1) Constatant que la marche du chantier d’insertion par l’activité économique (26 heures de travail hebdomadaires) pouvait être trop haute à franchir, la Mairie de Paris a initié un dispositif expérimental à l’origine avec Emmaüs Défi et aujourd’hui pérennisé permettant de revenir beaucoup plus progressivement à l’emploi, à raison de 1 heure de travail au minimum par semaine et de 16 heures au maximum. Sa durée est limitée à une année pour les personnes bénéficiaires.
(2) IAE : Insertion par l’activité économique.