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La boussole perdue

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Une prévalence du « burn-out » plus importante que dans les autres secteurs, une dévalorisation des métiers, des formations qui attirent moins les jeunes… Que se passe-t-il dans le secteur social ? Face à des besoins et des contraintes en constante augmentation, les professionnels semblent avoir perdu la boussole leur indiquant la direction de leurs missions. Explications.

« La quête de sens dans le travail. » C’est ainsi que Vincent, assistant de travail social, explique sa reconversion dans ce secteur à l’âge de 33 ans. Cependant, au fil du temps, il est allé de désillusion en désillusion. Conditions matérielles et cadre institutionnel incompatibles, selon lui, avec un bon accompagnement social, sentiment d’impuissance, intégration difficile dans des équipes démobilisées… et, au bout de neuf ans, un burn-out. Un phénomène en voie de développement dans le secteur. Ainsi, dans un rapport publié le 16 janvier, la Caisse nationale d’assurance maladie alertait sur la prévalence du risque psychosocial dans le secteur médico-social. Selon elle, 18 % des cas reconnus de maladies ou d’accidents professionnels liés à des troubles psychosociaux se concentrent dans le secteur médico-social, qui ne représente pourtant que 11 % de la population salariée. Ces statistiques ne concernent pas le secteur public mais, pointe au quotidien Joran Le Gall, président de l’Association nationale des assistants de service social (ANAS), « ça ne va pas mieux dans la fonction publique »… En effet, il y constate aussi une usure professionnelle, qui prend plusieurs formes : absentéisme, désengagement professionnel, forte mobilité et turn-over dans les services et équipes, ou encore départs définitifs du secteur. De son côté, Didier Dubasque, jeune retraité du travail social, ancien président de l’ANAS et animateur d’un blog sur le secteur(1), remarque : « Mes publications qui traitent du mal-être au travail et de l’usure sont les plus lues. »

« J’ai toujours exercé dans des structures assez conséquentes, avec des moyens et des collègues, explique Pauline, éducatrice depuis neuf ans. Elle a orienté son travail vers les femmes : d’abord, les victimes de violences conjugales, puis les situations d’errance et, aujourd’hui, la prostitution. Depuis six mois, elle est la première et unique salariée d’une petite structure portée par des bénévoles. L’association cherche à professionnaliser son accueil et son accompagnement, mais elle peine à réunir les financements. « Je suis seule pour “suivre” une centaine de femmes. Je n’ai pas de collègue professionnel pour échanger. C’est pauvre dans tous les sens du terme. » Dans cette situation, qu’elle attribue à la fois aux méthodes du financement public et à son insuffisance, elle n’a pas le temps nécessaire pour les accompagner de manière satisfaisante. « Faute de mieux, je pare à l’urgence. J’assure la réponse administrative. Mais ce sentiment d’impuissance m’use. Je suis en train de perdre l’envie. »

Plus de demandes, moins de moyens

Même sentiment pour Tonie, la cinquantaine, assistante sociale à l’hôpital depuis quinze ans. « L’importance de la prise en charge sociale n’est plus reconnue en milieu hospitalier, se désole-t-elle. Avec la tarification à l’acte, c’est l’acte chirurgical qui assure un financement. L’accompagnement social ne rapporte rien. Il est même ressenti comme une perte de temps… » Escarres ? dénutrition ? En général, c’est qu’il y a une cause sociale, un problème d’isolement, de dépendance, de logement. « Mais on n’a plus le temps ni les moyens pour y répondre. Il faut libérer le plus rapidement les lits. Or, en face, une demande de prestation de compensation du handicap pour mettre en place des repas à domicile ou pour adapter le logement, c’est six mois d’attente », s’emporte Tonie, qui envisage de partir, si elle ne « craque » pas avant.

La faiblesse des moyens est pointée du doigt dans les mouvements sociaux qui traversent le secteur médico-social. « Faire mieux avec moins » – moins de subventions, moins de contrats aidés – est le leitmotiv des politiques publiques sociales, dans un contexte de paupérisation et de vieillissement de la population, et alors que de nouvelles problématiques sont apparues, comme la prise en charge des migrants et celle des personnes radicalisées. Dans une enquête menée en 2014 par le collectif des travailleurs sociaux de la fédération des cadres de la CGT (UGICT-CGT) auprès de 500 travailleurs sociaux, 89 % des interrogés faisaient part de leur « sentiment de ne pas pouvoir réaliser un travail de qualité ». Parmi les explications, figuraient les manques de personnel et de matériel. De plus, 84 % faisaient le constat d’une intensification du travail et 60 % d’une charge de travail excessive. Ils disaient manquer de temps pour réaliser leur mission.

Toutefois, Joran Le Gall tempère : « On ne peut pas affirmer que les professionnels explosent seulement parce qu’il n’y aurait pas assez de moyens. » Certes, les politiques sociales sont à la baisse, mais le président de l’ANAS remarque : « Nous n’avons jamais eu autant de garanties à faire valoir pour les personnes. Le corpus législatif n’a jamais été aussi conséquent dans plein de domaines. » Il faut donc chercher ailleurs. L’enquête de l’UGICT-CGT indique quelques pistes en ce sens. Ainsi, parmi les obstacles que les professionnels rencontrent pour réaliser un travail de qualité, ils citent « le manque de clarté et de lisibilité sur les missions », « les injonctions paradoxales », « le quantitatif [qui] prime sur le qualitatif ». Enfin, 86 % font le constat d’« une complexification du travail ».

Trop de réorganisations tue l’organisation

« Une des hypothèses est que, à force de réformes, les réorganisations successives ont surtout tout désorganisé », avance Joran Le Gall en évoquant la situation des services publics. C’est particulièrement vrai dans la fonction publique territoriale, en prise à la fois avec les réformes nationales et celles de l’institution locale. « La réorganisation permanente empêche les services sociaux de se poser, constate le président de l’ANAS. A la fin, et parce qu’aucune orientation n’est donnée – c’est “la réforme pour la réforme” –, non seulement les travailleurs sociaux ne savent plus quel est le sens du “changement”, mais ils n’ont plus le temps de s’adapter aux nouveaux cadres. Comment accueillir convenablement une personne en difficulté quand on l’est soi-même ? »

Le secteur associatif est également poussé à la restructuration par les politiques publiques : la baisse globale des financements, d’une part, et la mise en place de la logique des appels à projets, d’autre part. « Dans la prévention spécialisée, les conséquences de cette logique sont flagrantes : les éducateurs de rue n’arrivaient pas à justifier leur utilité d’une année sur l’autre, et on leur a coupé les financements. Ils ont disparu », résume Joran Le Gall, qui insiste : « Borloo le dit bien dans son rapport [sur la politique de la ville, remis en mai] : il faut arrêter les appels à projets ! En psychiatrie, les personnes accompagnées ont besoin de temps pour cheminer. En prévention, il faut plusieurs années pour qu’une équipe se fasse accepter sur le terrain. En un an, on n’obtient pas de résultats. » En outre, ce système concurrentiel des appels à projets implique d’avoir les reins solides : « monter » les dossiers nécessite du temps et des compétences particulières ; il faut être capable souvent d’avancer les financements. « Les appels à projets conduisent à des regroupements de services, voire d’associations », constate Didier Dubasque.

Une évaluation stérile

Le corolaire de ce fonctionnement est la place de plus en plus imposante que prend l’évaluation dans le quotidien des services et des travailleurs sociaux. Certes, sa pratique n’est pas nouvelle dans le secteur. « Ce n’est pas de la grande sociologie, mais nous sommes formés à l’observation, à la statistique… Ce sont des outils d’analyse pour faire évoluer les pratiques et les adapter aux attentes des personnes accompagnées », explique le président de l’ANAS. Mais aussi pour nourrir la réflexion de ceux qui pensent les politiques d’action sociale.

Cependant, c’est une tout autre démarche qui s’impose progressivement aux travailleurs sociaux. « Aujourd’hui, il faut “benchmarker rentrer les gens dans des”, rendre des comptes », note Joran Le Gall, qui estime à une demi-journée par semaine le temps qu’il passe à saisir le compte rendu de son activité sur un outil informatique qui fonctionne mal. Le problème, souligne-t-il, c’est que les travailleurs sociaux ne sont plus associés à la définition des indicateurs d’évaluation de leur action, lesquels visent désormais davantage à quantifier l’action sociale qu’à en mesurer la qualité.

« Beaucoup de travailleurs sociaux nous disent qu’ils n’ont plus les moyens d’individualiser leur intervention », constate pour sa part Laurence Potié, chargée de mission de l’association MRIE (mission régionale d’information sur l’exclusion) qui, en région Auvergne-Rhône-Alpes, travaille sur les questions de pauvreté et de précarité en associant les parties prenantes. « Ils évoquent le fait qu’ils sont de plus en plus contraints de “faire rentrer les gens dans des cases”. » Il faut entendre par là dans les dispositifs… « Dans les politiques d’action sociale, ils ne sont plus considérés comme des outils de l’accompagnement social, mais plutôt comme une finalité en soi », insiste Joran Le Gall. De sorte que l’évaluation porte plus sur le nombre de personnes entrées en dispositif que sur leur efficience en rapport avec les situations particulières de leurs bénéficiaires.

Des marges d’action restreintes

Par ce biais, ajoute Didier Dubasque, « l’institution a de plus en plus tendance à dicter aux travailleurs sociaux la marche que doivent suivre les personnes accompagnées ». Ce qui s’accompagne par ailleurs d’une forte confusion entre travail social et gestion administrative des aides sociales. Or il rappelle : « Un travailleur social n’est pas qu’un exécutant. Il reçoit des personnes avec des demandes qui ne rencontrent pas toujours la directive de l’institution ou de ceux qui pensent l’action sociale. » « Les professionnels sont en permanence en tension entre ces sphères, abonde Joran Le Gall. Mais c’est à eux de faire la part des choses. »

C’est justement cette marge d’autonomie, au cœur de l’identité professionnelle des travailleurs sociaux, qui est en jeu dans les récentes évolutions des politiques d’action sociale. Les injonctions, venues d’en haut, viennent heurter les pratiques et réduire les marges d’intervention, d’autant que les relations se sont distendues entre le terrain et les décisionnaires. « Quand nous avons lancé notre enquête de conjoncture, à l’automne dernier, fait remarquer Laurence Potié, les professionnels se disaient contents d’avoir l’occasion de se faire entendre. Ils ont le sentiment qu’on leur demande d’appliquer des directives sans écouter ce qu’ils ont à en dire. »

Selon Chantal Cornier, directrice de l’institut supérieur du travail social d’Echirolles (Isère), c’est symptomatique : « Je pense que le travail social souffre depuis toujours d’un déficit de représentation collective pour peser dans les débats. On continue à être dans le corporatisme. » Certes, ces dernières années, des collectifs plus transversaux se sont créés. Mais « tant qu’il n’y aura pas un grand mouvement de travailleurs sociaux, on n’inversera jamais le rapport de force social », assure Chantal Cornier.

Le collectif comme planche de salut

Pour autant, dans ce contexte global peu favorable, l’engagement en faveur des personnes accompagnées, valeur fondamentale des métiers du social, continue de mobiliser les professionnels et de les faire avancer. « Dans le cadre de nos travaux, observe Laurence Potié, nous rencontrons des travailleurs sociaux qui ont envie de changer quelque chose. Cela passe notamment par le questionnement de leurs pratiques et de leurs relations aux personnes accompagnées. Comment faire autrement dans le cadre qui leur est donné ? » Le dernier dossier biennal publié par l’association(2) compile des contributions qui donnent à voir les entreprises mises en œuvre en ce sens. « Ce qui ressort très nettement des expériences menées, mais aussi de nos entretiens avec les professionnels, constate Laurence Potié, c’est l’importance de la notion de “collectif”, de “recherche collective”, que ce soit dans ou en dehors de l’institution, et/ou avec les personnes accompagnées dans le cadre des démarches qui s’appuient sur la participation. Systématiquement, les travailleurs sociaux nous disent retrouver du sens dans leur travail quand ils sont engagés dans l’action collective. »

Le travail social, c’est quoi ?

« Le travail social vise à permettre l’accès des personnes à l’ensemble des droits fondamentaux, à faciliter leur inclusion sociale et à exercer une pleine citoyenneté. Dans un but d’émancipation, d’accès à l’autonomie, de protection et de participation des personnes, le travail social contribue à promouvoir, par des approches individuelles et collectives, le changement social, le développement social et la cohésion de la société […].

A cette fin, [il] regroupe un ensemble de pratiques professionnelles […]. Il s’appuie sur des principes éthiques et déontologiques, sur des savoirs universitaires en sciences sociales et humaines, sur les savoirs pratiques et théoriques des professionnels […] et les savoirs issus de l’expérience des personnes [accompagnées], celles-ci étant associées à la construction des réponses à leurs besoins […].

Le travail social s’exerce dans le cadre des principes de solidarité, de justice sociale et prend en considération la diversité des personnes [accompagnées]. »

Extrait de la définition ajoutée le 6 mai 2017 par décret au code de l’action sociale et des familles.

Notes

(1) « Ecrire pour et sur le travail social », https://dubasque.org.

(2) « Pauvretés, précarités, exclusions », dossier à retrouver librement sur mrie.org.

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