Il est 8 h 30, en ce matin d’avril. Lilyana(1), 6 ans, et Ilina, 4 ans, sont encore un peu endormies quand elle longent avec Silva, leur mère, la zone commerciale de Balma-Gramont, à Toulouse. Leurs cheveux sont tressés ou serrés en queue de cheval, leurs habits à la mode et propres. Une prouesse, quand on sait qu’il n’y a pas d’eau courante dans le bidonville où elles vivent. Parmi les 70 familles rom originaires de Bulgarie qui s’entassent dans ces habitations insalubres, à 200 mètres du terminus du métro, rares sont celles qui acceptent de scolariser leurs enfants. Difficile de les confier à des enseignants dont on ne comprend pas la langue. Compliqué de quitter sa cabane de cartons et de vieilles planches pour accompagner ses enfants à l’école, au risque qu’au retour elle soit squattée. L’oncle de Silva se dit prêt, lui aussi, à envoyer ses filles à l’école, à peu près de l’âge de Lilyana, mais pas son garçon, un peu plus jeune. « Il est trop violent, glisse le père. Incontrôlable. » Et, plus tard, d’avouer : « Je ne veux pas m’en séparer, il est toujours avec moi. » Un petit garçon aux cheveux longs, pas tellement plus agité, à première vue, que ses sœurs, occupées à ouvrir une boîte de maïs avec un couteau.
Ces résistances envers l’institution scolaire, que la plupart des familles rom n’ont pas su lever, Silva et son oncle sont arrivés à les dépasser grâce à Amélie Rémon et Yordan Ilieva, qui interviennent en tandem dans ce bidonville, dans le cadre de Melting Potes(2). Sans ce service civique porté par l’association Unis-Cité, jamais les trajectoires d’Amélie et de Yordan ne se seraient croisées. A 23 ans, la première termine sa formation de conseillère en économie sociale et familiale (CESF). « J’ai choisi ce service civique pour avoir une expérience supplémentaire et rencontrer un public rom que je n’ai jamais abordé dans le cadre de mes études », explique-t-elle. Le second, Yordan, jeune Rom d’origine bulgare âgé d’à peine 16 ans, vit en France depuis le mois d’octobre dernier et maîtrise déjà suffisamment la langue pour pouvoir servir d’interprète. « C’est grâce à mes collègues du service civique que j’ai progressé en français. Aujourd’hui, je me sens utile en faisant des traductions, dit-il, vêtu comme Amélie de la tenue orange des Melting Potes. C’est une des meilleures choses que j’ai faites dans ma vie. Si je n’avais pas parlé avec Silva, ses enfants ne seraient pas à l’école aujourd’hui. » Lui aussi aurait bien aimé être scolarisé quand il est arrivé à Toulouse, mais l’assistante sociale n’a pas réussi à lui trouver une place dans un établissement scolaire, et lui a parlé de Melting Potes. Un dispositif atypique qui a pour objectif l’inclusion des jeunes Roms allophones (c’est-à-dire des personnes qui ne parlent pas la langue du pays où elles se trouvent) en leur proposant d’accomplir un service civique avec des francophones du même âge, entre 16 et 25 ans, qui auront une participation active dans leur insertion. Outre leur envie de découvrir la culture rom, ces derniers prennent à cœur une telle responsabilité. « Ça fait du bien de faire du concret, de se mettre au service des autres », souligne Jahnissa Mariau, 19 ans, qui hésite entre le social et l’artistique après son service civique.
Melting Potes, dont la première promotion a vu le jour en 2015, s’inspire de Romcivic, une expérience que mènent Les Enfants du canal, en Ile-de-France. « Nous l’avons adaptée au territoire toulousain. A Paris, des membres de la communauté rom sont formés pour faire de l’accès au droit, au logement ou à la santé, explique Stéphane Quéméneur, coordinateur du dispositif. A Toulouse, où ces premiers besoins sont déjà pris en charge par diverses associations, nous pouvons nous consacrer uniquement à l’insertion. » Une insertion rendue possible par la politique de la nouvelle municipalité en faveur des Roms. Depuis 2016, date à laquelle a commencé le démantèlement des principaux bidonvilles toulousains, la mairie propose un logement aux Roms dont les habitations ont été détruites. Même si certains passent à travers les mailles du filet, à la fin 2017, 500 d’entre eux vivaient dans un appartement. « Quand on a lancé Melting Potes, des volontaires vivaient dans des bidonvilles ; aujourd’hui, tous habitent dans un appartement. La permanence du lieu d’habitation est fondamentale dans tout projet d’intégration professionnelle », insiste Stéphane Quéméneur.
Le programme Melting Potes est articulé autour de quatre temps forts : une formation en français pour les allophones dispensée par les francophones, l’élaboration d’un projet commun visant à lutter contre les préjugés, des interventions dans des associations ainsi que des missions de relais communautaires. Pour cette troisième promotion, l’atelier linguistique a évolué afin de coller parfaitement aux attentes des jeunes… et au budget d’Unis-Cité. Les cours de français qui étaient dispensés aux Roms les deux premières années coûtaient cher et, comme ils restaient très scolaires dans leur forme, convenaient peu à ce public. Une nouvelle formule a été testée cette année. Puisque les francophones passent leur journée avec les Roms, qu’ils connaissent leur niveau en français, leurs besoins et leurs lacunes, il apparaissait qu’ils étaient les mieux à même de le leur apprendre. « Je suis intervenue pour leur proposer une méthodologie calibrée pour eux, précise Anne-Sophie Cabrillat, formatrice à l’organisme de formation AMS Grand Sud. Il ne s’agit pas d’apprendre la conjugaison du verbe être, mais de communiquer dans le cadre d’actions bien précises : prendre le train, lire une affiche dans la rue… Je leur ai appris à construire des séquences, à les rythmer. » Les allophones ont été répartis en trois groupes de niveaux, animés chacun par deux francophones. Les séances, dont certaines sont supervisées par Anne-Sophie Cabrillat, durent environ trois heures. Les francophones prennent beaucoup de plaisir à préparer ces séances et les idées fusent pour proposer l’activité la plus efficace. Comme cette fois où les Roms, face à une carte de France, venaient à tour de rôle présenter la météo, l’occasion d’apprendre ce vocabulaire du quotidien et aussi de faire un peu de géographie. « Ils sont à l’aise dans le groupe et dépassent leur timidité, se réjouit Amélie Rémon. Ils sont demandeurs. »
Surtout Yordan Ilieva, qui, ce jour-là, anime un Pictionary. Il a écrit des mots sur des morceaux de papier que les participants tirent au sort et viennent dessiner. Et, quand Alberto dessine un cheval à la place d’une mèche de cheveux, chacun rit de bon cœur. Sans nier le plaisir manifeste que les Roms prennent à ces séances, Cosimo Visconti, un Bordelais de 25 ans qui aimerait travailler avec des migrants, regrette qu’ils ne révisent pas assez : « Ils oublient d’une fois sur l’autre ce qu’ils ont appris. Il faut faire des séances de révision. » Il n’empêche, les ateliers linguistiques, mais surtout la proximité quotidienne avec les francophones, portent leurs fruits, et les évaluations réalisées par AMS Grand Sud confirment leur progression. Certains Roms, en France depuis plusieurs années, n’avaient jusqu’ici jamais eu l’occasion de sortir de leur communauté et de parler français. « J’ai envoyé pas mal de jeunes Roms vers Melting Potes. C’est un bon tremplin pour acquérir les codes de la vie en société », témoigne Nathanaël Vignaud, fondateur de l’association Rencont’roms nous ! En voyant leurs collègues francophones arriver à l’heure le matin, jeter les papiers à la poubelle et pas par terre, ne pas croquer dans un kébab en pleine réunion, les jeunes Roms intègrent peu à peu des codes qui leur étaient jusqu’ici inconnus. « Quand ils vivent dans des campements, ils ne se mêlent pas à la société, estime Christian Lichiardopol, du comité de coordination, de promotion et en solidarité des communautés en difficulté (CCPS). Après trois mois de service civique, j’ai revu des jeunes, je me suis aperçu qu’on était à égalité, ils avaient des amis et étaient ouverts à ce qui se passait autour d’eux. »
Dans le groupe, qui compte 18 % de personnes issues des quartiers défavorisés de la ville, le brassage est la priorité. « C’est la règle à Unis-Cité, assure Stéphane Quéméneur, on prend le pourcentage des personnes vivant dans les quartiers prioritaires de la ville. A Toulouse, il est de 9 % et on le multiplie par deux pour constituer nos équipes. » C’est aussi au nom de la diversité qu’il y a « autant de bac + 5 que de bac – 5 » et la volonté, histoire d’inverser la tendance naturelle de la société, d’avoir plus de femmes que d’hommes. La première année, les partenaires prescripteurs (des associations travaillant auprès des Roms) avaient du mal à diriger des femmes vers ce service civique. Et ce, malgré une population de jeunes Roms estimée à 500 individus âgés de 16 à 25 ans. Las, les organisateurs étaient prêts à faire des concessions, se disant qu’ils feraient mieux l’année suivante. Mais certains, convaincus que lorsqu’on veut apporter un changement il faut le faire tout de suite, ont tenu bon et affirmé que les places réservées aux femmes ne seraient pas attribuées aux hommes. Le résultat a été à la hauteur : depuis, il n’y a plus aucune difficulté pour recruter 60 % de femmes.
Il faut dire que, dans cette communauté très paupérisée, la petite somme que les volontaires perçoivent chaque mois (473 €), à laquelle s’ajoutent des indemnités repas, est alléchante. Quand on peine à gagner 20 € en mendiant à un feu rouge, il arrive que cet argent touché en une fois tourne des têtes. Certains ont tout dépensé, oublié de venir aux activités du service civique, et pour eux l’aventure a tourné court. Néanmoins, nombreux sont ceux qui savent pourquoi ils sont là. « J’ai choisi de faire ce service civique pour parler français et me faire plein d’amis », affirme Raul Cercea, un jeune Roumain de 19 ans qui compte bien mettre à profit ses nouvelles compétences pour trouver un travail à l’issue du service civique, dès le 15 juin.
En début de programme, chaque francophone est référent d’un volontaire allophone, le temps de régulariser sa situation administrative, de lui procurer une carte de transport ou d’ouvrir avec lui un compte bancaire. Ce qui resserre les liens entre eux. Ensuite, les duos se diluent dans l’équipe. Cette proximité entre francophones et Roms permet de faire tomber les stéréotypes de part et d’autre. Car si les préjugés envers les Roms sont tenaces, eux voient les Français comme « des râleurs, des racistes et des alcooliques ». Régulièrement, les Melting Potes font les courses ensemble, préparent un repas et apprennent ainsi à mieux se connaître. « Un jour, une fille francophone s’est mouchée à table, se souvient Laura Soria, 24 ans, titulaire d’un master en sciences humaines et sociales. Le Rom qui était à côté d’elle a quitté la table, dégoûté. Chez lui, ça ne se fait pas. » A l’issue de ces repas partagés, les jeunes font la vaisselle à tour de rôle. Il a fallu toute la patience du monde pour convaincre un Rom d’assurer son tour. « Il s’est mis en colère, s’amuse Amélie, quand, par jeu, les autres ont voulu le prendre en photo pendant qu’il faisait la vaisselle. »
L’emploi du temps de la semaine prévoit un atelier baptisé « Changer le monde », dont l’objectif consiste à bâtir un projet qui permette de découvrir la culture de l’autre. Comme le bal est un élément important des cultures rom et occitane, cette année, les jeunes ont choisi d’organiser un bal mixte avec un orchestre rom et un autre occitan. L’an dernier, ils voulaient faire des photos sur la communauté rom. « Je leur ai dit : “Vous pensez à un reportage sur des Roms les pieds dans la boue, devant leur caravane dans une robe à fleurs ? Des reportages comme ça, il y en a des tas, les Roms, ce n’est pas que ça.” Ils ont réfléchi et ont décidé de montrer autre chose », se rappelle Stéphane Quéméneur. Ils ont choisi de photographier les volontaires rom du programme dans leur quotidien. On y voit Yvan en train de faire la fête à Saint-Pierre, là où se retrouve la jeunesse toulousaine, un autre qui s’entraîne dans une salle de musculation, ou un autre encore en train de travailler. C’est aussi dans le cadre de cet atelier que, chaque année, les jeunes préparent le char du carnaval, laissant libre cours à leur imagination. Cette année, ils se sont tous déguisés en pingouins et ont construit un char sur lequel trônait un alcidé géant éviscéré et décapité. « C’est comme pendant la révolution, quand le peuple s’est soulevé », lance Jahnissa Mariau. Le fait que leurs enfants participent au carnaval incite les Roms à assister au défilé, à sortir de l’intracommunautaire.
Dans un autre registre, les Melting Potes interviennent tous les mercredis dans des associations où ils réalisent des actions concrètes. Chez Emmaüs, ils ont aménagé un salon de thé ; à la Banque alimentaire, ils ont amélioré la signalétique ; et au CEDIS (collectif d’entraide et d’innovation sociale), ils ont décoré l’ancien hôpital Purpan, aujourd’hui squatté. « Ils ont peint les couloirs en rouge, dessiné un fond marin dans la salle de jeu et organisé le Noël des enfants », sourit Thomas Caudrette, du CEDIS. Ce collectif de travailleurs sociaux et de citoyens ordinaires met à l’abri des personnes à la rue, dans des squats qu’ils ouvrent à l’intérieur de bâtiments publics désaffectés. L’hôpital squatté abrite 75 personnes, des familles de migrants, des sans-domicile fixe ou des mineurs isolés installés confortablement dans les anciennes chambres… au moins jusqu’en 2020, quand le bâtiment sera alors transformé en parc pour une résidence seniors. Amélie Rémon et Cosimo Visconti s’occupent des enfants, quand il fait beau, ils les emmènent au parc ou leur projettent des films. « Cet hiver, pendant un week-end, les Melting Potes ont monté les meubles d’un dispositif hivernal destiné à héberger des personnes en urgence, note Thomas Caudrette. On peut faire appel à eux. »
Le dernier axe d’action, qui tient particulièrement à cœur aux Melting Potes, est leur rôle de relais communautaire. « Intervenir dans les squats pour évaluer les besoins en santé, rester près du fauteuil du dentiste quand on accompagne ceux qui viennent se faire soigner, confirme mon choix de bosser dans le social », affirme Laura Soria. Après avoir reçu une formation sur le système de santé français et sur les systèmes d’éducation en France, en Bulgarie et en Roumanie, les Melting Potes interviennent dans des squats ou des bidonvilles. « Les premières années, je freinais, reconnaît Stéphane Quéméneur. Je ne voulais pas que les Melting Potes issus des bidonvilles y retournent. Je craignais un effet miroir qui les renvoie à leur propre misère. » Mais un décès dans un camp et le besoin urgent de Médecins du monde d’être accompagné d’un interprète ont permis de franchir le pas. « Quand j’ai vu le jeune revenir revigoré et valorisé par le rôle de traducteur qu’il avait joué, nous avons commencé à travailler ce qui allait devenir le relais communautaire », admet-il.
Cette année, l’équipe travaille sur la santé et la scolarisation dans six squats et trois bidonvilles. L’évaluation réalisée dans les squats à partir de 50 questionnaires a révélé un fort besoin de soins dentaires. Chaque semaine, les Melting Potes accompagnent les personnes à l’Hôtel-Dieu de Toulouse, où se trouve une permanence dentaire, font le lien avec les médecins et les dentistes, assurent la traduction et, au besoin, tiennent la main des plus effrayés pendant les soins. Souvent, les personnes ne vont pas chez le médecin car elles ne savent pas y aller seules, ne comprennent pas comment fonctionne le réseau de transport en commun… Autant d’obstacles qu’il faut aussi lever pour persuader les parents de scolariser leurs enfants. Les Melting Potes facilitent toutes les démarches, s’occupent de l’inscription à l’école, des rendez-vous avec l’assistante sociale, de la carte de transport et des relations avec l’enseignant. « Raul et Elisa font le tour des campements pour évaluer les besoins scolaires, repérer les nouvelles familles », précise Guillaume Chemineau, professeur des écoles à l’antenne scolaire mobile de l’école Saint-Joseph-La Salle, à Toulouse. Avec son école itinérante, il sillonne les campements illicites et essaie de convaincre les familles de l’utilité de la scolarité, surtout pour les tout-petits, pour lesquels le français appris tôt peut devenir une langue maternelle. « Les Melting Potes sont jeunes, et cela peut parfois compliquer les choses, renchérit-il. Je me souviens qu’une fois Raul a été pris à partie quand il distribuait de l’aide alimentaire à des Roumains. Ils prenaient mal que ce soit un Roumain qui le fasse. Depuis, c’est Elisa qui se charge de la distribution. Les Melting Potes sont des exemples pour les jeunes et il y a beaucoup d’adolescents que ça interpelle et qui aimeraient bien faire ce service civique à leur tour. »
Melting Potes est financé par la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS) via un financement fléché de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (DIHAL) de 20 000 €. Toulouse Métropole apporte 7 500 € à ce programme évalué à 97 000 €, et Unis-cités couvre les deux tiers manquants.
(1) Les prénoms des fillettes et de leur mère ont été changés.
(2) Unis-Cité Haute-Garonne : 6, av. de Fronton, 31200 Toulouse – squemeneur@uniscite.fr.