Non seulement cela ne m’étonne pas, mais c’est récurrent. Il est donc fondamental d’agir pour que la personne vivant avec un handicap puisse vivre en milieu ordinaire. Côtoyer la différence est une richesse énorme pour la société, cela apporte une autre manière de voir et d’agir. C’est une source de recherche, de réactivité, d’innovation qui profite à tous. Les raisons de la discrimination tiennent à la méconnaissance du handicap et à la peur qu’en ont les gens. Elles relèvent aussi des institutions et des dispositifs qui définissent la personne handicapée uniquement par ce qu’elle ne sait pas faire. Au lieu d’évaluer, on dévalue. C’est comme si un candidat à un poste décrivait ses manquements dans son CV, il n’aurait aucune chance d’être recruté. Je me bats pour que cet état de fait change.
Il faut partir de l’autonomie pour aller vers l’égalité et la liberté. Le fait d’être dépendant n’est pas un obstacle à l’autonomie, l’obstacle est de dicter son comportement à l’autre. Quel que soit leur niveau de dépendance, il est très important que les personnes vivant avec un handicap puissent décider pour elles et avoir le choix. Si les choses sont systématiquement arrêtées à leur place, elles ne sont pas libres. L’« égalité » signifie que toute personne vivant avec un handicap ait accès au droit commun. Ce qui n’est pas le cas. Une enquête réalisée par l’association Handidactique (voir Repères) a montré que 16 % des personnes handicapées avaient eu des refus de soins dans les deux mois précédant le sondage. Le mot « fraternité » n’est pas oublié, il est plus présent que jamais si la société est accueillante et capable d’ouvrir à l’école de l’autonomie. Cela commence par de toutes petites choses du quotidien. J’ai remarqué que si j’impose un DVD à mon fils Clément, qui est infirme moteur cérébral, il se détourne de l’écran. En revanche, si je lui propose plusieurs films, il en choisit un et le regarde. Sa dignité est totale. Il ne faut pas confondre autonomie et indépendance. Noémie, mon adjointe, est tétraplégique et trachéomisée. Ses aides lui permettent non pas de faire seule tous les actes de la vie courante, mais de les faire faire. C’est elle qui décide. J’ai découvert moi-même très tardivement que mes deux enfants handicapés – qui ne parlaient pas – étaient beaucoup plus autonomes que ce que j’imaginais.
Les MDPH [maisons départementales des personnes handicapées] font ce qu’elles peuvent avec peu de moyens, mais elles sont éloignées des besoins. Elles évaluent le handicap et ensuite elles orientent les personnes. L’idée des maisons de l’accompagnement est de faire l’inverse : d’abord, aider les personnes à avoir l’envie d’établir un projet, évaluer ensuite leurs besoins puis les accompagner et les suivre. Actuellement, il y a environ 100 MDPH. Pour réussir un accompagnement de proximité, il faut créer 600 maisons de l’accompagnement, soit une par bassin de vie. Les dossiers seront étudiés par une équipe pluridisciplinaire comprenant des acteurs du soin, du « prendre soin », du social et de la domotique. Chaque maison disposera d’un sas d’évaluation complexe pour les personnes polyhandicapées – trop souvent laissées de côté en raison, notamment, de leurs difficultés à communiquer – qui prendra le temps d’estimer tout ce qui pourrait concourir au développement de l’autonomie. D’où l’importance d’imaginer d’autres outils et modes de communication que la parole. Les nouvelles technologiques, l’intelligence artificielle… sont un terreau pour cela. Les maisons de l’accompagnement s’appuieront aussi sur l’entourage, car ce sont les proches qui, vivant au quotidien avec la personne handicapée, connaissent le mieux les besoins d’aides, y compris pour les choses les plus intimes.
Il ne faut pas se raconter d’histoire, les personnes valides ne sont pas les mieux placées pour comprendre celles vivant avec un handicap. Comme il y a des patients experts ou ressources, les autonomiseurs sont des ambassadeurs du handicap, qui réunissent l’expertise et l’expérience. Ils sont là pour que le monde médico-social se fonde dans le monde ordinaire, et faciliter le « vivre ensemble », le partage. L’objectif est de créer un poste pour 20 000 habitants, soit 3 250 réservés en priorité aux personnes handicapées. Pour favoriser l’autonomie des personnes handicapées dans le logement, l’accès aux services publics, aux commerces, aux soins, au travail, à la culture… il faut impérativement que des architectes se spécialisent dans la domotique. La loi de 2005 sur le handicap contient des mesures sur l’accessibilité. Pour autant, la France est l’un des rares pays d’Europe à ne pas avoir d’école d’architecture domotique. Tout le monde croit savoir faire, mais qui est le vrai expert de l’accessibilité ? Primo, la personne elle-même ; secundo, le professionnel qui l’aura testée avec elle. Enfin, comme il y a un défenseurs des droits, je propose qu’il existe un défenseur de l’autonomie.
Bien sûr. Pour cela, il faut faire évoluer la notion d’« accompagnement ». C’est le seul moyen qu’une personne vivant avec un handicap ne soit pas mise à l’écart. L’accompagnement n’est pas un gardiennage. Hélas, encore trop de professionnels sont formés à décider pour l’autre, ce qui fait de la personne vivant avec un handicap une personne existant avec un handicap, totalement dépendante. Quand une personne aveugle arrive dans un établissement de santé, la première chose que l’on fait est de lui mettre des couches pour ne pas avoir à l’emmener aux toilettes. Il est crucial que la personne handicapée puisse demander à l’aidant de pouvoir faire ce qu’elle veut. Vivre, c’est décider. Il faut que le secteur médico-social évolue sur cette question en ouvrant les portes des établissements à la vraie vie. Cela n’en sera que plus valorisant pour les professionnels qui, ainsi, auront autre chose à offrir que de l’occupationnel. Etre à côté de quelqu’un qui s’ennuie et attend la mort, c’est horrible. En revanche, l’aider à construire son autonomie avec des actes aussi modestes soient-ils – comme permettre à mon fils Clément de tendre son bras pour lui enfiler une manche ou de tenir debout pour un change – est une victoire à la fois pour les personnes accompagnées et accompagnantes.
Les pays anglo-saxons, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, les pays d’Europe du Nord sont beaucoup plus en avance que la France. Aujourd’hui, beaucoup de pays ne se posent plus la question de savoir s’il faut mettre un enfant handicapé à l’école ou pas, s’il y a un poste de travail adapté pour cela ou pas. Ici, il faut se battre pour qu’ils puissent intégrer la maternelle puis le primaire. C’est encore pire avec le collège et le lycée, et il n’y a quasiment aucun étudiant handicapé à l’université. J’ai rencontré Marc et Nathalie, parents de deux enfants handicapés. En France, ces derniers étaient dans un IME [institut médico-éducatif]. Lorsqu’ils ont déménagé en Angleterre, leurs enfants ont pu aller à l’école sans problème et, quinze jours plus tard, ils étaient propres. Quand le couple est revenu en France au bout de deux ans, l’école a refusé de prendre leurs enfants. C’est un exemple parmi bien d’autres. Le handicap a été exclu de la société française, et maintenant on travaille à l’inclure. Mais c’est le contraire qu’il faut faire : il faut mélanger tout le monde car il faut d’abord ne pas exclure les personnes handicapées pour ne pas avoir à les inclure ensuite. En Allemagne, trois fois moins d’individus qu’en France se déclarent handicapés parce que les portes de la société leur sont plus ouvertes et qu’ils sont moins stigmatisés.
Oui, cela va dans le bon sens, mais c’est très lent. Le président de la République a décidé de faire du handicap une de ses priorités, c’est très bien, mais dans le comité interministériel du handicap, créé à cet effet, 17 personnes ont été nommées et il n’y en a pas une seule handicapée. C’est une catastrophe ! Le handicap est surtout pensé en France en termes de compensation et d’allocation, mais avant d’être un problème économique et financier, c’est un problème d’autonomie. Celle-ci coûte beaucoup moins cher que la dépendance. Pourquoi ne pas installer dans les lycées, les universités, les grandes écoles… un ESAT [établissement et service d’aide par le travail]. Je suis sûr que ce serait un atout essentiel dans la formation de nos futurs cadres et décideurs.
Pascal Jacob est président de l’association Handidactique, qui œuvre à la création et au soutien de projets visant à améliorer les conditions de vie des personnes handicapées. Il est l’auteur, en 2012 et 2013, de deux rapports au gouvernement sur le handicap. Après avoir écrit Il n’y a pas de citoyens inutiles (éd. Dunod, 2016), il vient de publier Liberté Egalité Autonomie (éd. Dunod, 2018).