Ma mission a concerné l’accès au droit commun. L’idée des établissements pénitentiaires étant de recréer un lien entre le dedans et le dehors, il faut établir un diagnostic et une mise à jour de la situation des détenus sur le plan administratif : carte d’identité, assurance maladie, pension d’invalidité, revenu de solidarité active, logement, titre de séjour… En arrivant en détention, les détenus ont souvent déjà rompu le lien avec l’administration. J’ai eu un gros travail de rétablissement des droits. Certains ont eu des rappels d’allocation ou de pension de plusieurs milliers d’euros car ils n’avaient rien demandé depuis plusieurs mois. Je n’ai jamais été confrontée à autant de non-recours aux droits. Ce travail social a un vrai sens et apporte une vraie plus-value par rapport à ce que font les conseillers d’insertion et de probation, plus centrés sur la peine, mais c’est souvent mission impossible. J’étais la seule assistante sociale pour 800 détenus hommes. C’était difficile de répondre à toutes les demandes, mais quand un collègue est seul pour plusieurs établissements, c’est encore pire. Il n’y a pas d’adéquation entre les besoins et les moyens. Certains SPIP n’ont d’ailleurs aucun assistant de service social.
J’ai été volontaire pour venir travailler en détention, mais mes débuts ont été un peu craintifs. Je n’avais pas imaginé que le fait d’évoluer cinq jours sur sept dans un univers clos allait avoir un tel impact émotionnel sur moi. Le matin, avant de sortir de chez moi, je devais penser à ne mettre ni ceinture, ni boucles d’oreilles, à choisir une bague qui ne sonnerait pas au passage des portiques, à mettre telles chaussures… Ce n’est pas banal. Je n’avais pas connu ça auparavant. Par ailleurs, tout est cloisonné et clivé. Chaque équipe professionnelle dépense beaucoup d’énergie à garder les autres à distance. Au début, j’ai eu un sentiment d’oppression. Pourtant, je rentrais tous les soirs chez moi. Mais l’attente de la part des détenus était telle que j’avais l’impression d’étouffer. Du coup, je dormais très mal. Mon responsable m’a conseillé de prendre du recul car, même en y consacrant mes jours et mes nuits, je ne pouvais pas tout absorber. J’ai ressenti également une sorte d’enfermement psychique. Par exemple, quand j’embrassais mes enfants le soir, je projetais sur les détenus en pensant que, eux, ne pouvaient pas le faire. Mon médecin, qui connaît bien le milieu carcéral, m’a parlé du syndrome des « 100 jours » de la pénitentiaire. C’est apparemment le seuil critique où les gens qui travaillent en prison commencent à éprouver du doute et du malaise.
Il y a beaucoup de bruit en prison. Les interpellations bruyantes des détenus lors du parcours rituel jusqu’au terrain de sport ou la promenade, les insultes échangées dans toutes les langues d’un bâtiment à un autre, le « schlack » des innombrables portes à ouverture électrique, le bruit métallique et froid des clés qui me rappelle sans cesse où je suis… L’ouïe est sollicitée en permanence par un brouhaha ambiant, totalement assourdissant. En prison, il n’y a jamais de poignée aux portes. Je suis donc devenue un animal intelligent qui a compris que « schlack » signifiait « pousser ». Je pousse les lourdes portes grises avec l’épaule et la hanche, les grilles avec la paume de la main… La vue est contrainte aussi. Elle doit intégrer les barbelés, les filins anti-évasion qui s’entrecroisent et empêchent de voir le ciel quand on lève la tête, les ordures jetées des fenêtres, les « yoyos »(1) entre les cellules, les images anxiogènes de bagarres qui se déroulaient parfois à deux mètres de moi. Mon champ lexical s’est réduit. Quand on vous parle avec peu de mots, vous finissez par utiliser moins de vocabulaire. En revanche, mon odorat s’est affolé. Quand ça sentait bon les tomates farcies à la cantine, j’avais l’impression qu’elles sentaient meilleur qu’à l’extérieur. Les odeurs me servaient un peu de doudou, elles me réconfortaient.
C’est difficile. La prison produit une sorte de distorsion, comme un monde parallèle. Les codes familiers de « dehors » ne produisent pas les mêmes effets « dedans ». Quand je suis arrivée, je souriais quand je croisais quelqu’un, comme je le fais à l’extérieur. Les détenus m’ont immédiatement demandé pourquoi et m’ont lancé : « Ici, c’est pas dehors ! » Leur approche a d’abord été très méfiante. J’ai rapidement arrêté de sourire. Comme je venais tous les jours, ils m’observaient, me jaugeaient. Ils m’ont interpellée en me disant que je marchais trop vite. En prison, le rythme est plus lent. Les détenus économisent leurs mouvements, ils marchent au ralenti quand ils sortent en promenade ou au parloir car ce sont les seuls moments où ils sont hors de leurs cellules. Au fil du temps, j’ai appris à les apprivoiser, et eux aussi. Ils commentaient tout ce que je faisais, mais n’ont jamais eu un comportement irrespectueux ou agressif. Il y a des écueils à éviter : rester professionnel et ne jamais rien dire de personnel. D’ailleurs, ils ne m’ont jamais posé aucune question d’ordre privé. Comme dans tout accompagnement social, le risque serait de croire que l’on peut sympathiser. Il faut garder de la distance. J’ai presque eu la sensation de devenir hermétique, comme anesthésiée émotionnellement.
Les personnes que j’ai rencontrées sont des êtres humains. Je savais que, parmi les détenus, certains avaient pu commettre des crimes odieux, mais je suis assistante sociale, pas juge, ni avocat, ni policier… C’est le regard et le jugement de la société sur certains actes qui m’a fait sentir coupable parfois d’avoir de l’empathie. D’ailleurs, au départ, je ne lisais pas les dossiers des détenus pour ne pas être envahie par ce qu’ils avaient commis, mais j’ai fini par le faire pour appréhender leurs parcours et éviter les questions indélicates. Surtout quand je travaillais avec un prévenu : on n’aide pas un détenu de la même façon s’il risque d’être condamné à six mois ou à quinze ans de prison. Pour ceux qui purgeaient déjà de longues peines, je ne cherchais pas forcément à connaître les faits. Mon rôle n’est pas de me construire une opinion mais de proposer une aide adaptée. Lors de la rencontre avec le détenu, j’essaie de créer un espace de sécurité psychique pour l’amener à réfléchir. Les détenus me disaient souvent : « Je ne veux pas penser, parce que penser, ça fait mal. »
J’ai mis un peu de temps à me faire accepter. Puis, comme avec les détenus, on a fini par s’apprivoiser et j’ai pu collaborer avec eux. Mais, au départ, beaucoup m’ont ignorée car je n’ai pas su respecter la consigne des trois singes : « Tu ne vois rien, tu ne sais rien, tu ne dis rien. » Or, quelques semaines après mon arrivée, j’ai entendu un surveillant dire à un détenu devant une dizaine d’autres : « Alors, ça va, le pointeur ? » Ce qui signifie « violeur » en argot carcéral. Je l’ai signalé à la hiérarchie, et certains surveillants me l’ont fait payer. C’est un métier particulier, mal considéré aussi bien à l’extérieur de la société qu’à l’intérieur de la prison. Cela m’a beaucoup interpellée, car certains sont très investis dans la relation avec les détenus. Je crois que je n’ai jamais autant touché du doigt le sens de la nuance que durant ces deux ans. C’est comme pour les détenus : tous ne sont pas sympas et tous ne sont pas inquiétants.
Oui, sans doute plus que jamais. D’abord, j’ai permis à beaucoup de détenus de retrouver leurs droits. J’ai su plus tard que ma venue en avait aussi apaisé certains. Quelques-uns se scarifient pour se sentir encore en vie. Ensuite, mon livre – dont l’écriture m’a été nécessaire pour comprendre ce que je ressentais – a suscité beaucoup d’intérêt. Il a créé un vrai débat sur la question du travail social en détention. Le milieu carcéral, tout comme celui de la protection de l’enfance, intéresse peu de monde, on n’en parle que lorsqu’il y a des drames ou des émeutes. En racontant mon expérience, je pense avoir montré que le travailleur social est un maillon indispensable en prison. Il est impossible d’être uniquement dans la surveillance et la punition. C’est essentiel, mais pas suffisant pour réinsérer un détenu dans une société qui serait prête à l’accueillir s’il revient changé.
Assistante sociale depuis dix-sept ans, Charline Olivier est l’auteure d’un premier livre, Le travail social à l’épreuve de la rencontre (éd. L’Harmattan, 2016). Après deux années au SPIP de Rennes, elle publie son second ouvrage, Derrière les murs, surveiller, punir, réinsérer ? (éd. érès, 2018). Elle exerce actuellement au sein d’une association d’aide aux détenus sortant de prison.
(1) Cordelette ou ficelle de fortune qui permet aux détenus de faire passer des objets par les fenêtres des cellules.