La période de grands travaux a commencé pour la protection juridique des majeurs. Depuis la mi-mars et jusqu’à la mi-juin, une mission interministérielle (ministères de la Justice, des Solidarités et de la Santé et secrétariat d’Etat chargé des personnes handicapées) et pluridisciplinaire s’est constituée pour réfléchir et proposer des pistes de réforme et d’évolution du dispositif de la loi de 2007, à partir de six thématiques principales. L’interfédération (ANJI, l’ANDP, la CNAPE, la FNMJI, l’Unapei, l’ANMJPM, la FNAT, l’UNAF) (1) participe à cette réflexion, au « pas de course » ou « à marche forcée », selon les formules des uns et des autres. Présidée par Anne Caron-Déglise, avocat général auprès de la Cour de cassation, et placée sous l’égide du ministère de la Justice, la mission devrait rendre un rapport le 17 juillet prochain.
« Il faudra prendre en considération à tout moment dans nos réflexions les droits fondamentaux des personnes vulnérables », avait insisté Nicole Belloudet, la ministre de la Justice, lors des Assises nationales de la protection juridique des majeurs, en novembre dernier, en présentant les grandes lignes de ce chantier.
Un autre chantier devrait également faire bouger les lignes de la protection juridique des majeurs : le projet de loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la Justice, présenté le 20 avril en conseil des ministres. Pour les représentants du secteur, de nombreuses mesures sont l’objet d’inquiétudes ou de questionnements : la disparition des tribunaux d’instance, « tribunaux de la vulnérabilité », qui fusionnent avec les tribunaux de grande instance, la dématérialisation de la justice, l’allégement de l’intervention du juge des tutelles sur certains actes, les nouvelles modalités de contrôle des comptes de gestion. « S’il apparaît important de conserver l’intervention du juge au moment de l’ouverture et du renouvellement de la mesure, par nature privative ou restrictive de liberté individuelle, en revanche, lors de la mise en œuvre de la mesure judiciaire de protection, le recours au juge pourrait être réservé aux cas de conflit ou de suspicion sur les conditions d’exercice de la mesure », avait déclaré la garde des Sceaux, lors des assises.
L’heure est à la déjudiciarisation pour la protection juridique des majeurs. Les représentants du secteur craignent que le système de protection juridique des majeurs ne fasse les frais de priorités et impératifs budgétaires dictés par Bercy. « Cette volonté de déjudiciarisation émanant du ministère de la Justice n’est pas simplement motivée au titre des droits fondamentaux et des libertés individuelles des personnes protégées. C’est surtout parce que la fin justifie les moyens. Qu’il faut décharger les juridictions complètement engorgées, les cabinets des juges, les greffes qui n’arrivent plus à faire face à la charge de travail. C’est un désengagement concret de l’Etat en termes de budget, de temps de travail et de responsabilités. Et sur ce dernier point en particulier, cela nous inquiète », souligne Agnès Brousse, coordonnatrice du pôle « évaluation, développement des activités, protection et droits des personnes » de l’Union nationale des associations familiales.
A la question du transfert de compétences du juge vers le mandataire judiciaire à la protection des majeurs (MJPM), les fédérations du secteur répondent « oui, mais ». « Nous n’y sommes pas opposés, étant précisé que le juge reste bien entendu maître du mandat. Ce serait finalement entériner la pratique qui existe déjà dans laquelle on assiste à des “ordonnances tampons” dans des domaines de gestion courante. Par exemple, effectuer un prélèvement sur un livret A pour honorer les frais d’EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes], accepter une succession si l’actif est supérieur au passif. Toutefois, le risque est grand lorsque l’on connaît les moyens octroyés à la justice que pour libérer du temps aux magistrats et aux greffiers, on charge la barque sur les professionnels que nous sommes », met en garde David Matile, vice-président de la Fédération nationale des mandataires judiciaires indépendants à la protection des majeurs. Si ce transfert de compétences sur certains actes permettait un gain de temps dans la gestion de la mesure de protection, il engagerait également la responsabilité du mandataire judiciaire. « Il ne faudrait pas que cette liste d’actes ait tendance à s’étendre. Ce report de compétences pose la question de la responsabilité civile, professionnelle et pénale des mandataires. Il y a des champs sur lesquels nous ne voulons absolument pas que le MJPM décide seul. Le juge doit continuer à intervenir car c’est lui le garant des libertés. Nous ne voulons pas être en roue libre, qu’il n’y ait pas un contre-pouvoir. Aucun mandataire judiciaire n’aspire à avoir les pleins pouvoirs », insiste Agnès Brousse.
C’est notamment dans le domaine du contrôle des comptes de gestion que la déjudiciarisation s’illustre le plus fort. Prenant en considération les critiques formulées notamment par la Cour des comptes en 2016 et par le défenseur des droits en septembre 2016, le projet de programmation pour la Justice 2018-2022 prévoit de modifier le fonctionnement en matière de contrôle et de vérification des comptes de gestion. Concrètement, afin de décharger complètement les juges des tutelles et les services de greffe, il est prévu un contrôle par des professionnels du chiffre ou du contrôle. « Si l’Etat veut se retirer du contrôle des comptes de gestion, c’est qu’il sait que les services de justice sont tellement défaillants que cela peut être une énorme source de contentieux possibles. Du coup, il évacue ce risque », explique Agnès Brousse. Une externalisation qui se fait à la charge financière des personnes protégées… « C’est le majeur vulnérable, qui n’a pas choisi sa mesure de protection, qui va porter ce coût. Il va devoir payer pour faire vérifier la probité du professionnel qui s’occupe de lui. C’est fort de café pour la personne protégée ! », fulmine David Matine.
Selon Agnès Brousse, s’il est demandé plus de responsabilités, plus de compétences aux MJPM, « il faut que cela soit balisé et que ce soit suivi de faits concrets avec une reconnaissance par un statut professionnel, dans une convention collective, avec un salaire qui ne soit pas dissuasif. Nos services peinent à recruter et connaissent un fort turn-over. Il y a un vrai enjeu d’identification et de reconnaissance du métier de mandataire judiciaire », considère-t-elle.
Certaines fédérations restent, toutefois, sur leurs gardes afin que ces travaux en cours et cette future réforme ne conduisent pas à des glissements de tâches vers les mandataires judiciaires pour des raisons strictement budgétaires. Le risque est d’autant plus grand que ni la loi ni la jurisprudence n’ont donné un périmètre clair à la mission du mandataire judiciaire à la protection des majeurs.
« On veut nous faire endosser des obligations qui ne sont pas les nôtres, des pouvoirs qui ne sont pas les nôtres », avertit Aude Gauthier, membre du comité de direction de l’Association nationale des délégués et personnels des services aux tutelles. « Cette commande législative répond surement à des préoccupations budgétaires, faire mieux pour moins cher, mais aussi au constat qu’il y a des carences. Quelles carences cherche-t-on à combler ? Est-ce aux mandataires judiciaires d’y répondre ? », interroge-t-elle.
L’ANDP et la FNMJI travaillent, depuis plusieurs mois, conjointement, à établir une définition claire de l’accompagnement tutélaire. « Tout au long des travaux de la mission interministérielle, notre grand combat est de rappeler en permanence ce que le mandataire judiciaire à la protection des majeurs est et ce qu’il n’est pas. Ce qu’est le mandat, ses limites, et les spécificités des publics que l’on accompagne », ajoute Maud Schindele, également membre du comité de direction de l’ANDP. « Cette notion d’accompagnement relève de l’éthique professionnelle et non d’une mission supplémentaire pour la protection juridique des majeurs. Elle doit être étudiée dans le cadre du groupe de travail sur l’éthique et la déontologie, mis en place fin 2017 à la direction générale de la cohésion sociale [DGCS] aujourd’hui en suspens », ajoute-t-elle. « La DGCS et le ministère de la Justice semblent vouloir augmenter les prérogatives des mandataires judiciaires et que l’on soit omnipotents et omnipuissants. Que l’on prenne la place des assistantes sociales, des auxiliaires de vie sociale, etc. Nous ne sommes pas des hommes et des femmes à tout faire. La loi ne définit pas ce qu’est l’accompagnement tutélaire mais il va bien falloir le borner, l’inscrire dans la loi avec une définition claire », insiste David Matile. Et de proposer de retenir la définition du Groupement d’étude des services tutélaires de l’Ouest (GESTO) : « L’accompagnement de la personne dans la protection juridique vise principalement à consolider certains actes juridiques, à vérifier l’existence d’un consentement et la manifestation de ce dernier, et aider la personne à faire valoir ses droits fondamentaux. »
« L’ANDP défend la prévalence des capacités naturelles, on part toujours de ce que la personne protégée peut faire et le principe de subsidiarité, on n’agit que si la loi le requiert ou si les nécessités d’un dossier l’exigent comme un péril imminent. Cette notion d’accompagnement, qui laisse à penser qu’il y a une présence permanente du mandataire auprès de la personne protégée, contrevient complètement aux principes de l’article 12 de la Convention des Nations unies », explique Aude Gauthier.
Un paradoxe alors que la ministre de la Justice entend justement mettre la France en conformité avec cet article 12 de la Convention internationale des droits des personnes handicapées des Nations unies et faire évoluer les mesures de restriction de liberté vers des mesures d’aide et d’accompagnement de la personne. Nicole Belloubet entend, en effet, revoir l’architecture des mesures de protection pour créer une « mesure judiciaire unique » variable et ajustable en fonction des besoins de la personne.
« C’est un énorme enjeu qui va changer fondamentalement notre système de protection juridique français. Il y a lieu donc de ne pas se précipiter, de bien évaluer ce que cela nécessitera pour le mettre en œuvre. Il faut que cela se traduise par un droit réellement applicable et que ce ne soit pas un leurre législatif. Immanquablement, il faudra pour chaque citoyen protégé faire du sur-mesure et ne pas être dans un simple exercice où il faut cocher des cases “oui”, “non”. Cela veut dire qu’il faut construire derrière cette mesure unique de protection, un dispositif où il y ait de la disponibilité des juges et de la disponibilité et des moyens pour les mandataires. Il est nécessaire que l’on ait concrètement et réellement les moyens de personnaliser les mesures. Or, on est en train de tendre plutôt vers un rétrécissement des moyens publics », déplore Agnès Brousse. Il faudra donc passer du discours à la méthode, de la théorie à la pratique. Ce qui ne sera pas sans incidences budgétaires.
La loi de finances pour 2018 prévoit de relever les taux du barème de participation des personnes protégées à leur mesure de protection juridique et de supprimer la franchise en vigueur pour les personnes ayant un niveau de ressources supérieur à l’allocation aux adultes handicapés (AAH). Cette mesure devait être effective à compter du 1er avril. Mais finalement le décret devrait être publié courant juin.
L’Etat a usé d’un subterfuge qui irrite les fédérations du secteur, celui qui consiste à supprimer le mot AAH dans le décret et à inscrire un montant. « Quand l’AAH va augmenter, étant donné qu’il n’y pas plus la franchise sur le nom de la prestation mais sur le montant, si le barème n’est pas réévalué, davantage de personnes vont entrer dans l’assiette », explique Ange Finistrosa, président de la FNAT. « Les minima sociaux évoluent plus vite que l’indice des coûts à la consommation, Les personnes qui sont aux minima sociaux vont rapidement dépasser la tranche. La ficelle est grosse ! », critique David Matile, vice-président de la FNMJI. Comme le souligne l’étude conjointe de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) et de l’Association nationale des centres régionaux d’études, d’action et d’information en faveur des personnes en situation de vulnérabilité de mai 2016, près de la moitié des personnes sous protection juridique ont des ressources se situant en dessous du seuil de pauvreté. « Pour 36 millions d’euros attendus, on va faire payer les plus pauvres d’entre nous », s’insurge Ange Finistrosa, qui rappelle que l’Etat a commandé une étude à l’inspection générale des affaires sociales sur les coûts des mesures de protection… Les fédérations du secteur souhaitent que l’Etat communique sur les effets de réforme qu’il a choisie d’entreprendre auprès des personnes sous mesure de protection. « Le directeur général de la cohésion sociale a proposé qu’une plaquette d’information soit réalisée par les services de l’Etat », précise l’Union nationale des associations familiales.
(1) ANJI : Association nationale des juges d’instance. ANDP : Association nationale des délégués et personnels des services aux tutelles. CNAPE : Convention nationale des associations de protection de l’enfant. FNMJI : Fédération nationale des mandataires judiciaires indépendants à la protection des majeurs. Unapei : Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis. ANMJPM : Association nationale des mandataires judiciaires à la protection des majeurs. FNAT : Fédération nationale des associations tutélaires. UNAF : Union nationale des associations familiales.