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Anne-Marie Guillemard : « La longévité entraîne une profonde mutation de la signification sociale des âges »

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Dans 20 ans, près d’un tiers de la population résidant en France aura plus de 65 ans. L’allongement de la vie induit des transformations sociales et économiques sans précédent auxquelles les politiques publiques ne sont pas forcément bien préparées. Pour la sociologue Anne-Marie Guillemard, le défi est de ne pas réduire la longévité à une problématique de vieillissement et d’âge.
L’augmentation de l’espérance de vie touche-t-elle tous les pays ?

L’Afrique est le continent sur lequel on vit le moins longtemps mais l’allongement de la vie est un phénomène mondial qui va marquer le XXIe siècle. Le Japon, la Suisse ou encore la France font partie des pays où l’espérance de vie est la plus longue. Dans les pays occidentaux, cette révolution démographique s’est accomplie pour l’essentiel dans le dernier demi-siècle ; c’est différent dans les pays émergents qui vont connaître un vieillissement de leur population à une vitesse inédite. Cela va prendre 20 à 25 ans pour la Chine ou le Brésil qui vont devoir faire face à cette transition en un temps record, alors que la Chine, par exemple, commence à peine à avoir un système de retraite. Mais l’ampleur de ces bouleversements est mésestimée partout. En outre, la longévité va-t-elle de pair avec une meilleure espérance de vie en bonne santé ? Autrement dit, ces années supplémentaires correspondent-elles à de la vraie vie ou sont-elles marquées par la maladie ou les déficiences ? S’il existe encore des marges de progrès pour bien vieillir, selon certains indicateurs, l’espérance de vie en bonne santé pourrait bientôt stagner, voire régresser, notamment aux États-Unis, en raison du surpoids et de l’obésité des enfants.

Quels sont les principaux enjeux de cet accroissement de la longévité ?

Le premier défi est la réorganisation de nos temporalités. L’allongement de la vie ne se limite pas à une question de vieillissement et de dépendance, il entraîne aussi une profonde transformation de tout le processus du « grandir-vieillir » et de la signification sociale des différents âges. Cela implique de rompre avec la vision segmentée qui prévalait dans la société industrielle et son rythme de vie à trois temps successifs : éducation pour les jeunes, travail pour les adultes et retraite pour la vieillesse. Pour cause, les deux transitions majeures de ce modèle – l’entrée dans la vie professionnelle et le passage à la retraite – se décomposent. Parallèlement, de nouvelles formes d’emploi apparaissent ainsi qu’une aspiration nouvelle des individus à construire leur vie et à avoir plus de temps pour soi et pour les autres. Aujourd’hui, il faut plutôt raisonner en termes de parcours de vie, lesquels sont devenus plus aléatoires et plus flexibles qu’avant. Paradoxalement, l’éloignement de l’horizon de la mort ne correspond pas à une inscription dans une temporalité plus longue de l’existence. Au contraire, l’instantanéité a pris la place de la prévisibilité.

L’âge chronologique n’est-il donc pas un bon paramètre pour gérer les populations ?

Absolument, car il y a un « brouillage des âges ». La vie active n’est plus continue, elle s’est raccourcie et fragmentée. Le temps de travail est, de plus, souvent entrecoupé de périodes de chômage. Les salariés sont également plus nombreux à demander un congé parental ou sabbatique. On passe moins de temps au travail que dans les années 1960. Ce temps gagné correspond à un allongement de la vie de retraite qui est passée de quelques années à plus de 20 ans. L’emploi, le non-emploi, l’éducation, la vie de famille et de loisirs se combinent désormais à tous les âges et leurs frontières sont devenues poreuses. Les itinéraires ne sont plus linéaires et ordonnés. Ils sont réversibles et chaotiques, faits de multiples transitions. Il n’est pas rare de devenir parent tardivement, de refonder une famille à 50 ans, de changer de métier à 40 ans, de se retrouver chômeur de longue durée, voire de retourner vivre momentanément chez ses parents à 35 ans… Cet emboîtement oblige à penser la longévité autrement, en décloisonnant l’approche des âges et en rompant avec une conception statique de la vieillesse. Dès lors, notre système de protection sociale doit changer de paradigme pour ne plus être uniquement analysé sous l’angle des charges grandissantes causées par le vieillissement, mais il doit être considéré comme un investissement social.

C’est-à-dire ?

L’idée est d’investir dans les capacités de l’individu dès son jeune âge et de ne pas uniquement indemniser le risque une fois survenu. La longévité peut être l’occasion de bâtir une société du vivre ensemble, plus solidaire pour tous les âges. Certes, il y a plus de personnes âgées et cela va faire davantage de retraites à payer et plus de dépendance à prendre en charge. Mais le vieillissement peut être également synonyme de gains à condition que la société sache le valoriser. Les seniors ne sont pas que des consommateurs participant au potentiel développement de la silver économie. Ils peuvent être des salariés expérimentés dans les entreprises, demeurer efficaces tard dans la vie et être créateurs de valeurs et de performances. Pour cela, il faut miser sur la formation tout au long de la vie. Actualiser les compétences en fin de carrière, c’est trop tard. Tous nos plans « emploi » ciblant les plus de 50 ans ont été inefficaces. Les politiques publiques qui ont l’âge pour critère ont des effets discriminants. C’est ce qui se passe en France où la discrimination à l’emploi en fonction de l’âge est très marquée, en comparaison avec d’autres pays européens, les salariés de plus de 55 ans étant jugés inemployables. Le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) vient de dénoncer « l’âgisme » à l’œuvre chez nous qui met à l’écart les plus âgés. Mais cette barrière de l’âge est aussi valable pour les plus jeunes : le taux d’emploi des moins de 25 ans en France est l’un des plus faibles d’Europe. Une société de longue vie impose de redistribuer le travail entre toutes les générations.

Que préconisez-vous qui puisse aller dans ce sens ?

L’exemple de la Finlande est intéressant. Ce pays a initié un management s’attachant aux parcours et non aux âges. Il a misé sur la mobilité des salariés en proposant à ceux qui avaient un poste pénible d’en changer au bout de cinq ans et d’en intégrer un autre. Cela ne supprime pas les emplois usants mais aucun salarié n’y reste 15 ou 20 ans. La longévité impose de rendre le travail soutenable plus longtemps. Dans ce contexte, la santé au travail doit devenir un objectif central. Faute de la prendre en compte, les entreprises fabriquent des salariés usés et démotivés. Par ailleurs, la Finlande a mis en place un plan pour intégrer les salariés de plus de 45 ans. Le slogan était « L’expérience est une richesse nationale ». L’ambition du programme était de rendre l’emploi attractif pour les seniors et de rendre les seniors attractifs pour l’entreprise grâce un effort public de formation. Ces mesures ont permis de démontrer l’employabilité des salariés âgés et elles ont entraîné, en plus, un doublement de la productivité. Comme la Suède, ce pays a également construit un système de retraite à la carte. L’âge plancher à partir duquel il est possible de la prendre est de 62 ans (61 ans pour la Suède) ; au-delà, la décision appartient au salarié qui, à partir de 55 ans, est encouragé à prolonger son activité par une bonification des années travaillées. En France, l’âge légal de départ en retraite est de 62 ans mais, à cet âge, 40 % d’entre eux sont déjà sortis du marché du travail ou dans une fin de carrière problématique, entre chômage et minima sociaux.

Vous écrivez qu’il faut refonder le pacte de solidarité entre les générations. Pourquoi ?

La révolution de la longévité fait coexister quatre, voire cinq générations à l’intérieur de la famille. Or, quand il y en a un, le capital immobilier est aux mains des seniors. Ce sont les jeunes retraités qui héritent aujourd’hui de leurs parents très âgés aux dépens des jeunes qui en auraient besoin. L’allongement de la vie a conduit à une « société du patrimoine » qui creuse les inégalités. On pourrait y remédier par une accélération des transferts en favorisant, par exemple, les donations très précoces, en rénovant le système de viagers… De même, afin de sauvegarder la cohésion sociale, un nouveau pacte de solidarité entre générations doit être pensé. Aujourd’hui, c’est un pacte de sacrifice. L’ancien repose sur un droit à la retraite pour les plus âgés en échange d’un droit à l’éducation et à l’emploi stable pour les jeunes et les adultes. Or, l’accès à un travail est devenu difficile et seuls les 30-50 ans réussissent à peu près à se stabiliser dans l’emploi. Il va leur être compliqué de supporter les transferts sociaux liés à la sécurité sociale. Il va être tout aussi compliqué pour les jeunes d’obtenir les 42 ans d’activité exigés pour toucher une retraite pleine. Nombre d’entre eux sont promis à des pensions aussi lourdement amputées que tardives. C’est toute la légitimité même de notre système de protection sociale qui est remise en cause.

Repères

Spécialiste des comparaisons internationales portant sur la protection sociale, les systèmes de retraite et d’emploi, Anne-Marie Guillemard est professeure émérite des universités en sociologie (université Paris Descartes-Sorbonne) et présidente d’honneur du réseau RT6, lieu d’échange sur les politiques sociales et solidaires. Elle a coordonné le livre Allongement de la vie. Quels défis, quelles politiques ? (La Découverte, 2017).

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